Rencontre

Les horizons de Maylis de Kerangal

Douceur d'un matin d'automne place des Vosges, le temps de partager un café allongé avec Maylis de Kerangal qui vient de publier Naissance d'un Pont chez Verticales, un de nos gros coups de coeur de la rentrée. Un rayon de soleil illumine notre table comme la promesse d'instants rares en compagnie de cette femme écrivain qui signe un texte où s'entremêlent un rythme très étudié, un jeu savamment orchestré et une langue d'une inventivité saisissante.

 

Lire la fiche de Maylis de Kerangal et la fiche de Naissance d'un pont

 

 Sous son bras, le Figaro littéraire qui fait une nouvelle excellente critique de son dernier livre en lice pour le Prix Goncourt, Maylis de Kerangal vient juste de récupérer l'exemplaire de la revue Tango où le lauréat du prix Goncourt 1999 Jean Echenoz a écrit un texte. 

 

Viabooks: Vous lisez Tango?

M de K: Oui, je viens de le recevoir. Jean Echenoz a publié un texte dans cette revue à laquelle il est fidèle, qui vient de renaître après vint cinq ans d'absence. J'ai participé au train des écrivains avec lui avant l'été dans le cadre de l'année France Russie. J'ai rejoint le train durant la deuxième et la troisième semaine. C'était formidable et l'occasion de très belles rencontres.

 

V: Vous avez choisi la thématique de la construction d'un pont qui en soit est très technique. Comment avez-vous travaillé?

 M de K: J'ai fait un important travail de recherches notamment sur le principe des fondations des ponts. Je me suis intéressée aux personnes présentes sur ces ouvrages. Puis l'aspect documentation s'est mêlé avec le mouvement de l'écriture.J'ai lu des livres sur des sujets très extérieurs, j'ai collecté des données. J'ai étudié la présence d'une main d'oeuvre locale ainsi que celle des ingénieurs. J'ai souhaité recréer un microcosme social avec des postes de pouvoir. Cette documentation m'a permis d'inventer un chantier qui fonctionne comme un micromonde. J'ai réfléchi à ce qui peut agiter le monde économique, le monde industriel et souhaité décrire l'Amérique pauvre. Quand on creuse dans un fleuve, qu'est-ce que celà implique? Je voulais créer un pont très contemporain, très épuré. J'ai aussi beaucoup réfléchi au contexte. J'ai découvert quantité d'anecdotes, notamment l'histoire des oiseaux, avec le pont Vasco de Gama sur le Tage. Des oiseaux viennent y nicher. La volonté humaine aussi lourdement équipée qu'elle puisse être ne fait pas le poids par rapport à la nature qui avec quelques plumes peut arrêter tout un chantier. La nature est le grand maître du jeu.

 

V: Vous décrivez deux mondes qui se font face et au milieu un pont. Comment définir l'espace de ce passage, cet entre-deux?

M d K: Je voulais créer l'idée du troisième paysage, mettre en place une autre zone. Je voulais tendre un mouvement entre deux territoires. C'est aussi pour cette raison que j'ai choisi de mettre en relation le pont d'hier et le pont d'aujourd'hui qui intervient comme un nouvel agent de circulation. Le vieux Golden Bridge doit être détruit selon le maire de la ville le  Boa. "Il est insuffisant" mais "il est aussi l'âme de la ville, un lieu de mémoire". Le passé et le présent s'entrechoquent bruyamment. Le pont est le moyen pour le boa d'exercer sa puissance. "Il veut une oeuvre unique".

V: Vous mettez aussi en perspective deux chantiers qui s'interpénètrent.

M d K: Le chantier est aussi objectivement la métaphore de la construction du roman.. La rédaction d'un livre est nourri d'aléas. C'est une sorte de sédimentation qui se fait. La temporalité de ce livre a été assez longue. Comme un chantier, le roman est un précipité instable. Certaines choses sont de l'ordre de l'indécidable. d'une merveilleuse fragilité.

 

V: Votre texte n'est-il pas aussi un questionnement sur le temps et notamment sur le temps grammatical avec lequel vous semblez  jouer? 

M d K: La question du choix du temps utilisé pour écrire est très intéressante.  Le temps est une réflexion cruciale dans mon texte. J'ai du mal à me défaire du choix du présent. Spontanément, le présent permet la captation d'un instant. Dans Naissance d'un Pont, j'ai voulu écrire une page au futur qui sonne comme un geste de perspective.

 

V: Vous commencez d'ailleurs votre texte par une phrase de Borges qui sonne comme un symbole: "Mais tout comme les mers trament d'obscurs échanges Dans ce monde poreux il est tout aussi vrai D'affirmer que chaque homme s'est baigné dans le Gange" Quelle est la source de ce choix?

M d K: J'ai déniché cette phrase de Borges lorsque j'étais aux deux tiers du roman. C'est à Grasse dans le centre de documentation d'un établissement scolaire que je suis tombée par hasard sur un vieux Magazine Littéraire. Ces mots ont réellement accompagné l'écriture. Le moment de la baignade de Diderot et Thoreau à la fin du livre y fait d'ailleurs écho. On est dans un espace qui fonctionne comme une multitude de vases communicants. Tous les êtres humains sont conçus comme des territoires qui s'entremêlent. Cette phrase est encore une incitation à la fiction. L'idée de l'enchevêtrement résonne aussi comme celle de l'immense bibliothèque rêvée par Borges. Le présent devient alors moyen d'intégrer ensemble toutes les temporalités.

 

V: Le mélange de la phrase courte et du déroulé marque un rythme particulier dans votre texte. Comment le définiriez-vous?

 M d K: En écriture, on a affaire à de la matière, à des phrases. Depuis quatre cinq ans, il me semble que tout ce que j'écris est déjà prêt à l'oreille. Je me dis le texte à voix haute. Mon corps filtre ainsi les respirations. La phrase s'emboîte en un puzzle de temporalités.

V: La création des mots et le vocabulaire que vous utilisez est marqué par des contrastes très étonnants.

 M d K: J'ai pris beaucoup de plaisir à jouer avec la langue. Une forme de préciosité qui j'espère n'agace pas trop mais qui est un jeu sur la diversité du vocabulaire. Un mot technique enchâssé d'un vocabulaire plus lyrique permet de créer des effets. Le lexique technique est alors ramené à une langue. J'ai aimé utilisé des termes de matière comme nitroglycérine et trinitotoluène. Rappelez-vous dans Glamorama, Bret Easton Ellis, s'amusant à jouer sur les noms de marques.

V: Votre texte joue sans cesse sur la dualité entre hyper-réalisme et imaginaire.

M de K: Imaginer la ville imaginaire de Coca a été une des parts reines de mon texte. Il fallait fonder une ville avec à l'esprit l'idée du western et la traversée des espaces. J'avais encore envie de créer toute une part mythologique à la ville de Coca. Parallèlement à cela, j'ai posé mon texte en Amérique, précisément en Californie soulignant simultanément le principe de fondation et de mythe.

V: Comment décrire le combat du maire de la ville?

M de K: Son combat est la colonisation de la forêt à l'ère de la dématérialisation tout en ayant la volonté de onstruire un objet matériel. Le Boa "veut l'innovation et la référence, l'entreprise florissante, la beauté et le record mondial." John Johnson dit le Boa, se présente "comme le Prince charmant appelé à réveiller la Belle au Bois dormant. Celui que l'on attendait pour recommencer à vivre"

V: Pouvons-nous revenir sur les personnages de Jacob et de son contraire Diderot?

M de K: Jacob est l'homme qui protège la forêt. Lié à la connaissance du massif. Il maîtrise la langue, le territoire. Pour lui, l'idée du pont est insupportable.Il éprouve une violente colère qui s'exprime dans sa bagarre avec Diderot. Ce dernier tend à la garantie de la permanence et du mouvement. Il éprouve une attraction matérialiste pour la vie.
La scène de la bataille était écrite pour que les deux personnages finissent par se ressembler. Au fond ils se mêlent. Le clivage n'est pas si fort. Ils sont poreux l'un à l'autre.Diderot et Jacob s'imprègnent l'un de l'autre et Jacob va en effet rappelez-vous jusqu'à venir assister à l'inauguration du pont.  La construction du pont est pour Diderot source d'allégresse à travers le principe technique. Si la symbolique de l'ouvrage lui passe par dessus la tête, ce qui l'excite est "l'épopée technique, la réalisation de compétences individuelles au sein d'une mise en branle collective, ce qui le passionnait c'était la somme des décisions contenue dans une construction, la succession d'événements courts rapportée à la permanence de l'ouvrage, à son inscription dans le temps. Ce qui le mettait en joie, c'était d'opérer la validation grandeur nature de milliers d'heures de calcul."

V: Vous commencez votre roman avec un prologue qui résonne tout le long du livre.

M d K: J'avais envie de faire un portrait en pied dont la trajectoire irait jusqu'au bout du livre. Le pont se trouve au dessus du personnage du déraciné qui est aussi un être éminemment physique. En terme d'écriture, on dit beaucoup de l'intériorité des personnages en notant des attitudes. On est toujours dans une sorte de captation des personnages à travers leurs gestes. Pour moi, c'est là où s'exprime ce que j'appelle le déchirure du texte. Diderot mène toute une série de personnages que j'ai voulu faire exister à des moments très précis. C'est par exemple le cas de Summer Diamantis, la fille en charge du béton qui refuse d'arrêter la centrale. Les personnages du roman sont convoqués par le pont. J'ai voulu mettre en place une sorte de géométrie, de diagramme des personnages. Je souhaitais créer des personnes très incarnées qui apparaissent à un moment donné comme dans un chantier. Le temps du prologue permet alors cette construction.

 

V: Avec certains personnages, vous posez la question du héros?

M d K: Summer Diamantis et Diderot m'ont permis de revisiter la thématique du héros. Je me suis posée la question de qu'est-ce qu'un héros dans l'optique un peu western du texte. Le pont est en même temps ce qu'ils construisent et ce qui les dépassent. Les personnages face à l'adversité du chantier doivent réagir.

V: Vous avez convoqué Diderot mais aussi le philosophe Thoreau, pourquoi ces choix?

M d K: On peut trouver que les noms que j'ai choisis sont lourdement symboliques. En même temps, il y a une part de jeu dans ce parti pris. Je n'ai pas eu la volonté de créer un codage crypté mais en revanche donner un aspect ludique au texte. Diderot est le grand philosophe matérialiste. Il prend en charge la matière du monde et dans son nom même, il y a une dimension rythmique qui m'a plu.Katherine Thoreau quant à elle est touchante et subtile. Son chemin rencontre celui de Diderot jusqu'à ce bain ultime à la fin du texte. Katherine Thoreau est nommé d’après David Thoreau, l’écrivain panthéiste et mélancolique de l’enchantement de la nature, l’utopiste de la Vie dans les bois. Je voulais qu’apparaisse le nom de ce penseur à propos de cette femme, qui est capable de désirer ce qui lui arrive.

V: Votre livre peut-il aussi se lire comme une réflexion sur le mouvement?

M d K: J'ai cette question qui m'obsède de voir comment la vie vous change. Pour les personnages, je souhaitais montrer des individus qui se transforment, décrire à travers un geste comment les choses évoluent.

Qu'est-ce qui change en nous lorsqu'on change? Est-ce qu'il y a de l'immuable en nous, est-ce qu'il reste en nous une véritable identité? L'être humain est en mutation permanente, notre corps grandit, vieillit, évolue sans cesse. On croise mille et une choses dans l'existence qui vous transforme finalement. Je ne suis surtout pas dans la recherche de marqueurs et cherche plutôt à positionner mon travail sur l'être humain qui évolue constamment. C'est presque angoissant car plus que jamais la question de l'identité pose problème. Pensez, notre langage même est sans cesse sous influence.Toute époque pousse à une porosité avec le monde. La connaissance est alors une déchirure de soi.

 

V: De la même manière, le livre aussi est en modification permanente à partir du moment où il est lu par différents individus?

 

M de K: Il y a en effet le livre qu'on écrit et celui qui est lu. Il n'y a pas de révélation dans le livre car c'est un objet en perpétuel mouvement. Le livre se réinvente à chaque lecture. J'aime utiliser le mot de recréation. Dans mon texte, les personnages se récréent. Je défends le mouvement comme la métaphore du livre qui s'exprime aussi à travers le traitement de la nature. Tout est à la fois stable et en perpétuelle évolution. Il faut alors accepter la fragilité, ce mouvement incontrôlable.

 

V: Quel est le prochain livre de la rentrée que vous allez lire? 


M d K: J'ai envie de découvrir le dernier ouvrage de Mathias Enard. J'avais été impressionnée par Zone, passionnant à la fois sur le trajet spatio temporel et en même temps sur l'ombre portée sur Homère et l'Illiade. Le thème est très simple, on suit un homme dans un train entre Milan et Rome. Gros, écrasant même, ce livre est pourtant magistral. Il prend en lasso toute la culture du bassin Méditéranéen. Je participe avec Mathias Enard à la revue Inculte. Mathias est un vrai conteur et je crois que dans son dernier texte, Parle leur de batailles, de rois et d'éléphants, on le sent infiniment.

En savoir plus

Maylis de Kerangal, Naissance d'un Pont, Verticales.

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