«Le dernier des siens»

Sybille Grimbert : « Quand une espèce disparaît, c'est une partie de nous qui disparaît aussi »

Sybille Grimbert vient de recevoir le Prix littéraire François Sommer 2023, après avoir reçu le Prix littéraire 30 millions d'amis pour son livre Le dernier des siens (Anne Carrière). Un roman qui raconte la relation entre un zoologiste et le dernier des Grands Pingouins, juste avant l'extinction de cette espèce au début du XIXe siècle. Un très beau livre, profond et subtil qui émeut et interroge en même temps. Rencontre avec une écrivaine qui sait parler au cœur et à l'âme de ses lecteurs.

Portrait de Sybille Grimbert © Céline Nieszawer

Légende photo : Portrait de Sybille Grimbert © Céline Nieszawer
S'il n'en reste qu'un.... ce sera celui-là. Dans Le dernier des siens, lui, c'est un Grand Pingouin que Gus, jeune zoologiste fraîchement débarqué du Museum d’histoire naturelle de Lille, a nommé Prosp. L'un des derniers de son espèce. Et bientôt le dernier des siens, ainsi que l'indique le titre du livre de Sybille Grimbert qui vient de recevoir le Prix 30 Millions d'amis, dit le Goncourt des animaux.

Sybille Grimbert, écrivaine des liens invisibles

Sybille Grimbert est l'écrivaine des liens invisibles. Dans Il n'y a pas de secret, c'était au travers d'un personnage de mère disparue vingt ans auparavant, que se situait la perte du lien. Dans Toute une affaire, Le fils de Sam Green ou encore dans Avant les singes, nous retrouvons le mystère des fils invisibles qui unissent les êtres à leur destin, leur questionnement sur l'identité et les variations sur les ombres du désir... Dans Le dernier des siens, douzième livre de l'auteure, c'est au tour du mystère d'un attachement singulier sur fond de finitude d'une espèce de composer le tableau bouleversant d'un amour tragique.

Une relation particulière entre l'homme et l'animal

Nous sommes en 1835. Gus le zoologiste va développer une relation particulière avec un Grand Pingouin qu'il a pris sous sa protection. Pendant quinze ans, ils vivront côte à côte. Tous deux vont voyager des îles Féroé jusqu'au Danemark. Si toute relation est projection, celle-ci est le reflet d'un attachement et d'une angoisse : Gus réalise que ce Grand Pingouin va devenir le dernier, celui par lequel son espèce va se terminer. Leur relation va devenir le centre de la vie de ce scientifique, témoin d'une fin sans issue, comme possédé par sa responsabilité ultime.

Réalité historique et questionnement métaphysique

Sybille Grimbert mêle habilement une réalité historique (les Grands Pingouins ont disparu au milieu du XIXe siècle) et la réflexion métaphysique. Qu'est ce qu'une relation avec un animal quand elle prend une telle dimension ? Comment et surtout pourquoi Gus va-t-il s'attacher de manière quasi obsessionnelle à Prosp ? De quoi est constituée la relation entre l'homme et l'animal ? 

L'émotion de l'attachement et de sa finitude

Le dernier des siens surprend et interroge. C'est aussi un livre qui émeut. Un livre d'amour, finalement. Bien sûr, son thème résonne avec une acuité particulière aujourd'hui, à l'heure de la sixième extinction et au moment où de nombreuses voix s'élèvent pour dénoncer la souffrance animale. Cependant, le texte de Sybille Grimbert va plus loin. Il parle au cœur et presque à l'âme. Il montre que les frontières entre le monde des humains et celui des animaux n'est pas aussi opaque qu'on pourrait le penser. Et si, quand l'homme détruit l'un des autres, ce n'était pas aussi une partie de lui-même qu'il détruisait ? 

Au jeu de l'amour et du destin

On retrouve dans Le derniers des siens le subtil sens de l'observation de Sybille Grimbert, sa finesse pour décrire les échanges silencieux et l'impossibilité des unions absolues. Sa petite musique d'une mélancolie, parfois teintée d'ironie, qui vient de l'écart inévitable qui existe entre les êtres, quels qu'ils soient. 

Par une de ces journées qui rappelle que l'hiver approche, lorsque la lumière tombe entre chien et loup, Sybille Grimbert répond à nos questions.


Légende photo : Portrait de Sybille Grimbert © Céline Nieszawer

Viabooks : Pourquoi avoir choisi un Grand Pingouin comme héros de votre livre ?

-Sybille Grimbert : Au début, j'ai pensé à l'histoire du Dodo (oiseau de l'Ile Maurice, disparu au XVIIe siècle. NDLR). Je me suis interrogée sur ce que cela pouvait signifier de commencer sa vie entouré de ses semblables et de la terminer seul. L'angoisse de vivre sans les autres et de mourir sans reflet. Mais je n'ai pas eu envie d'écrire sur lui. J'ai choisi de m'intéresser au Grand Pingouin, car il m'est apparu plus grand, plus altier. C'est un animal qui possédait une agilité, une vraie élégance. Il m'a touchée. Pourquoi lui ? Mais aussi, pourquoi pas lui ? On connaît mieux l'extinction du Dodo, moins celle du Grand Pingouin qui est pourtant plus près de nous. 

Dans votre roman, vous vous intéressez à la construction du lien entre le zoologiste et l'animal. Est-ce vraisemblable ?

-S.G. : En tant qu'éditrice, j'ai édité un livre passionnant aux Editions Plein Jour de la biologiste Joanna Burger, Le perroquet qui m'aimait, qui relate la relation hors norme que la scientifique a tissée avec son perroquet. Ce livre m'avait enthousiasmée, car j'avais découvert à quel point nous sommes très loin de tout connaître des liens qui peuvent exister entre nous, humains, et le monde animal. De nombreuses recherches actuelles en témoignent. Même si les Grands Pingouins n'existent plus aujourd'hui, ce que je décris dans le livre est fondé sur ces recherches. Pour ce qui est de l'attachement entre Gus et lui, il s'agit d'un lien tout à fait vraisemblable, puisqu'il peut exister avec de nombreux animaux. 

Comment avez-vous procédé pour vos recherches  ? Avez-vous d'abord documenté votre sujet avant d'écrire ?

-S.G : J'ai effectué mes recherches au fur et à mesure, car je ne voulais pas tomber dans le travers d'un livre qui aurait été une extrapolation documentaire. Mon roman s'intéresse aux émotions et aux personnages avant tout. Mais bien entendu, il était important que l'arrière-plan soit réaliste. En 1835, où se situe le début du livre, il existait encore quelques spécimens de Grands Pingouins. 1844 est la date officielle où sont morts les derniers. J'ai placé dans le livre le contexte de ce qu'était le savoir scientifique à ce moment-là. On se situait avant la théorie de l'évolution de Darwin. L'explorateur Dumont-Durville venait juste en 1840 de découvrir la Terre Adélie...

Le dernier des siens parle d'une mort annoncée. Une disparition totale, sans retour en arrière possible...

-S.G. : Je voulais exprimer le vertige de perdre un être que l'on aime sans qu'il possède de descendance, sans congénères. Après lui, plus aucun ne portera son reflet ou son souvenir. A l'inverse, comment imaginer pour celui qui est le dernier, ce que cela doit signifier de ne plus jamais rencontrer son semblable? C'est une solitude abyssale, une mort à soi-même avant de devenir une mort réelle, totale...
A l'époque on ne réalisait pas que de nombreuses espèces étaient menacées d'extinction. Aujourd'hui, nous savons que 25% des espèces végétales et animales sont menacées. Combien de derniers des leurs allons-nous provoquer jusqu'à leur disparition totale ? 

Vous avez voulu que votre livre porte un message ?

-S.G : Le dernier des siens n'est pas un livre à message à proprement parler. Mais je serais heureuse qu'il ait une portée universelle et qu'il fasse réfléchir. Les animaux vivent en miroir de nous. Quand l'un d'entre eux disparaît, c'est une partie de nous qui disparaît aussi. Car nous sommes tous interreliés. 

Vous-même, possédez-vous un animal ? Si oui, lequel ?

-S.G. : Oui. Je possède depuis cinq ans un magnifique chat de gouttière, au pelage écaille de tortue. Il s'appelle Mouche. J'ai mis beaucoup de ma relation avec lui dans le livre. Une affection faite de mystère et de malentendu. On arrive à se comprendre malgré ces dissonances. C'est un animal. Je suis un être humain. Toute altérité possède sa part d'inconnu. Entre nous s'est construit un attachement réel et pourtant mystérieux. 

Le Prix 30 millions d'amis doit vous réjouir...

-S.G. : C'est un très beau prix littéraire, dont la portée ne peut que me toucher, puisqu'avec ce livre, mon propos était de mettre en avant la beauté du lien qui existe entre un homme et son animal et en corollaire, l'horreur que signifie l'extinction d'une espèce.

>Sybille Grimbert, Le dernier des siens, Anne Carrière, 192 pages, 19 euros >>Pour acheter le livre, cliquer sur ce lien

En savoir plus

>Sybille Grimbert présente en vidéo son livre Le dernier des siens. (Réalisation Mollat)

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