Interview

Entretien avec Trevor Cribben Merrill

Trevor Cribben Merrill, doctorant à l'Université de UCLA à Los Angeles, est un fin spécialiste de l'oeuvre de Milan Kundera. Pour Viabooks, il nous a fait le plaisir de répondre à nos questions.

 Viabooks: Comment et pourquoi vous êtes-vous intéressé à Milan Kundera? 

Trevor Cribben Merrill: Je passais les vacances à Cape Cod, aux Etats-Unis, et je cherchais quelque chose à lire à la plage. A la petite bibliothèque du village, je suis tombé sur La lenteur, dans la belle traduction américaine de Linda Asher. D´emblée j´ai été séduit par ce roman comique où l´auteur confronte le dix-huitième siècle et son libertinage discret et raffiné à l´exhibitionisme de notre époque. Ensuite, j´ai découvert l´ensemble de l´oeuvre de Kundera dans un séminaire à Yale enseigné par une émigrée tchèque, Karen von Kunes. Elle portait un chapeau différent à chaque séance de son cours, ce qui nous étonnait beaucoup.

 

V: Quel est le premier livre de Kundera que vous ayez lu? Quel est celui qui vous a le plus marqué? Celui que vous avez le plus aimé et que vous aimez relire?

T.C.M: On ne considère pas La lenteur comme étant le meilleur roman de Kundera, au contraire on déplore sa prétendue vulgarité, son manque de sérieux. C´est pourtant celui qui m´a le plus marqué. Autour de moi, on lisait Beckett, Koltès, Alain Robbe-Grillet, des auteurs ¨difficiles¨ et à la mode. Avec Kundera, je me suis rendu compte que la difficulté était souvent une espèce de leurre. Que la littérature pouvait être divertissante et profonde en même temps. J´ai retrouvé ce même mélange d´humour et de profondeur dans La Valse aux adieux, dont le personnage principal (et ce n´est pas à mon avis un hasard) est trompettiste de jazz. Lire ce roman me fait toujours un peu le même effet qu´écouter le ¨Saint Louis Blues¨ joué par Louis Armstrong.

 

V: Kundera est aussi bien écrivain que critique littéraire. Ses regards sur la théorie du roman ou sur différents auteurs éclairent quantité de sujets.

T.C.M: Sans aucun doute, Kundera est le romancier contemporain qui a le mieux pensé l´histoire du roman. Sa vision est à la fois personnelle et universelle. Elle consiste à défendre le roman comme un art autonome que l´on ne peut pas détourner à des fins politiques ou autres. Ecrire un roman pour raconter la mort de son enfant ou pour militer contre le racisme n´a selon lui aucun sens. N´est roman qu´une oeuvre que l´on ne saurait traduire dans le langage d´un autre discours (philosophique, historique, sociologique, etc.). En défendant les auteurs qu´il aime--Broch et Kafka, évidemment, mais aussi Henry Fielding, Anatole France ou Curzio Malaparte--Kundera nous parle de manière indirecte de son propre art romanesque. Dans Les Testaments trahis, il tente de définir l´humour, cette ¨grande invention de l´esprit moderne¨ (Octavio Paz) en parlant de Rabelais ou de Salman Rushdie. Et dans Le rideau, il compare le romancier au poète lyrique. Concentré sur lui-même, celui-ci veut partager son moi et faire rayonner sa vie intérieure. Son génie est le fruit d´un certain narcissisme. Le romancier, lui, regarde en lui-même, certes, mais il observe aussi les autres et essaient de les comprendre. Pour devenir romancier, il faut passer par la ¨conversion anti-lyrique¨: ¨éloigné de lui-même [le romancier] se voit soudain à distance, étonné de ne pas être celui pour qui il se prenait¨ (Oeuvre II, p. 1005). On peut entendre dans ces passages un écho discret de la biographie de l´auteur, qui de poète lyrique est devenu prosateur dès la fin des années 50, en écrivant ses premiers Risibles amours.
 

V: Kundera est un écrivain étranger qui écrit en langue française. Ses rapports avec la langue française sont passionnants car extrêmement cultivés. Comme Andrei Makine, la connaissance de la langue française chez Kundera est bien meilleure que chez de nombreux Français. C'est une culture de l'excellence.

T.C.M: On lui a beaucoup reproché ce choix du français. Je me souviens avoir lu dans un livre de Philippe Sollers (L´Année du tigre) des propos assez durs sur le style de L´identité, le deuxième roman francais de Kundera. En France, mais aussi aux Etats-Unis, on a tendance à croire qu´un écrivain se distingue par son style, comme si la littérature se réduisait à un jeu de langage. Kundera refuse de jouer ce jeu, et par conséquent on l´accuse injustement de manquer d´oreille. Or la prose de Kundera n´est ni lyrique ni minimaliste. Elle ¨fait voir au lieu de se faire voir¨ (Benoît Duteurtre). En réalité, ce n´est qu´en relisant un grand livre qu´on se rend compte de la finesse de son style. A la première lecture, on est trop ¨dedans¨ pour y faire attention.

 

V: Vous avez lu Les Testaments trahis, oeuvre de Kundera qui ne m'est pas encore très familière, pouvez-vous nous parler de cette oeuvre. Dans quel contexte Kundera l'a-t-elle écrite? Comment la percevez-vous et la placeriez vous dans son oeuvre?

T.C.M: C´est le deuxième essai de Kundera, publié en 1993. Comme L´Art du roman, c´est une défense du roman européen et de l´art européen. Il y est beaucoup question de la musique et des compositeurs qui ont marqué l´auteur: Stravinski, Janacek, Schönberg, etc. A un niveau plus profond, ce livre se veut une défense des droits de l´auteur à une époque où ces droits sont plus que jamais menacés, fragilisés, à la fois par le progrès technique (vu sous cet angle, Internet est une catastrophe) et par un manque de respect grandissant envers la volonté de l´artiste. Récemment encore, lors d´une fête regroupant intellectuels et écrivains, j´ai entendu un romancier américain se moquer d´une production du Creuset d´Arthur Miller, sous prétexte que le metteur en scène suivait de trop près les didascalies! C´est contre ce genre d´attitude, selon moi scandaleux au plus haut point, que s´insurge Kundera dans Les Testaments trahis
 

V: Dans le second tome de la Pleiade consacrée à Kundera, on trouve un hommage à Denis Diderot en trois actes quim'était tout à fait inconnue. Quels sont les rapports de Kundera avec le théâtre? Peut-on parler de Kundera comme d'un écrivain "total".

T.C.M: Comme l´explique l´auteur dans son ¨Introduction à une variation,¨ la pièce a été écrite sous l´occupation russe: ¨Quand la pesante irrationalité russe est tombée sur mon pays, j´ai éprouvé un besoin instinctif de respirer fortement l´esprit des Temps modernes occidentaux. Et il me semblait n´être concentré avec une telle densité nulle part autant que dans ce festin d´intelligence, d´humour et de fantaisie qu´est Jacques le fataliste¨ (Oeuvre II, p. 565). Dans sa jeunesse, Kundera a écrit des pièces de théâtre, a enseigné à l´école de cinéma de Prague et a écrit des scénarios (dont celui de La Plaisanterie, adaptation de son propre roman réalisée par le cinéaste Jaromil Jires en 1968). Il a également publié des receuils de poésie. C´est à l´évidence un écrivain capable de réussir dans tous les genres. De ce point de vue, on peut parler d´un écrivain ¨total.¨ Mais la maturité de Kundera se caractérise par une fidélité quasi exclusive à l´art du roman. D´ailleurs, Jacques et son maître est une pièce de théâtre qui obéit aux mêmes règles formelles que l´oeuvre romanesque de Kundera. C´est-à-dire que, contrairement à la plupart des oeuvres théâtrales, on y trouve plusieurs récits qui se succèdent et se répondent dans une polyphonie joyeuse, sans forcément respecter l´unité de l´action.


 V: L'oeuvre de Kundera est aussi une oeuvre marquée par le Politique. N'est-ce pas aussi à travers cela que l'on perçoit l'identité et les relations qu'entretient Kundera avec son propre pays?

T.C.M: Il y a quelques années je parlais avec une professeure française qui m´avouait qu´elle ne lisait plus les romans de Kundera. ¨J´aimais son côté dissident,¨ me disait-elle. ¨Maintenant que le mur de Berlin est tombé, je trouve tout ça beaucoup moins intéressant¨. Cette attitude envers les romans de Kundera est assez répandue. On la retrouve chez le critique américain Harold Bloom ou chez une romancière comme Jane Smiley. Bien entendu, il est possible de lire La Plaisanterie ou L´Insoutenable légèreté de l´être comme des témoignages sur la vie dans une société totalitaire. Dès sa parution en France en 1968 La Plaisanterie, saluée par Aragon, a été lue et comprise comme une dénonciation du Stalinisme. La vie est ailleurs et La Valse aux adieux aussi. Le malentendu est compréhensible. Comme l´explique Francois Ricard, l´invasion russe choquait l´intelligentsia parisienne qui s´empressait d´exprimer sa solidarité envers le peuple tchèque. Aujourd´hui, il est plus facile de lire les romans de Kundera sans interposer des prismes idéologiques. Avec le recul, on comprend que ces romans saisissent les événements politiques comme des projecteurs qui illuminent des dimensions insoupçonnées de l´existence. Comme si l´Histoire était un laboratoire où l´on se livrait à des expériences inédites sur la nature humaine.

V:Nous avons encore découvert des pages absolument étonnantes sur l'oeuvre de Francis Bacon, "Le geste brutal du peintre: sur Francis Bacon". Pouvez-vous nous parler des relations de Kundera avec la peinture?

T.C.M: Je crois qu´il y a entre Kundera et Bacon un certain air de famille. Kundera est d´ailleurs le premier à l´avoir reconnu. Pour lui, les portraits de Bacon s´interrogent sur les limites du moi. La distorsion du visage pose une question ontologique simple mais profonde: si on change progressivement les traits d´un visage, à quel moment est-ce que ce visage cessera de nous sembler familiar? A quel moment le moi que l´on croit connaître deviendra-t-il quelque chose de complètement inconnu et donc de terrifiant? Si on pense à un roman comme L´Identité, où il est question de la métamorphose progressive de l´être aimé en inconnu, en étranger, la parenté entre les deux hommes devient évidente. Je crois que Kundera a de la sympathie pour Bacon aussi parce que, isolé des autres peintres contemporains et pessimiste sur l´avenir de la peinture, Bacon se sent seul. Quand il parle de Bacon, par exemple dans la belle préface qu´il a rédigée pour les Entretiens avec Michel Archimbaud, j´ai l´impression que Kundera est en train de nous parler de lui-même.


V: L'oeuvre de Kundera vient d'être publiée dans La Pleiade. Comment décririez-vous cette édition. Comment définir les positions de François Ricard.


T.C.M:
Il faut savoir gré à François Ricard d´avoir fait deux choses. D´abord, de ne pas avoir mis de notes. Une Pléiade sans notes? C´est inouï, certes, mais il faut s´interroger sur le sens de toutes ces notes que l´on retrouve dans les éditions critiques. Je vous donne un exemple. J´ouvre mon édition des oeuvres complètes de Laclos. Les notes et variantes commencent à la page 1133 et continuent jusqu´à la page 1679! C´est intéressant pour un universitaire peut-être mais même l´universitaire que je suis déteste toutes ces petites lettres et tous ces petits nombres qui parsèment le texte et qui attirent naturellement la curiosité. Mais pour satisfaire cette curiosité il faut trouver la note en question à la fin du livre, puis revenir vers le texte afin de poursuivre sa lecture. Et bien entendu que l´on a oublié ce qu´on venait de lire et qu´il faut retourner en arrière et recommencer en haut de la page. Et puis on tombe de nouveau sur le petit numéro... Bref, je crois que Kundera veut qu´on lise ses romans en y prenant plaisir, et dans cette perspective supprimer les notes me semble être une excellente chose. Mais ce n´est pas tout. Ricard a aussi écrit ce qu´il appelle une ¨Biographie de l´oeuvre¨ qui passe en revue les réactions de la presse, la réception critique et les déboires de traduction de chacun des romans de Kundera. Cette biographie montre que Kundera a dû beaucoup se battre pour que son oeuvre soit éditée, comprise et traduite comme il le voulait et que les droits de l´auteur ne vont absolument pas sans dire à notre époque, même et peut-être surtout quand on est célèbre. Ainsi, je tire mon chapeau à François Ricard. Ici, pas de testament trahi. Au contraire, un testament compris, respecté.

V: Quelles sont les études critiques sur Kundera que vous recommanderiez particulièrement? Et pour un non lecteur de Kundera, par quel livre commencer?

T.C.M: Le livre de Kvetoslav Chvatik, Le Monde romanesque de Milan Kundera (Gallimard, 1994) aborde l´ensemble de l´oeuvre et inclut en annexe des textes inédits de Kundera. L´essai de François Ricard, Le dernier après-midi d´Agnès (Gallimard, 2003) propose, lui aussi, une lecture globale pénétrante. Ce livre est d´ailleurs, comme les postfaces que Ricard a écrites pour l´édition Folio des romans de Kundera, très bien écrit. Puis il y a dans l´essai de Guy Scarpetta, L´Age d´or du roman (Grasset, 1996), un essai sur La lenteur de Kundera qui est très bien. J´ai trouvé également très lisible l´ouvrage récent de Martine Boyer-Weinmann, Lire Milan Kundera (Armand Colin, 2009). Pour un non lecteur de Kundera, je commencerais par L´immortalité. Ce roman est moins connu que L´Insoutenable légèreté de l´être mais je le considère comme étant le chef-d´oeuvre de Kundera. Il y est question, comme dans La lenteur, de deux intrigues qui se déroulent à deux époques historiques difféŕentes. L´héroïne, Agnès, est un personnage extrêmement touchant. En effet, le roman fourmille de personnages fascinants, dont le lubrique Professeur Avenarius ou Goethe, qui s´entretient au paradis avec son copain Ernest Hemingway. Et c´est dans la cinquième partie (intitulée ¨Le Hasard¨) que l´auteur déploie avec une maîtrise incroyable son art de la polyphonie romanesque.

V: Pour moi, en tant que lectrice, un des très beaux souvenirs de Milan Kundera reste L'insoutenable légèreté de l'être. Comment ressentez-vous ce texte?

T.C.M: Comme vous, je garde un très beau souvenir de la lecture de ce roman, que je relis d´ailleurs de temps en temps. Le ton de ce livre est différent de celui des autres livres de Kundera. C´est plus grave, plus grave encore que Le Livre du rire et de l´oubli. En même temps, l´humour est omniprésent, surtout peut-être dans la sixième partie, où la mort du fils de Staline sur les barbelés pendant la Seconde Guerre mondiale suggère à l´auteur toute une méditation sur le kitsch, défini comme la ¨négation absolue de la merde¨. La septième partie du roman est une révélation. Tomas et Tereza quittent la ville et trouvent le bonheur à la campagne, parmi les animaux et les villageois. C´est une espèce de pastorale d´une beauté déchirante, car on sait qu´ils vont mourir dans un accident de voiture. C´est peut-être le plus bel exemple de ce mélange très kundérien de bonheur et de mélancolie. Un regard désabusé mais souriant.

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