"La maladroite"

Alexandre Seurat: "Je déteste le sensationnalisme en littérature"

Alexandre Seurat a écrit avec La maladroite (Rouergue), un récit d'une grande pudeur sur le destin dramatique d'une petite fille maltraitée. Tiré d'un fait divers, ce livre restitue l'inexorable enchaînement des faits, sous la forme d'un récit chorale qui pose le cadre d'une tragédie antique. Universel, puissant et incroyablement efficace, La maladroite est peut-être l'un des plus beaux textes sur la maltraitance des enfants. Et un digne tombeau pour cette petite fille, sacrifiée sur l'autel de la folie humaine.

Pouvez-vous nous présenter le propos de La maladroite

Le livre évoque le martyre d’une petite fille maltraitée par ses parents jusqu’à la mort. Il ne s’intéresse pas au drame directement, ne donne jamais à voir les sévices : il se présente comme une succession de monologues des témoins (institutrices, directrices d’écoles, gendarmes, etc.), qui après coup prennent la parole pour dire au lecteur ce qu’ils ont soupçonné, ce qu’ils ont tenté de faire, leur impuissance, leur sentiment de culpabilité.

Pourquoi avez-vous été fasciné par ce fait divers ? 

Le livre est en effet inspiré d’un fait divers, l’affaire Marina, que j’ai découvert dans les journaux en juin 2012, au moment du procès des parents devant les assises de la Sarthe. Ce fait divers était bouleversant, comme tous ceux qui ont assisté au procès ont pu en témoigner : d’abord, il y avait la voix du demi-frère de l’enfant, otage de cette famille autarcique, et victime lui aussi dans la mesure où il a été réduit par son âge et la violence de ses parents à une position de témoin impuissant. Et puis, ce qui m’a frappé, c’était la multitude d’acteurs qui avaient soupçonné quelque chose, sans pourtant rien pouvoir faire.

Vous semblez montrer qu'à un moment, lorsque la tragédie est lancée, rien ni personne n'arrive à l'arrêter. Comme si le destin devenait inéluctable. C'est ce que vous pensez? 

Oui, j’ai perçu cette histoire comme une tragédie : bien sûr, il n’y a pas de destin en réalité. En principe, les mécanismes existent pour prévenir les violences, réagir quand elles sont là, préserver l’enfant menacée. Mais dans cette histoire, tous ces mécanismes paraissent grippés pour toute une série de raisons (lenteurs de l’administration, mauvaise communication entre services de l’État, réticences de certains témoins à agir, remarquable don des parents pour la manipulation, soutien indéfectible de l’enfant à ses parents). Si bien que, quand on perçoit l’histoire après coup, comme c’était mon cas, on a l’impression d’un destin implacable qui s’impose à la petite fille.

Et même que la victime elle-même s'enfonce dans une sorte d'acceptation... Pourquoi ?

Je crois – sans être du tout spécialiste de ces questions – que c’est très classique : l’enfant tente de parler, et plus elle grandit, plus elle intègre le fait qu’on ne l’entend pas, que parler ne sert à rien. Surtout, elle obéit aux injonctions de ses parents : sa survie dépend de ceux qui sont en train de la tuer. La terreur est progressivement étouffée par l’abrutissement, l’incorporation de la violence.

Vous écrivez avec une grande pudeur et une maîtrise qui est frappante. Il est rare de trouver tant de maturité dans un premier roman...

Pudeur est le mot essentiel pour moi : le sensationnalisme et le voyeurisme sont tout ce que je déteste en littérature. Dans cette histoire, ce qui m’avait touché, c’était le drame intérieur des témoins : j’ai essayé de restituer ce drame avec le plus de fidélité possible. Après, la notion de « premier roman » est très relative : c’est mon premier roman publié… après presque quinze ans de manuscrits refusés par les éditeurs.

 Votre livre pourrait servir de soutien à un dossier sur la maltraitance des enfants. Avez-vous reçu beaucoup de témoignages et de réactions du public à la suite de la parution ?

Les résonances sociales de mon livre n’étaient pas préméditées : je ne faisais que réagir par l’écriture aux émotions ressenties à la découverte d’un fait divers spécifique. Il n’était pas dans mes intentions de dénoncer un fait de société. Mais je suis frappé par le nombre de professionnels concernés par les enjeux du livre que je rencontre en librairies (des professeurs des écoles, une directrice d’école, des membres d’une association de défense de l’enfance en danger, et même une assistante sociale de l’Aide sociale à l’enfance et un gendarme de la protection des mineurs), qui me parlent des échos de ce livre à ce qu’ils ont pu vivre. Cela me touche évidemment beaucoup – mais me stupéfie aussi. Je suis aussi extrêmement touché par les lecteurs qui ont vécu la maltraitance et qui m’en parlent – mais je ne sais pas toujours quoi faire de ce qui m’est confié : ce sont les limites de la position de celui qui ne fait qu’écrire...

La maladroite qui est l'une des révélations de cette rentrée littéraire a reçu de nombreux hommages. Vous faites aussi partie de la sélection Cultura. Comment ressentez-vous ce succès ?

C’est un plaisir bien sûr. Une surprise aussi, même si je savais que le Rouergue allait défendre le livre avec beaucoup de passion, de même qu’Actes Sud à qui la maison est associée (je dois rendre hommage à Sylvie Gracia, mon éditrice, et à Bertrand Py, d’Actes Sud, qui ont tout de suite cru dans le livre). C’est un peu étrange, cette exposition soudaine : la transition n’a pas été très facile en août et septembre, mais ça s’est un peu calmé à présent, c’est un peu plus fluide.

Maintenant que vous êtes "intronisé"  et reconnu comme écrivain, vous qui êtes aussi professeur de lettres, avez-vous déjà d'autres projets littéraires ?Si oui, pouvez-vous nous en parler ?

Oui, plein de projets, mais je n’aime pas trop en parler en avance. Ce qui est sûr, c’est que ça sera très différent de La maladroite.

La période des prix littéraires vient de se terminer. Vous avez figuré d'ailleurs vous-même dans  plusieurs sélections. Que pensez-vous  de cette coutume très française ? Quels sont les livres parus en cette rentrée qui ont retenu votre attention en tant que lecteur ?

On départ, on n’écrit pas pour ça, et puis quand on est sélectionné on se prend au jeu (je ne suis pas Julien Gracq ni Beckett, que j’admire tant…) – et on est évidemment un peu déçu quand on sort de la sélection ! mais ce n’est pas non plus l’essentiel. Je crois que c’est un moyen de mettre en valeur les livres dans les médias. Simplement, il ne faudrait pas que cela occulte les livres remarquables, notamment des petits éditeurs, qui ne sont pas le plus souvent dans les sélections. Mais j’ai été très heureux que le jury Fémina couronne Christophe Boltanski, dont le livre est très beau, construit de manière très originale, le subtil portrait d’une famille traumatisée et étouffante, mais à l’unité de laquelle il rend hommage. J’ai aussi beaucoup aimé Eva de Simon Liberati, très écrit, maniéré à certains égards – le portrait très complexe d’une femme dont l’auteur donne à voir les failles sans idéalisation, mais avec tact. J’aime le genre du portrait.

Le monde des livres connaît de grand bouleversements: nouveaux formats de lecture, liseuses, livres numériques, livres interactifs ... que pensez-vous de toutes ces explorations ? Seriez-vous prêt à écrire un livre multimédia?

Je ne suis pas le mieux placé pour en parler. On m’a offert une liseuse, que j’ai quelque part chez moi, mais je dois avouer que je ne m’en sers pas. (Mon téléphone est d’ailleurs un vieux Nokia, presque incassable, qui ne reçoit pas internet : je m’amuse de l’étonnement des gens quand je le sors.) Je ne suis pas du tout contre la technologie, on vit certainement une mutation aussi importante que lorsque l’imprimerie a été inventée, et je suis fasciné par un site comme desordre.net. Mais assurément, je ne serai pas moteur dans cette mutation – je vois bien mes limites !

>Alexandre Seurat, La maladroite, Ed du Rouergue
>Lire notre critique du livre

À lire aussi

>Lire un extrait de "La Maladroite"
 

>Visionner une vidéo dans laquelle Alexandre Seurat parle de son livre

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