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La nouvelle "Indignation" de Philip Roth

Portrait incisif de l'Amérique puritaine des années cinquante, le dernier roman de Philip Roth, Indignation est hanté par les questions de la mort, du jugement et de l'au-delà.Insolent et électrique, ce texte tranche dans le vif.

Ecrivain audacieux, Philip Roth travaille son oeuvre comme une infinie série de cycles.  Après ses ouvrages où l'on suivait le personnage de Zuckerman, on passe à la présence de Kepesh puis de Marcus. Dans Indignation, son dernier livre paru en France, on délaisse le vieil homme d'Exit le Fantôme pour un narrateur en apparence beaucoup plus jeune portant le nom de Marcus Messner.
Indignation fait partie de ses romans courts ou novellas qui se situent entre la nouvelle et le roman. Cette série compte quatre romans dont deux ne sont pas encore traduits en français: Un Homme, Indignation, The Humbling et Némésis. Ces romans forment un quatuor précise l'auteur qui s'exprime aussi bien par "la désintégration du corps" dans Un Homme, la futilité de la mort dans Indignation, la disparition du talent dans The Humbling." Dans un article fort intéressant de Slate.fr, Judith Shulevitz fait un parallèle entre les quatre romans de Roth et les quatre derniers Lieder de Strauss: "les lieder de Strauss ont effectivement des ressemblances formelles et thématiques troublantes avec les trois courts de Roth. Chaque chant est un solo qui exprime un état d'âme spécifique, de même que chaque roman met en scène une seule voix qui examine une question particulière." Philip Roth revient sur sa vie et sur ce qui l'a profondément marqué.


Avec Exit Le Fantôme, Roth nous entretenait de la vieillesse. Avec Indignation, il prend un nouveau motif, celui d'un narrateur de 19 ans dont il décide de révéler la mort au quart du livre: "Et même mort, comme je le suis, depuis combien de temps je ne saurais le dire, j'essaie de reconstruire les moeurs qui règnaient sur ce campus et de récapituler les efforts tâtonnants pour y échapper qui engendrèrent la série des mésaventures dont la conclusion fut ma mort à l'âge de dix-neuf ans." Indignation se déroule en 1951, l'année même des débuts de la guerre de Corée. Le contexte historique détermine le destin du personnage. Les craintes du père considérées à priori comme totalement farfelues se révèlent tout à fait fondées.
Le narrateur est alors seulement mémoire. Il plane comme un mort vivant sur les pages. Fantôme angoissant, il relit son passé et souligne les événements, les détails. Indignation pose la question de l'au-delà, de ce qui vient après la mort. "Est-ce à cela que ça sert, l'éternité, à ruminer les menus détails de toute une vie? Qui aurait pu imaginer qu'il faudrait se souvenir à jamais de chaque moment de sa vie jusque dans les moindres particularités?"

La vie jusque dans la mort.

Roth souligne encore sans aucune illusion que la mort n'est pas soulagement: "Ce n'est pas seulement de votre vivant que vous êtes enchaîné à votre vie, une fois disparu vous ne pouvez pas davantage vous en débarrasser." Les événements de la vie vous poursuivent encore et encore. Si certains ont vu un roman de formation dans Indignation, il semblerait plutôt qu'il s'agisse d'un texte sur un temps autre que le vivant soupçonne mais qu'il craint terriblement. La mort rôde ainsi de bout en bout du texte.  Celle de Marcus est encore le résultat d'une série d'événements du hasard qui s'enchaînent inéluctablement.

La peur.

Les pages d'Indignation sont nourries d'un très fort sentiment d'angoisse. Le personnage de Marcus nous donne la chaire de poule. Le texte a beau souligner sa jeunesse, à aucun moment on ne ressent de naïveté, seulement une colère sourde. Aussi bien à travers son insolence face au doyen que dans sa solitude par rapport à cette université puritaine, tout son être nous fait frissonner. Cette peur inscrite à travers lui par son père se déploie comme une tache d'huile aux infimes détails du livre. De la même manière l'indignation qui, au demeurant s'affirme comme une révolte s'exprime encore à travers l'idée de colère et de mépris face à l'injustice d'une vie qui de toute manière tend vers la fin.


La boucherie du monde.

Cette colère s'exprime dans le sang qui coule tout au fil du texte. Marcus Messner est fils de boucher kasher de Newark. Très jeune, il aide son père à la boucherie. C'est à lui que revient très vite la tâche "de nettoyer les billots avant de fermer boutique et de rentrer à la maison, de jeter de la sciure de bois dessus, puis de les récurer avec la brosse métallique, et donc, dans un dernier sursaut d'énergie, je frottais pour éliminer toute trace de sang afin que la boucherie reste kasher". La coupe de la viande est encore au centre de l'intimité entre le père et le fils. Philip Roth ne cache pas qu'il a été fasciné jeune par le métier de boucher, ayant un ami dont le père exerçait la profession. Si elle permet à Roth de décrire les secrets de cette activité, cette boucherie fait surtout écho aux monstruosités sanglantes de la guerre de Corée.

La cicatrice d'Olivia

Cette peur se développe encore à travers le personnage d'Olivia, jeune femme très inquiétante, alcoolique et suicidaire. Certes séduisante, elle intrigue Marcus, lui générant de multiples fantasmes mais jamais réellement d'amour. Leur histoire est d'abord une affaire de sexe. Elle le surprend, le pousse dans ses retranchements. L' esprit de Marcus a un mal fou à se détacher de l'image d'Olivia. Avec une certaine perversité, elle le manipule. Les liens entre le sexe et la mort sont alors multiples. La cicatrice qu' Olivia porte sur le poignet est alors à mettre en relation avec celle que porte en lui Marcus. A chaque moment du livre, il se montre décalé jusqu'à la scène de la fellation dans la voiture où il ne peut s'empêcher de se demander "ce qui pouvait bien ne pas tourner rond pour que j'y aie droit".

Indignation

La grande force du roman repose enfin sur l'incapacité de Marcus à se soumettre. Mieux mourir que de s'abaisser. Ce nouveau roman de Philip Roth tire son titre d'un chant nationaliste chinois: "L'indignation emplit le coeur de nos compatriotes Debout! Debout! Debout!. Marcus entend et répète le chant en lui "du plus beau mot de la langue anglaise". Il ne cache pas devant le doyen de l'université son admiration pour Bertrand Russell et s'insurge contre la religion. Il a appris certains passages de Russell par coeur et souligne les propos du philosophe contre la religion "fondée principalement sur la peur - la peur de l'inconnu, la peur de la défaite, et la peur de la mort. La peur dit Bertrand Russell engendre la cruauté (...) Conquérir le monde par l'intelligence dit Russell, plutôt que d'être soumis comme des esclaves par la terreur que suscite le fait d'y vivre."

En savoir plus

Philip Roth, Indignation, Gallimard.

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