Tribune de Lorenzo Soccavo

La disparition du livre est-elle inévitable ?

Les technologies dites immersives vont-elles concurrencer radicalement les fictions imprimées ? Les dispositifs de lecture et d'information sont en pleine évolution. De plus en plus, de nouvelles formes de narration et de partages d'informations brouillent les frontières entre réalités et fictions, informations et rumeurs. Dans ce contexte, la mort du livre ne serait-elle pas qu'une question de temps ? Lorenzo Soccavo, spécialiste en prospective partage avec nous son analyse.

Photo Creative Commons

Nous continuons majoritairement à lire des livres imprimés sur du papier. Mais nous constatons tous cependant que nos pratiques de lecture changent progressivement. Nous sommes nombreux à lire également de plus en plus souvent sur ce que nous pourrions appeler : de nouveaux dispositifs de lecture. Pour certains il s'agit de liseuses à encre électronique, reproduisant à peu près les conditions d'une lecture sur papier si l'on n'est pas trop exigeant. Pour d'autres, il s'agit de tablettes numériques multimédia, voire carrément de leur smartphone. Quant à la lecture sur écran d'ordinateur, il n'y aura déjà plus personne pour contester qu'elle fait partie de notre quotidien. Certains d'entre nous ont certes plus de difficultés pour se concentrer et pour mémoriser. Nous lisons plus des formats courts et, sans mener forcément nos lectures à leurs termes, nous sautons d'un contenu à l'autre. En fait, les nouveaux dispositifs de lecture réaménagent notre rapport au temps et au réel.

Un match qui va durer cinq  années 

Mais nous n'avons encore rien vu ! Nos écrans, nos claviers, nos souris et même nos joysticks, vont progressivement disparaître et être remplacés par des dispositifs plus intuitifs, mais aussi plus invasifs.
Les Google Glass, lunettes connectées de Google et leurs applications Glassware, reviendront sous une forme améliorée. Microsoft développe déjà un système plus spectaculaire de casques de réalité augmentée (HoloLens), qui intégreront des hologrammes dans le champ visuel des utilisateurs. Des systèmes d'affichage de type Virtual Retinal Display, où la rétine même devient le support d'affichage, sont en développement dans des laboratoires. Nos villes, voire nos foyers, sont de plus en plus squattés par des objets connectés, de plus en plus petits et discrets.
En parallèle, l'expansion des territoires numériques et la profusion de projets de mondes 3D simulés par l'informatique, engendrent pour certaines catégories de la population (artistes multimédia, journalistes, chercheurs…) de nouvelles spatialités qui les projettent dans un monde indéfini, qui n'est pas sans rappeler celui de l'époque des Grandes découvertes ou des débuts de la conquête spatiale. Mais c'est pour le grand public qu'au cours des cinq prochaines années le déploiement de technologies immersives va profondément modifier le paysage des interfaces numériques.

Donner vie aux fictions

Que ce soit en simple réalité augmentée, c'est-à-dire la superposition de données en temps réel au contexte environnemental, ou bien la projection dans l'espace d'une imagerie virtuelle perceptible par nos organes sensoriels, hologrammes ou autres, ou bien encore de la réalité virtuelle intégrale, immergeant l'individu dans un environnement purement fictif, ces technologies, comme les bons romans, brouillent les frontières entre réel et virtuel.
Sony propose un casque de réalité virtuelle (Playstation VR) pour sa Playstation 4. Facebook développe des projets avec le casque de réalité virtuelle Oculus Rift. Philip Rosedale, le fondateur du monde virtuel Second Life, également avec l'équipe d'High Fidelity un nouveau monde en gestation. Les projets de mondes virtuels et de mondes miroirs se multiplient.
L'extension du domaine de l'information, au sens de : "ce qui donne forme", est flagrante. Car il s'agit bien ici de donner forme, sur un mode hallucinatoire, à des masses de données. L'objectif est de rendre possible la visualisation d'ensembles complexes qui outrepassent nos capacités de représentation.
C'est à une nouvelle grille de lecture du monde que nous allons être confrontés. Web-séries et newsgames ne sont que les premières manifestations de nouvelles procédures narratives qui mêlent fiction et actualités, et dont vont s'emparer de plus en plus massivement l'industrie du divertissement et du jeu vidéo.

Les lecteurs seront les livres !

Les lecteurs sont au centre de ces projets. Les technologies immersives concernent en effet directement les interfaces hommes-machines. Pour l'heure, il s'agit encore du simple pilotage par des gestes. Nous pensons tous à la Wii de Nintendo, ou à la Kinect de Microsoft, ou encore au système Leap Motion. Mais à plus long terme il s'agira d'actuateurs d'impulsions neuronales (neural impulse actuator), c'est-à-dire de remplacer la nécessité d'actions physiques par la simple lecture de l'activité électrique du cerveau de l'utilisateur.
Tous ces dispositifs d'interaction avec les machines et avec des environnements fictifs concurrencent directement la lecture traditionnelle.
Nous devons aussi avoir conscience que lorsqu'il n'y aura plus de livres, alors, les lecteurs seront les livres. Avec la génomique le corps vivant lui-même est déjà considéré comme une encyclopédie à décrypter. La bio-ingénierie débouchera peut-être sur une génération de bibliothécaires mutants dont nous ne pouvons imaginer de quels genres de "livres" ils seront un jour les gardiens et les médiateurs. Mais, dans ce contexte, ce serait dès aujourd'hui une grave erreur que de continuer à considérer strictement livres et lecture dans le cadre limité d'un seul rapport à l'écrit.

De l'immersif au narratif

A quoi la fiction, comme puissance intégratrice, nous intègre-t-elle ? Avant même d'être véritablement devenu accessible au grand public, le transmédia se dissout dans la multiplicité apparente des technologies immersives, et cet immersif apparaît comme naturellement narratif.
D'objet physique, le livre deviendrait ainsi passage, traversée du miroir.
Les cas de ce que les spécialistes appellent "métalepse narrative", ce que nous pourrions définir comme une sorte d'effraction de la frontière séparant le réel du fictionnel, se multiplient. Pensons simplement aux jeux de rôles grandeur nature, aux jeux en réalité alternée massivement multijoueurs, tel Ingress développé par Google et qui compterait sept millions de participants. Pensons au nombre croissant de cosplayers, de "reconstitueurs" de batailles ou de scènes historiques, aux parcs d'attractions à thème, aux univers fictionnels véhiculés, avec leurs myriades de produits dérivés, à l'échelon planétaire par le cinéma fantastique, la fantasy et les littératures de l'imaginaire qui dépassent de beaucoup les limites des genres, et notamment celui de la science-fiction auquel nous pensons spontanément.

Les limites du livre seront celles de nos capacités cérébrales

Nous constatons cependant tous que les dispositifs actuels ne peuvent toujours en aucun cas égaler les performances naturelles du cerveau humain. La lecture de textes écrits est pourtant une activité culturelle relativement récente sur l'échelle de l'évolution. Pour le neuroscientifique Stanislas Dehaene la lecture reposerait sur des mécanismes cérébraux anciens de reconnaissance visuelle des objets et des visages qui auraient évolué pour des usages plus complexes. A priori une telle plasticité devrait toujours être possible.

Les effets de réel que la lecture de romans imprimés engendre apparaissent cependant indépassables. Nous ne devons pas non plus être dupes des vastes stratégies commerciales qui sont en action derrière ce qui n'est souvent qu'un business de l'imaginaire. Cinéma et littérature participent pour beaucoup à une fictionnalisation abusive du monde qui ne pourrait plus se réenchanter que dans une relation massivement consumériste.

Habiter des fictions sera-t-il possible un jour ?

Comme celui de nos rêves, l'espace mental des lecteurs de fictions demeure pour l'instant une terra incognita.
La généralisation de nouveaux systèmes de visualisation, la manipulation d'avatars, et un jour probablement d'avatars fictionnels issus d'univers fictifs et qui cohabiteront avec nous, accentuent insensiblement, jour après jour, notre sentiment d'adhésion à la possibilité d'existence d'autres mondes habitables.
La question de la disparition du livre est directement concernée, dans le sens où ce que nous observons de véritablement unique dans l'histoire de l'écriture est une décorrélation des formes, des contenus textes et images, de tous supports d’affichage. Le récit, de la tablette d'argile à la tablette numérique, en passant par des étapes intermédiaires, comme celle du livre imprimé, arriverait ainsi à sa fin.
La disparition de l'objet livre imprimé, comme interface de lecture, s'inscrit probablement dans cette dématérialisation des supports que réaliseraient les technologies immersives.

Des hologrammes narratifs

Par ailleurs, les grands récits mythiques, d'avant les livres, d'avant même l'écriture, irriguent toujours nos imaginaires et notre inconscient collectif. Romans familiaux et romans nationaux ne font toujours que puiser dans le réservoir de ces temps immémoriaux.
Ces mythes n'agiraient-ils pas comme de véritables hologrammes narratifs (un hologramme est un ensemble d'informations qui n'ont justement pas besoin d'un support pour apparaître) ?
Et si la frontière entre le réel et l'imaginaire n'était alors qu'une illusion d'optique ?
Quelles différences, en effet, entre des téléspectateurs, entre tous ces gens les regards rivés sur leurs smartphones, et ceux enchaînés dans l'allégorie de la caverne de Platon ?
C'est pourquoi la question du devenir du livre concerne l'animal-humain-lecteur. Celui qui doit déchiffrer le monde et ses changements s'il veut continuer à y vivre.

Des moyens de locomotion plus performants que les livres ?

Face à son besoin paradoxal de rationaliser son existence et de fictionnaliser son vécu, le lecteur de demain devra être un lecteur augmenté pour véritablement pouvoir lire ce qu'il y aura à lire, dans toute la polysémie, la complexité insondable de la vie et de ses multiples niveaux de sens avec ces horizons narratifs qui se succèdent les uns aux autres indéfiniment.
Ce qui se prépare actuellement est de l'ordre de l'émergence. D'une part, émergence de nouvelles formes de narration. D'autre part, émergence d'univers transfictionnels.
Nous devons concevoir des moyens d'accès et de locomotion dans les territoires de l'imaginaire, qui soient réellement plus performants que des livres imprimés.
Pour l'heure nous ne pouvons formuler que deux certitudes. Mais elles pèsent déjà leur poids. La première est que nous assistons actuellement au divorce de la lecture d'avec les pouvoirs de l'écrit. La seconde, que ce sera demain aux œuvres de rendre visible le livre, et non plus l'inverse. L.S.

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Lorenzo Soccavo, chercheur associé à l'Institut Charles Cros, est futurologue et conférencier spécialisé dans les mutations des dispositifs et des pratiques de lecture. Son blog permet de suivre son actualité.

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