Chronique d'Agnès Séverin

«Harlem Shuffle» de Colson Whitehead : Harlem années 60 ou la normalité comme combat

Le double prix Pulitzer Colson Whitehead livre dans Harlem Shuffle (Albin Michel) une fresque brillante et intelligente du Harlem des années soixante. Entre normalité de surface et violences racistes toujours prêtes à exploser, le contraste est saisissant. Père de famille idéal le jour, voyou la nuit, le héros Ray Carney, incarne un personnage entre deux mondes. Le scandale des inégalités et de la violence raciste s’inscrit dans la réalité de la famille Carney. Un roman puissant.

Portrait de Colson Whitehead © Chris Close Portrait de Colson Whitehead © Chris Close

Le double prix Pulitzer Colson Whitehead, auteur de l'emblématique Underground Railroad, livre avec Harlem Shuffle, une  fresque brillante et intelligente du Harlem des années soixante. Entre normalité de surface et violences racistes toujours prêtes à exploser, le contraste est saisissant. Père de famille idéal le jour, voyou la nuit, le héros Ray Carney incarne une personnalité entre deux mondes. Le scandale des inégalités et de la violence raciste s’inscrit dans la réalité de la famille Carney. 

Colson Whitehead mêle habilement les genres pour livrer une fresque sociale et intimiste efficace. Une lecture parfaite pour l’été ou les week-ends prolongés ! Harlem Shuffle emprunte au roman noir, au roman initiatique, d’analyse comme au roman plus engagé. Les différentes facettes de la vie de Ray Carney en font un héros vivant, tour à tour attachant ou dérangeant.

Une vie normale qui frôle toujours le scandale

Le jour, Carney est un mari et un père modèle et entrepreneur, typique de la middle class (la classe moyenne). L’incarnation du rêve américain, auquel le gros des troupes pouvait encore aspirer pendant les Trente Glorieuses. La nuit, ce marchand de meubles fraye avec la pègre. Carney, lui, n’a pas choisi. Il n’est « pas un voyou, tout juste un peu filou ». Pour s’en sortir, et échapper à ses origines, il n’a pas le choix, il doit flirter sans cesse avec le danger. Papa était bandit.  « Comment pourrait s’appeler son vieux bloc d’immeubles de la 127ème Rue ? Crooked Way, « la Voie des Escrocs ». Le travailleur d’un côté, le voyou de l’autre. Les travailleurs tendaient vers une vie plus belle – qui existait peut-être, ou peut-être pas – quand les escrocs magouillaient pour détourner le système en place ». 

En filigrane de l’histoire de la famille Carney, c’est l’ensemble de la communauté noire qui tente de se frayer un chemin vers la normalité à laquelle elle n’a pas encore droit. Dans le Harlem des années soixante, la vie normale côtoie sans cesse le scandale. Celui des injustices et de la violence institutionnalisée, qui facilite les délires, de la haine ordinaire. Les émeutes raciales et la lutte pacifique (ou non) pour les droits civiques forment la toile de fond de ce roman parfaitement maîtrisé. Harlem Shuffle frappe et marque les esprits car le scandale, l’impensable des violences racistes sont le lot quotidien de ses personnages, comme ils marquent le paysage de l’Amérique à cette époque plus encore qu’aujourd’hui, bien sûr.

Compromissions à tous les étages

Colson Whitehead joue habilement d’un autre contraste. Le contraste entre la normalité de façade, une réussite affichée par les nouveaux attributs d’une société de consommation en plein boom et les moyens pas toujours avouables pour y parvenir. Avantage, personne, aucune couche sociale n’est épargnée. Et pas seulement les plus favorisés, les ultra-riches qui focalisent souvent l’attention. « Nombre d’escrocs étaient de grands travailleurs, et nombre de travailleurs trichaient avec la loi. »

Le beau-père de Carney, par exemple, navigue aussi entre deux eaux, bien que dans un univers en principe plus normal. « Leland Jones, l’un des plus éminents comptables du Harlem noir, qui arrangeait les bilans des meilleurs médecins, avocats, policiers et grands commerçants de couleur de la 125ème Rue. Qui les tiraient d’affaires. Il se vantait de l’éventail d’astuces et de niches fiscales qu’il maîtrisait , ainsi que des copieux dessous-de-table qui s’échangeaient dans le salon du Dumas club. Un verre de brandy, un cigare : je m’en occupe. »   

Cette ambiguïté crée le malaise et la tension. Outre le mérite de la subtilité, elle a celui de l’honnêteté du regard et de la lucidité. La moindre des qualités des Américains est en effet de savoir regarder la réalité en face et d’affronter les obstacles et les problèmes. Même les plus profonds et qui peuvent paraître un peu désespérants, tant les progrès semblent timides.

Un saut d’obstacles qui fait les bons romans

Indissociable de ce réalisme, gage de pragmatisme, le principe de struggle for life, la lutte pour la survie, façonne des héros prenants. Car ils mettent dans leur quête de réussite et de bonheur, toute leur ardeur, leur astuce et leur roublardise. Plus les obstacles sont grands, et le danger grandissant, plus les personnages prennent de l’épaisseur et leur histoire, de l’ampleur. Outre son sens de l’observation, de la formule et du rebondissement – qualités rares - la force de Colson Whitehead est de ne pas avoir une vision en noir et blanc. Un roman puissant.

> Harlem Shuffle, de Colson Whitehead. Albin Michel, 420 pages, 22,90 euros. >> Pour acheter le livre, cliquer sur ce lien   

En savoir plus

Colson Whitehead parle de son livre Harlem Shuffle
>Réalisation Mollat

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