" Besoin de réel "

David Shields : A la recherche de la post-littérature

David Shields est un universitaire et essayiste américain qui est passionné par la question de la modernité dans l'écriture. Après de nombreux livres, souvent polémiques sur la place du récit, il publie Besoin de réel, un manifeste littéraire (Au Diable Vauvert), un texte-collage qui aborde la question du renouveau de l'objet littéraire, de la place de l'écrivain et de la vaine tentative de la représentation du réel. Rencontre avec un écrivain iconoclaste. 

Légende : David Shields penseur des livres. Photo : Olivia Phélip
David Shields le dit sans détour : "J'ai été sauvé par les livres". Depuis toujours, le livre, une fenêtre ouverte sur un autre monde, universel et infini. D'ailleurs entre livre et libre, il n'y a qu'une lettre qui fait la différence. Cela ne doit pas être un hasard. Et les lettres, David Shields les a adoptées très tôt comme un ensemble de signes à assembler sans limite. Est-ce pourquoi dans son dernier livre traduit en français Besoin de réel, Un manifeste littéraire (Au Diable Vauvert), il a déconstruit le sens des livres en créant des chapitres par ordre alphabétique ?

Entré dans les ordres des "Lettres"

L'auteur américain a voué sa vie à l'étude de la "chose" littéraire. Mais, alors que ses parents journalistes, voyaient dans l'écrit le sens de l'information, David Shields y a trouvé l'infini de la représentation. Subjectivité de l'écrivain ? Re-création du monde ? Toutes questions qu'il aborde dans son essai en livrant par petite touches, aphorismes et pensées successives. Ce qu'il appelle des "collages ". Tout y passe : le conformisme de nombreux écrivains contemporains, l'audace de la post- écriture qui après le nouveau roman et à l'heure du web collaboratif, se doit de réinventer les frontières du récit, l'émotion de l'invention du texte... Nous retrouvons cet auteur-penseur iconoclaste au coeur de Paris. Physique d'universitaire à lunettes avec crâne rasé de bonze lettré et chemise grise d'intellectuel new-yorkais. 

-Viabooks : Pourquoi opposer le "besoin" de réel à la nécessité de la "représentation"?

-David Shields : Parce que Dieu est mort. Dès lors que Dieu n'a plus composé l'absolu référent du "texte", de la "Vérité", alors l'homme s'est trouvé face à sa représentation, éminemment subjective et solitaire. Cette conscience du subjectif, puis de l'individuel, tel qu'exprimé par Kant ou plus tard par Nietzsche a ouvert la voie à une création détachée de toute référence absolue. L'art moderne, puis contemporain, tout comme la musique ou l'architecture se sont emparés de cette révolution ontologique. Beaucoup moins la littérature. Au contraire, même si Proust, Kafka, James Joyce ou encore les auteurs du Nouveau Roman ont exploré les voies novatrices de ce déplacement du "représentant", la plupart des écrivains contemporains sont restés très "classiques". 

C'est pourquoi vous lancez un "Manifeste" ?

D. S. : Oui, je me mobilise pour une "jazzification" de la littérature, une libération des frontières du récit, de la description. Je milite pour une "abstraction" de l'écriture. Car nous éctivons aujourd'hui comme on peignait au XVIII e siècle. Où sont les Picasso, Braque ou Bacon de la littérature ? On n'a que des néo-classiques!

Légende : David Shields  : "La littérature doit prendre sa liberté" Photo: Olivia Phélip.

Est-ce à dire que vous enterrez la narration , l'histoire racontée?

D. S. : Je l'ai écrit et le maintiens : "Le modernisme est allé à son terme et a vidé le récit. Les romans devenus pure voix, sans plus d'ancrage dans l'intrigue ou la situation, enterrant l'élan narratif"(52).  Le littéral est partout aujourd'hui. A l'heure de la téléréalité et du selfie permanent, qu'est-ce qui distingue la littérature du récit ordinaire ? Kim Kardashian de Sophie Calle ? La recréation d'un autre niveau de texte, qui ne "raconte" pas, mais expose, déroule, explose, jaillit. Voilà ce que j'aimerais lire plus souvent ! 

Vous êtes sévère aussi sur l'imagination comme "leurre" de la pauvreté littéraire ...

D. S. : La question n'est pas l'imaginaire, mais la place de ce qui s'appelle la réalité. C'est pourquoi Proust est fondamental. Il est beaucoup plus "moderne" que nombre d'écrivains actuels .  "Proust a dit qu'il n'avait aucune imagination. Il cherchait la réalité, imprégnée d'autre chose. La Recherche débute et s'achève sur d'authentiques réflexions de l'auteur: c'est la manifestation de ce que l'auteur doit penser, fondé sur ce qu'il pense en réalité."(105).  La réalité est ce que nous ressentons, pas ce qui est. Et c'est pourquoi cela ouvre le champs à tous les imaginaires.

Vous vous souvenez peut-être du débat sur "le vrai" et "le vraisemblable" lors de la publication de la Princesse de Clèves ? Est-ce encore le sujet du débat aujourd'hui?

D. S. :  La Princesse de Clèves est l'ancêtre du roman subjectif. En effet son histoire a été jugée révolutionnaire, car bien qu'inspirée d'un fait vrai, elle n'était pas vraisemblable. Aujourd'hui la référence au vrai et au vraisemblable ne me semble plus qu'un jeu. Le personnage du romancier est lui aussi devenu une construction médiatique. Une mise en abyme supplémentaire.

Vous écrivez pourtant : "Toutes les meilleures histoires sont vraies"(149)...

D. S. :  Justement ! Vrai par rapport à quoi ? Qui le dit? Si le roman est bon, ce qu'il écrit devient "vrai" , de cette vérité de l'instant qui pose le texte dans sa toute-puissance créatrice. Et l'auteur en "Créateur" de ce morceau d'instant.

N'est-ce pas aussi une manière de revendiquer une place plus importante au lecteur, comme témoin et interprète de cette histoire ?

D. S. : Le lecteur appartient désormais à l'histoire, comme celui qui regarde un tableau abstrait projette sur celui-ci sa propre interprétation. Plus l'histoire est libérére de ses entraves normatives, plus la place du lecteur se libère. Il devient un prolongateur, mais parfois même un acteur qui interagit avec le texte. C'est peut-être ce à quoi nous allons assister grâce aux moyens digitaux. "Il y a toujours une histoire d'amour implicite entre l'auteur et moi- j'aime le livre, j'aime son auteur"(587). Aimer et construire une relation qui permet le prolongement du livre et qui donne une nouvelle dimension à l'oeuvre.

En déplaçant les frontières des récits, vous déplacez aussi celles de la propriété de la référence.

D. S. : En peinture la référence à un maître plus ancien, un collage à partir de matériaux disparates est une chose admise voire même recherchée. Dans le domaine de l'écriture, c'est comme si rien ne pouvait interagir y compris entre les livres. Je ne nie pas le droit d'auteur, mais je trouve qu'il y a aussi un droit à accorder à l'auteur d'écrire en résonance avec ses lectures. C'est pourquoi j'ai listé à la fin de mon livre les références aux livres et auteurs cités, mais je ne renvoie jamais une citation en particulier vers sa source. Notre imaginaire qui est nourri de tant de sources aujourd'hui, plus ou moins conscientisées d'ailleurs, est lui-même un collage. Chaque fois qu'un écrivain évoquera une madeleine dans un roman, devra-t-il se référer à Proust ? Les musiciens l'ont bien compris qui font la différence entre plagiat et re-création.

Comment votre livre a -t-il été reçu lors de sa sortie aux USA ?

D. S. : Etonnamment très bien ! Je m'attendais à ce qu'il soit suivi de davantage de polémique. Finalement, beaucoup de lecteurs ont été heureux que quelqu'un ose s'attaquer au mythe de la "belle histoire", comme d'autres l'ont fait en s'attaquant au mythe de la belle forme à l'antique qui était l"archétype du beau en archtecture au XIXe siècle.

Quid de "l'universel"?

D. S. : "Tout homme porte en lui la forme entière de l'humaine condition."(501). C'est ce que je pense. Chaque homme, chaque artiste, chaque écrivain porte ce prisme universel des émotions en lui. C'est pourquoi sa vérité ne réside pas dans l'imitation d'un réel supposé représentatif, mais dans son expression profonde. C'est pourquoi toute création est selon moi,  à la fois intensément subjective et immensément pertinente.

"On reconnaît les pionniers au nombre de flèches plantées dans leur dos" (575) écrit David Shields. Tel un Saint-Sébastien de la littérature contemporaine, l'auteur conspue les passéistes en tout genre. Il convoque la créativité, l'audace et la liberté au service d'une seule cause: celle des livres. Nous le quittons ragaillardis à l'idée que tant qu'il y aura des livres, il y aura des lecteurs pour les lire et des auteurs pour les écrire. Et David Shields avec qui en parler !

 

>David Shields, Besoin de réel-Un manifeste littéraire, Au Diable Vauvert, Traduit de l'anglais par Charles Recoursé. 291 pages.

En savoir plus

>Visionner une vidéo dans laquelle David Shields présente sa conception de l'écriture de non-fiction comme de l'art moderne (en anglais)

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