"Rien que la mer"

Annick Geille : la mer en héritage

Annick Geille est fille de marin. Cependant, son dernier roman, Rien que la mer, (La Grande Ourse) n'est pas un livre de cabotage. Loin de là. C'est un texte qui évoque en parallèle l'abandon d'une femme par son mari lors d'un séjour en Bretagne et la défaite d'un homme lors de la bataille de Mers-El-Kebir en 1940. Deux destins unis, deux histoires de vie qui basculent. Un grand moment d'Histoire rarement évoqué et le tourment d'un chagrin. Rien que la mer est un livre dense et émouvant, qui laisse à jamais son écume dans nos mémoires. Annick Geille nous entraîne dans sa plongée sous-marine.

Légende : Portrait d'Annick Geille. Photo : La Grande Ourse

Viabooks : Pouvez-vous présenter le thème de votre livre ?

-Annick Geille : Il s’agit d’amour et de transmission : une femme qui n’est pas nommée perd à la fois son mari et son père. Le premier disparait sans laisser d'adresse, après vingt ans de vie commune, le second, ancien marin est un rescapé de Mers- El- Kebir, épisode tabou de la dernière guerre. Père et fille  sont les personnages principaux de ce roman qui sape la chronologie pour mieux montrer la proximité existentielle de ces deux êtres, qu 'en apparence tout sépare  : le temps, le genre, le mode de vie. Deux rescapés liés par un secret. Le père a légué à sa fille le secret -bien gardé-que fut le drame de Mers-El-Kebir. Mille cinq cents marins français assassinés à quai par nos alliés. De jeunes bretons, obéissant comme un seul homme aux consignes  de leurs supérieurs, mais ne comprenant rien à ce qui se tramait. C’est à dire la raison d'etat, qui leur commandait de mourir. Défaite et trahison historiques accablent donc ce père,  victime du complexe du survivant.Defaite et trahison intimes accablent sa fille soixante ans plus tard. Je place  volontairement leurs vécus en parallèle, abolissant le temps,  comme si  les tragédies qu'ils ont affrontées à des années de distance se déroulaient en même temps. Le père, marqué par son passé se réfugie en mer, à bord de son bateau de pêche. Et loin des hommes encore, il se plait à rêver sous les saules centenaires du village, qui seront abattus  par des constructeurs, nouvelles figures du malheur .  Rescapée comme son père, non pas de  de l’Histoire avec un grand H , mais d'un chapitre peu reluisant de son histoire intime, la fille  résiste à l’appel du vide, détruite par la disparition  de son compagnon.

En revenant sur la tragédie de Mers-El-Kebir, vous plongez le lecteur dans l'intérieur d'un bateau avec le point de vue d'un marin. C'était important pour vous de faire revivre cette page d'Histoire ?

-A.G. : Mon père m’a légué le drame de Mers-El-Kebir dont il fut un modeste acteur, en tant que simple radio du “Strasbourg.” Il m’en parlait sans cesse et n'en parlait qu'à moi. A sa mort, je me suis sentie poussée par l’absolue nécessité de témoigner du récit qu’il m’avait confié. J'ai  donc un rapport émotionnel au drame de  Mers El Kébir- il s'agissait de la survie de mon père -, doublé d' une certaine connaissance des faits,  rendue possible par le journal de bord du commandant en second du Strasbourg, qui me fut transmis peu après la mort de mon père. Bien des livres d'histoire ont rendu compte de Mers- El -Kebir,
ce que je n'ai  pas voulu faire. Je me suis attachée à mettre en scène par la fiction l'avant et l'après Kébir, du point de vue du peuple des marins sans grades. Du point de vue  des  perdants. Dont mon père.

Légende : Annick Geille, songeuse. Photo : La Grande Ourse

3/Pourquoi avoir choisi d'écrire deux histoires en parallèle, (dont on comprend le lien peu à peu avec une rythmique alternée)... Une évocation du ressac de la mer ?

-A.G. : « Une technique romanesque renvoie toujours à la métaphysique du romancier... Or il saute aux yeux que la métaphysique de Faulkner est une métaphysique du temps. » disait Sartre. Comme Sagan qui l’aimait par dessus tout, j’admire William Faulkner, le maître de la double narration, dans “Les Palmiers Sauvages”, par exemple... Dans le genre double narration, il y a aussi le premier roman de Georges Perec, publié récemment au Seuil. Deux récits s’y entrecroisent : une histoire  d’amour et la  grande histoire de l’attentat de Sarajevo. Pour revenir à “Rien que la mer”, la  fille de ce rescapé de Mers-El-Kebir vit l’abandon de son compagnon, comme une  trahison d’autant plus cruelle que cette femme n’est plus jeune.... La défaite de son père, soixante ans plus tôt, a détruit la psyché de cet homme bon, soumis très jeune à la trahison et au mal. Les facultés de résistance du rescapé de Mers-El-Kebir et de sa fille devenue célibataire à un âge où il ne fait pas bon l’être, tissent la trame des deux récits qui se rejoignent à un moment donné. J’ai choisi une construction qui fait en quelque sorte exploser le temps, pour montrer au lecteur comment ces deux êtres réagissent face au malheur qui les frappe à un moment donné de leur vie, chacun  surmontant le drame à sa façon. Tous deux ont beau être à des années-lumière l’un de l’autre de par l’expérience traumatisante qu’ils vivent chacun de leur côté, lui en tant qu’homme, jeune, à bord d’un navire de la flotte française pendant la guerre, elle, avec son portable dans une station balnéaire de la Bretagne d’aujourd’hui, ces deux personnages se ressemblent tellement par leur amour de l’univers marin, du règne animal et végétal, que le lecteur comprend peu à peu le lien qui les unit. Toutes les cartes sont sur la table lorsque la fille retrouve enfin ce père tant aimé, mais sur son lit de mort. Comme dans la chanson de Barbara, elle est arrivée trop tard.

4/Vous évoquez la grande lassitude de cette femme, qui se sent vieillir, quittée par « son homme ». Pourtant aujourd’hui, ne pensez-vous pas que les vies puissent se réinventer à tout âge ?

-A.G. : J’ai voulu signifier à ma façon, celle du romancier, l’invisibilité des femmes qui vieillissent. Dans le “jeunisme” ambiant, il faut une certaine force de caractère pour résister à cette néantisation progressive des femmes dont “le ticket n’est plus valable “ comme disait Romain Gary. La plupart des femmes parviennent à  se réinventer, comme le fait mon héroïne. 

Légende : Annick Geille aime le (Grand) Bleu. Photo : La Grande Ourse.

5/Dans votre livre, vous brossez le portrait de deux hommes : l'un, le père, héros pudique qui ne parlera jamais de ce qu'il a vécu et l'autre, le mari, qui s'en va, sans un mot également. Un homme est-il toujours "sans paroles" selon vous ? 

-A.G. : Le personnage du père est taciturne en effet comme le sont certains vieillards. Quant au mari en fuite, je me suis attachée à ne pas faire son procès. Rien n’est dit qui puisse ternir l’image du compagnon de vingt ans, dont le lecteur ne sait pas d’ailleurs pas s’il est parti pour refaire sa vie avec une autre, ou par lassitude. Le psy que consulte (pas longtemps) la fille du rescapé de Kebir s’appelle “Lavislas”, ce qui, en lacanien, nous dit que « c’est la vie qui se lasse », et non le mari qu’il faudrait montrer du doigt.
Pour ce qui est des hommes en général, je voudrais préciser que mon premier livre leur était consacré. Il s’intitulait “Le nouvel homme ” (Lattès), et disait comment et pourquoi le macho-dominateur était en train de céder la place à une nouvelle façon d’affirmer sa virilité. Cette métamorphose des hommes répondait dans la France d’alors à celle des femmes. J’ai écrit cet essai alors que, très jeune, je dirigeais –paradoxalement- la rédaction du mensuel Playboy... Personne dans ma hiérarchie ne se souciant de ce que je faisais des textes, j’en profitais pour publier des inédits signés par les écrivains que j’aimais.
Ce fut ainsi que j’eus la chance d’inscrire au sommaire de Playboy,  Sagan, Modiano, Barthes, Sollers,
Jacques Laurent, Alain Finkielkraut, Pascal Bruckner, Yves Navarre, Francois Nourissier, Michel Tournier, Bernard -Henri Lévy, et tant d’autres illustres pigistes d’un magazine, au premier abord peu fait pour la littérature. Les écrivains ne sont pas bégueules, et les “pin-up” de Hugh Heffner ne dérangeaient pas les meilleurs d’entre eux . Ils avaient à Playboy -France  “leur rond de serviette”, comme se plut à le souligner  Bernard Frank, qui fut longtemps des nôtres, lui aussi. Dans “Le nouvel homme”, je trace le portrait des héros de la nouvelle condition masculine, celle d’après la révolution féministe. Des hommes en mutation, tels que je les voyais évoluer face aux femmes indépendantes, et tels que des millions de françaises -qui s’affranchissaient toutes en même temps d’une certaine domination masculine-, souhaitaient les voir évoluer. Un homme nouveau apparaissait, me semblait-il, égalitaire, à l’opposé du macho. J’aimais sa fragilité assumée. Sa volonté de modifier en profondeur les relations hommes-femmes. Les “nouveaux pères”, par exemple, occupent un chapitre de cet ouvrage que j’ai publié à l’aube de leur apparition. Les hommes égalitaires- donc intelligents-, me touchent toujours autant . Un dossier fut consacré au "Nouvel homme" dans les “Nouvelles littéraires” de l'époque. Depuis, le sexisme n’est pas mort, loin
de là, même si la République a toujours été un principe féministe.

6/Vous mettez autant de soin et de talent à décrire une chaussure de femme que la salle des machines d'un bateau. L'art et le goût de la description…

-A.G. : J’aime dans un roman l’art descriptif qui permet d’embarquer le lecteur.

7/ Une défaite d'un côté, une trahison personnelle de l'autre : pourtant votre livre n'est pas triste. Il parle de résistance et d'énergie. La vie plus que tout ?

-A.G. : Le père transmet à sa fille l’apprentissage du monde, en lien avec la mer, et son infini qui rappelle celui de la littérature. Ce rapport passionnel à la nature, aux végétaux, aux animaux, à la splendeur des paysages bretons, hante mes personnages. Le père lègue à sa fille  l’apprentissage sensoriel du monde, ce goût du monde qui sauvera les protagonistes. Et nous sauvera tous de la catastrophe, si nous savons apprendre ce respect qui nous manque aujourd’hui. Le respect de tous les objets du monde et pas seulement celui du genre humain. Le sel de la vie, le goût du monde, sont partout présents dans “Rien que la Mer, qui signifie aussi “Rien que l’écriture”, d’une certaine manière.

8/Votre livre est aussi une ode à l'amour de la mer. « Femme libre tu chériras la mer », pourrait-il être votre devise, vous, la Bretonne...?

A.G. : La mer, mais pas la mère. Celle que je dépeins (l’épouse du père rescapé de Kebir, donc), n’a pas d’affection pour sa fille. On dit à ce propos que les mères non aimantes font souvent des filles écrivains...

>Annick Geille, Rien que la mer, La Grande Ourse

En savoir plus

>Visionnez une vidéo dans laquelle Annick Geille présente Rien que la mer :

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>Lire le récit de voyage qu'Annick Geille a écrit lors de son voyage en Antarctique : Annick Geille et Deception Island

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