Petits poèmes en prose : (Le Spleen de Paris)

"Petits poèmes en prose" de Charles Baudelaire

XXXV. Les fenêtres
"Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne
voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre
fermée. Il n'est pas d'objet plus profond, plus mystérieux, plus
fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu'une fenêtre éclairée
d'une chandelle. Ce qu'on peut voir au soleil est toujours moins
intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir
ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.
Par delà des vagues de toits, j'aperçois une femme mûre, ridée
déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort
jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec
presque rien, j'ai refait l'histoire de cette femme, ou plutôt sa
légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant.
Si c'eût été un pauvre vieux homme, j'aurais refait la sienne tout
aussi aisément.
Et je me couche, fier d'avoir vécu et souffert dans d'autres que
moi-même.
Peut-être me direz-vous: « Es-tu sûr que cette légende soit la
vraie ? » Qu'importe ce que peut-être la réalité placée hors de moi, si
elle m'a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ? "

 

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Rédaction Viabooks
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