Interview

Samar Yazbek : « Je n’arrive pas à vivre sans la poésie »

La journaliste et écrivaine Syrienne Samar Yazbek livre avec La demeure du vent (Stock) un roman où tragédie et rédemption s’entremêlent, dans une danse vertigineuse autour d'Ali, 19 ans, qui a été enrôlé de force dans l’armée du tyran au pouvoir. Un texte qui est à la fois un tombeau et une ode à la vie. Agnès Séverin a rencontré Samar Yazbek au Festival Etonnants-Voyageurs. Interview face à la mer.

Samar Yazbek.  © Astrid di Crollalanza pour les éditions Stock Samar Yazbek. © Astrid di Crollalanza pour les éditions Stock

La journaliste et écrivaine Syrienne Samar Yazbek livre un second roman où tragédie et rédemption
s’entremêlent dans une danse vertigineuse. Ali, 19 ans a été enrôlé de force dans l’armée du tyran au pouvoir. Ses liens d’une puissance quasi surnaturelle avec les éléments l’ont sauvé jusqu’ici d’une violence omniprésente, car institutionnalisée. Jusqu’à quand ?

La demeure du vent est à la fois un tombeau et une ode à la vie. Ali, le jeune héros, et recrue malgré elle de l’armée d’un pays en guerre contre lui-même, gît, gravement blessé, sous un chêne. Son arbre préféré. Par son unité de lieu et de temps également, ce second roman obéit aux codes de la tragédie. Surtout, son autrice, Samar Yazbek, confie qu’elle a perdu tout espoir dans son pays. Et toute confiance dans l’être humain. La seule planche de salut pour elle reste la poésie. Elle nous a accordé un entretien à l’occasion du Festival Étonnants voyageurs à Saint-Malo, face à la mer.

Viabooks : Vous avez créé une technique d’écriture qui mêle roman et poésie pour écrire La demeure du vent : quelles sont vos sources d’inspiration poétiques ?

-Samar Yazbek : Je lis de la poésie chaque jour. Pour moi, la poésie, c’est une manière de renaître. Je
n’arrive pas à vivre sans la poésie. Je lis les poètes arabes de la période préislamique, et après
également. Ils sont pour moi une grande source d’inspiration : Al-Mutanabbi, Abû Nuwâs.

Le merveilleux affleure sans cesse dans vos romans, est-ce lié à votre culture orientale ?

-S.Y. : Non, la poésie du monde entier est teintée de merveilleux. J’adore Rimbaud [la situation d’Ali, blessé
en pleine nature rappelle le contraste déchirant entre beauté et guerre du Dormeur du val, NDLR].
Constantin Kavafis [poète égyptien d’expression grecque]. T.S. Eliott. J’aime beaucoup René Char,
Yves Bonnefoy. J’ai lu beaucoup de poésie française. J’aime aussi Anna Akhmatova, je l’adore. La poésie fait partie de ma vie. Elle donne de la musique à ma vie, et de la joie aussi.
J’ai arrêté de lire de la poésie pendant la guerre. J’ai passé cinq ans où j’étais incapable de lire ou d’écrire des livres. C’était devenu un rêve pour moi. Comme de prendre un café comme nous le faisons là. Tout cela était devenu impossible. J’aime écouter de la poésie. C’est comme ça. Je vais écouter les voix des poètes lire quand ils organisent des soirées. J’adore.

« Nous sommes des monstres. J’ai vu ça. Je n’ai vu que ça. »

Dans une interview en janvier dernier, vous disiez avoir perdu espoir. Et avoir perdu foi en l’homme. Et pourtant vous écrivez de nouveau…

-S.Y. : Oui, lorsque la guerre a commencé, et la Révolution auparavant, j’ai lutté [Samar Yazbek en témoigne dans Feux croisés : journal de la révolution syrienne, 19 Femmes et Les Portes du néant] et je vais continuer à lutter. Mais profondément, j’ai perdu espoir dans la cause syrienne et j’y ai perdu confiance dans l’homme également. Nous sommes des monstres. J’ai vu ça. Je n’ai vu que ça. J’étais dans un état… je n’étais même pas malade physiquement. Je n’étais pas capable de rentrer chez moi.
J’ai passé des années à documenter la guerre. J’ai plongé dans les atrocités de la guerre, les massacres, les viols, la prison, la torture.

Á un moment donné, je ne sais pas ce qui s’est passé, je n’étais même plus capable de marcher. Et j’ai décidé d’écrire La Marcheuse. J’avais tout perdu. Je m’étais perdue moi-même en tant que romancière. Je devais trouver un espace pour moi, pour continuer à vivre. Cet espace où je peux vivre, c’est la littérature. J’étais exilée en tant que romancière. Or, c’est la seule vérité de mon existence. C’est une vérité très claire et absolue pour moi.
Pour continuer à vivre vraiment, j’ai décidé de rentrer chez moi. Rentrer chez moi, cela veut dire peut-être rentrer en Syrie – j’ai aussi la nationalité française - et rentrer dans mon monde réel, qui est la littérature. Être chez moi, c’est écrire de la littérature. Mon monde réel, c’est l’imagination. Mon monde imaginaire, c’est ça ma vérité.

« La poésie, pour réinventer l’espoir. »

Renouer avec l’écriture, c’était retrouver l’espoir ?

-S.Y. : Je dois être franche, non, je fais ça pour moi. J’écris pour moi. J’écris comme je suis. Je suis tout le
temps avec mes mots. La première raison pour laquelle j’ai recommencé à écrire, c’était pour survivre.
Face à la barbarie, la poésie n’est-elle pas en train de devenir un sanctuaire d’une humanité en voie de disparition, comme on crée des réserves naturelles pour des espèces en voie d’extinction ?
Non, la poésie est une manière de résister. La poésie, le roman, l’art sont des manières de résister et de donner un sens à la vie. J’ai perdu l’espoir, mais j’ai essayé de réinventer l’espoir aussi en même temps. Il y a deux côtés. Il y a d’un côté un système politique, économique, et de l’autre côté, on a beaucoup d’individus qui travaillent, comme moi, comme vous, comme les autres. Et c’est ça l’essentiel, on résiste à travers des réseaux humains. On est faibles. On n’a pas d’armées, pas d’avions, pas d’argent, pas du tout. Nous n’avons que nos mots, nos livres, nos actes, nos activités. Et c’est ça l’essentiel.

Vous avez foi en la littérature, toujours…

-S.Y. : Oui, j’ai foi en la littérature. Mais je ne crois pas à notre système humain, politique, capitaliste. Je n’y
crois pas. La littérature et la poésie sont des manières de déconstruire la violence et le mal et de montrer quelques visages de la vérité, d’accéder à la beauté et au plaisir.

« Nous devons résister pour continuer à utiliser les mots, pour préserver leur existence. »

La force de votre roman, La demeure du vent, c’est de toujours être centré sur les sensations de votre héros. De construire des personnages qui sont des figures fortes et qui permettent de « donner un visage à la vérité »…

-S.Y. : Oui, mais ce n’est pas facile aujourd’hui, vraiment. Parce que nous sommes à l’aube d’une autre humanité, après la révolution numérique. Ça commence. Les gens ne lisent plus autant qu’avant.
Nous avons une existence mercantile. L’époque est à l’image. Nous sommes sans cesse soumis aux images, avec la télévision, avec nos iPhones, avec la vitesse de la vie. C’est à cela que nous devons résister pour continuer à utiliser les mots et préserver leur existence. Pour inventer des images à travers les mots et nous donner la possibilité de réfléchir. Que sommes-nous sans notre raison ?
Nous ne sommes rien, nous sommes comme les animaux. Le travail de notre raison et de notre imagination est très important.

Votre livre m’a fait penser aux Abeilles grises, d’Andréï Karkov, qui a reçu le prix Médicis étranger l’an dernier. L’histoire d’une vie dans la nature en pleine guerre…

-S.Y. : Je vais le lire. C’est une question qui m’intéresse, le lien entre la guerre et la nature. On fait quoi
quand il y a la guerre ? Quand on est obligé de vivre la guerre, on fait quoi ? C’est très intéressant parce que j’ai l’impression maintenant que la vie normale pour moi, c’est la guerre.

Vous avez vécu une grande partie de la guerre en Syrie…

-S.Y. : Pas toute la guerre. Je suis restée pendant les quatre premiers mois. Après j’ai été obligée de partir.
Et puis je suis rentrée en Syrie clandestinement pendant un an. J’ai vécu quelques mois dans la guerre.
Je ne peux pas dire que j’ai vécu la guerre comme les autres, vraiment. Ou dire toujours la vérité.
Oui, j’ai vécu la guerre. Je sais ce que c’est que la guerre.

Puis, vous êtes revenue pour écrire Les portes du néant

-S.Y. : Oui et pour construire ma fondation pour aider les femmes, à construire les écoles, des centres pour
protéger les femmes, les enfants. Je suis rentrée en tant qu’activiste - je n’aime pas ce mot- féministe. J’étais très engagée. Je le suis toujours, mais de manière différente, parce que je n’arrive pas à rentrer.

Pour Les portes du néant, vous avez reçu le prix du Meilleur livre étranger, qui est un très bon prix…

-S.Y. : J’étais très contente et mon éditeur aussi. Manuel Carcassonne a choisi mes livres depuis longtemps.
Depuis dix ans. Il a fait un grand travail pour moi, pour mes livres, vraiment. C’est un grand éditeur…
Pour moi, Stock c’est une famille, vraiment. Ils sont magnifiques. Ils résistent aussi, tout le temps.
Raphaëlle, Vanessa, Manuel… tout le monde. J’ai de la chance d’avoir une très belle équipe. Que des
femmes, bravo les femmes ! Mais on a Carcassonne ! (rires)

Vous avez été sur la ligne de front à un certain moment. Cette expérience a-t-elle inspiré la scène de guerre qui forme le décor de votre dernier roman ?

-S.Y. : Non, les souvenirs de cette période ne sont pas dans le livre. Les portes du néant, c’est ça l’expérience de la guerre pour moi. J’ai essayé de témoigner sur la guerre à travers ce livre. C’est pourquoi j’ai choisi ce titre.

« L’imagination, c’est l’écriture, et c’est la lecture aussi. Si on ne lit pas, on n’avance pas ! »

Un des grands plaisirs à lire votre œuvre vient de la puissance de votre imaginaire, c’est chose rare aujourd’hui, nombre d’écrivains actuels sont dépourvus d’imagination !

-S.Y. : (rires) Je suis d’accord, pour cette raison, on perd beaucoup de choses. C’est pourquoi, quand je suis à Saint-Malo, c’est un espace pour les écrivains. L’imagination, c’est quoi ? C’est le travail avec
l’écriture. C’est la lecture aussi. Si on ne lit pas, on n’avance pas. Moi, je lis tout le temps. Si on a une
grande imagination, notre cerveau travaille grâce aux livres. Sans les livres, on n’avance pas.

Votre héros, Ali, invente un langage qui lui permet de parler aux nuages, au vent, aux arbres, aux oiseaux, dites-vous. Cette relation forte avec la
nature s’inspire-t-elle de souvenirs d’enfance ? 

-S.Y. : Oui, ce sont des souvenirs d’enfance, mais je n’ai jamais vécu comme lui. J’ai grandi en ville, mais j’ai passé toutes mes vacances dans un village. C’est une question d’imagination. Comment écrire un texte sur la violence sans toucher la violence et le sang dans une guerre infernale ? Ali est très proche des éléments naturels. Pour quelle raison? Parce qu’il n’est pas capable de construire un lien avec les autres êtres humains, avec les gens autour de lui, avec sa famille, à l’école, dans la rue. Il a essayé d’échapper à la violence à travers la nature et il a réussi à avoir cette relation. Il parle avec les arbres. Il est obligé d’entrer dans l’armée, malgré lui.

« La nature est un miroir de nous-même. »

La nature lui procure une grande force. La nature est capable de nous donner la paix, vraiment. On regarde, on écrit. Quand on est capable de tisser un lien avec la nature, on est capable de regarder en nous-même, à l’intérieur de nous. La nature est un miroir de nous-même. C’est ça la force de la nature. Et le silence aussi.

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