Coke Fiction

Quentin Mouron : le prince noir des lettres suisses

A 25 ans, Quentin Mouron est l’une des révélations de la littérature francophone. Cet écrivain suisse qui vit à Lausanne après avoir connu plusieurs années d'expatriation au Québec a déjà publié cinq livres très remarqués, dont le sombre et déchirant « Notre Dame de la Merci ». Son dernier ouvrage édité par La Grande Ourse est un anti-polar déjanté et formidablement stylé : « Trois gouttes de sang et un nuage de coke ». Un exercice d'écriture qui jongle avec les codes du genre. Nous avons rencontré ce jeune homme en noir qui dégaine vite et voit loin.

Décidément la Suisse nous réserve de bien belles surprises littéraires. Après la révélation Joël Dicker qui a ébranlé la planète des livres avec « La vérité sur l’affaire Harry Québert » (De Fallois), voici le jeune Quentin Mouron, qui débarque en France pour conquérir le monde. Silhouette habillée de noir, grand sourire brillant et regard concentré, Quentin Mouron se présente comme un jeune homme affable et propre sur lui : cinq livres déjà publiés et une carrière de journaliste reconnu en Suisse, où il habite. A 25 ans, cet auteur pressé a déjà tout d’un écrivain : un monde clairement défini, une aisance à jongler avec les personnages, une maîtrise de son imaginaire… ainsi qu’un style. Et quel style ! Qu’il s’agisse d’introspection, de digression ou de suspense, les mots claquent, les verbes galopent, et les chapitres défilent. Quentin Mouron a l’art de la formule.

Anti-polar et style pressé

Dans son dernier opus « Quatre gouttes de sang et un nuage de coke », il annonce la couleur dès le titre : anti-polar et texte efficace. La distance de l’auteur avec ses sujets lui accorde une autorité sans pitié pour traquer la phrase inutile ou la description complaisante. Les scènes se succèdent avec le même rythme que dans un film de Quentin Tarantino. Franck, son personnage principal, est un détective déglingué et cocaïnomane qui recherche dans l’élucidation des crimes un esthétisme décadent. Franck n’est pas le double de Quentin : il en est une ombre. Aujourd'hui, nous laissons le détective dans sa couverture et c’est l’écrivain que nous soumettons à l'interrogatoire. Que cache-t-il derrière ses airs de prince noir? Quelle ambition derrière ce talent déjà très affirmé et cet univers si volontairement désabusé qui lui avait fait écrire dans Notre Dame de la Merci :  « Du haut de la falaise je ne vois que des perdants. Des perdants qui crient. Et la nuit qui les brise »? Après quelques questions, nous l'avons laissé en examen. Un nuage est passé dans le ciel et ce sont quelques gouttes de pluie qui ont clôt notre entretien. 

Polar et épure

Notre première question est frontale : après quatre livres aux propos éminemment littéraires, pourquoi un polar ? « Une envie de rythme. De trouver une trame et de l’alléger jusqu’à l’épure. Le polar est un genre souvent redondant. Je souhaitais aller au bout d’un récit aussi tendu qu’un arc de flèche », explique avec la même franchise Quentin Mouron. 

Le style, rien que le style

Le trait, rien que le trait… le reste serait inutile ? « Un livre qui me sert de bible est « L’art du style » de Milan Kundera. Un texte qui rappelle combien l’écrivain n’a pas  besoin de tout décrire, combien son propos n’est pas de dire quelle est la couleur des cheveux, mais plutôt de donner corps à ces cheveux, sans mots superflus. Une ambition plus forte que tout. » poursuit le jeune suisse. Le style, il sait ce que c’est. Comme on le dirait d’un couturier, Quentin Mouron maîtrise l’art de la coupe et du « tomber juste ».

Watertown, une ville marquée par la violence

Pourquoi avoir choisi de situer ce récit dans les environs de Boston à Watertown ? « C’est dans cette ville que l’un des terroristes qui a participé aux attentats de Boston a été abattu. C’est aussi une ville qui possédait dans le passé la réserve d’armement de la région. Cet arrière plan ‘qui sent la poudre’ m’a semblé parfaitement adapté pour devenir le lieu d’un crime. ».

Un héros ambivalent et vénéneux

Dans cet anti-polar, Quentin Mouron a créé un personnage, Franck, qui est un détective-dandy destructeur, ambivalent et diabolique, son double de l’ombre ? « Franck est un personnage éminemment troublant. Il m’a entraîné au-delà de ce que je pensais au début. Il incarne une figure décadente et imprévisible. Je trouve que souvent les personnages de romans policiers sont prévisibles. Or quoi de plus ennuyeux dans un suspense que ce qui est ‘prévisible’ ? Je voulais du bizarre, de l’inattendu, du ‘par delà le bien et le mal’. Et c’est bien ce qu’incarne Franck ». Un détective nietzschéen, donc, adorateur de Joséphin Pélandon, un illuminé, proche de Barbey d’Aurevilly qui a sévi au XIXe siècle.

Messe noire et nihilisme décadent

Décidément les décadents ont du succès auprès des écrivains contemporains, fascinés par le nihilisme, si l’on en juge par la nouvelle reconnaissance accordée  récemment par Michel Houellebecq à JK Huysmans dans son dernier livre Soumisssion…« Cette période de la fin du XIXe siècle a connu l’effondrement de la religion et aujourd’hui nous vivons aussi cette sensation d’effondrement des valeurs. L’enfermement dans un système qui nous dépasse et l’absence d’issue. Il y a une résonance intéressante avec ces écrivains d’une autre ‘fin de monde ‘ ».  Franck, dans son négativisme est aussi animé par un esthétisme, dont l’objectif est une perfection abstraite dans la construction logique des évènements. Vain et absolu ? « Le seul absolu ici réside dans la matérialisation sociale d’un jeu de rôles. » Quentin Mouron écrit p.198, comme pour conjurer la tragédie de la vie, dans un fatalisme logique : « Alors les choses sont exactement ce qu’elles semblent être.» 

Roman sous cocaïne

Une absence de sens, décuplée par la présence de la cocaïne, seule « compagne » du détective. A l’instar de Frédéric Beigbeder qui avait écrit ses Nouvelles sous ecstasy , serions-nous ici face à un livre « sous coke » ?  « Je ne consomme pas de drogue personnellement. Mais en effet, la cocaïne est indissociable du héros. Cela lui donne ce caractère impulsif et inattendu. Cela le coupe de ses émotions et le rend proprement inhumain, car dépossédé de tout sentiment. Cet état d’esprit est intéressant pour un romancier, surtout dans le cadre d’un récit qui utilise la trame de la violence. »

Le détective n'a pas dit son dernier mot

Ce livre est-il destiné à ouvrir la voie à une suite ? « Franck est un personnage qui a pris suffisamment de force pour ‘mériter’ de vivre encore quelques autres aventures ! J’y songe tout à fait en ce moment. Même si je ne veux pas me laisser enfermer dans une série à épisodes imposés. » Et le cinéma ? Comment ne pas penser à une adaptation tant le livre ne raconte pas seulement une histoire, mais un climat. On imaginerait un metteur en scène au croisement de David Lynch, Quentin Tarentino et des frères Coen… « Evidemment je serai très heureux si une adaptation voyait le jour. J’observerai dans l’ombre, avec ce mélange de crainte et d’excitation… ». Franck n’a probablement pas dit son dernier mot. Et ses nuages de coke n’ont pas fini d’embrumer les nuits des lecteurs enfiévrés. Ni ses désillusions d'inscrire leur trace avec élégance : « On est toujours déçu lorsque l’on tente de racheter l’Homme en général par l’homme au singulier (p.127). » Singulier, comme l'univers d'un écrivain qui a choisi de placer le noir en majesté.
>Quentin Mouron, "Trois gouttes de sang dans un nuage de coke", La Grande Ourse
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En savoir plus

>Lire un extrait de "Trois gouttes de sang et un nuage de coke" :

 

 

>Visionner une interview en vidéo de Quentin Mouron:

 

 

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