«Le rire des déesses»

Prix Fémina des lycéens : Ananda Devi, un tombeau pour les bourreaux d’enfants

En faisant retentir Le rire des déesses (Grasset), la romancière et poétesse d’origine mauricienne Ananda Devi, livre une mise en scène magistrale d’une colère salutaire et séculaire. Non pas seulement contre une domination masculine toute aussi ancestrale, mais contre le pire crime quoi soit : voler l’innocence d’un enfant. Un roman luxuriant et déchirant qui vient de recevoir le prix Fémina des lycéens 2021.

Portrait d'Ananda Devi © J.F. Paga- Grasset Portrait d'Ananda Devi © J.F. Paga- Grasset

En faisant retentir Le rire des déesses (Grasset), la romancière et poétesse d’origine mauricienne Ananda Devi livre une mise en scène magistrale d’une colère salutaire et séculaire. Non pas seulement contre une domination masculine toute aussi ancestrale, mais contre le pire crime quoi soit : voler l’innocence d’un enfant.

Monstrueux dévots d’eux-mêmes

De quels bons sentiments s’enveloppent les bourreaux d’enfants ? Dans quels beaux rôles se drapent-ils pour s’immiscer dans l’entourage des plus faibles ? Pour imposer leur statut privilégié. Se fondre dans le paysage de leur quotidien le plus anodin. Pénétrer, et finalement violer, leur intimité. De quels faux-semblants couleur guimauve protègent-ils pieusement leur progression lente vers des enfants dont ils feront leurs jouets ? D’une heure. D’un an. D’une vie.

Quelques livres, témoignages et scandales récents évoquent la bonne conscience et les savantes tricheries qui étayent les gentilles réussites sociales. Prédateurs affamés de la souffrance de plus petit que soi. Vampires de l’innocence toujours prompts à se parer des oripeaux de la respectabilité. Monstrueux dévots d’eux-mêmes. Ananda Devi dépeint cette vilénie dans toute sa splendeur. L’éternelle de l’insulte facile faite au plus petit.

Une tragédie qui finit bien

Ananda Devi règle leur compte avec malice et un art savant de la mise en scène. Le rire de déesses est une tragédie qui finit bien. Une victoire de la rage, de l’amour et de la détermination sur des monceaux de fange. L’auteur du Sari vert, du Poids des êtres et de Moi, l’interdite joue de manière grandiose de la confrontation entre deux mondes que les apparences ne sauvent pas.

« (…) dans ce pays où l’homme est la seule vraie religion »

Le temple qu’a bâti le sémillant Shivnath, d’une part, théâtre d’ombres et lieu de toutes les manipulations. La Ruelle, quartier rouge d’une ville indienne, d’autre part, où échouent les filles rejetées par la misère et leur famille. Plus ignoblement traitées encore « dans ce pays d’excès et de dérives, dans ce pays où l’homme est la seule vraie religion et les femmes ses adoratrices subjuguées ! ». La mémoire de « celles qui se croient revenues de tout mais ne se sont remises de rien » est peuplée « de tombes et de regrets, de trahisons et de rejets ». Délicat héritage que d’échouer dans un pays qui a « trop de tout ; d’hommes, de femmes, d’enfants, de pauvres, de faibles, d’animaux, d’insectes, de tristesses, de mémoires, d’histoires, d’illusion ».

Les gourous, en Inde, ne manquent pas, où la crédulité et les rêves de midinettes font recette. Mieux que personne, sa sainteté sait, elle, entretenir en effet son propre culte. L’illusion de la virilité. Vieux fou qui se prend pour un dieu. Ils sont légion.

Le rire pour percer les murs de prison et du mensonge

« Même si elles sont en réalité coléreuses, jalouses, mélancoliques, désespérées ou parfaitement stupides, en surface rien de tout cela ne transparaît ; tout est vite transformé en un rire bien trop lourd pour être lisible et c’est bien ainsi ». Pour percer les murs de prison et du mensonge, quel sésame plus puissant et de plus efficace que le rire, la gaieté ? La conteuse a le don de fouiller au plus profond des âmes. Ananda Devi remue les humeurs, la crasse et la pestilence pour exhumer l’étincelle qui perdure sous « la pourriture des siècles ».

Dans cet enfer, la féminité est encore et toujours poésie. Il suffit en effet à ces déesses qui s’ignorent d’une fleur de frangipanier achetée le matin à la sauvette. « Soleils factices auxquels nous nous efforçons de croire ». D’un instant de complicité entre hijra, ces transsexuelles torturées et mi-divinisées de cette barbare manière. Pour que renaisse une lueur de joie. Ici vivent en effet, « des êtres fragiles au rire triste, aux voix toujours trop fortes, otages de la vie ». Dans cette cour des miracles, soudain explose « cet amour entier que savent offrir celles qui ont tout perdu ».

« (…) cet amour entier que savent offrir celles qui ont tout perdu. »

Comme dans toute fable, la force de celle-ci réside dans sa morale. Cette parabole pleine de couleurs, de puanteurs et d’espoir rentré, Ananda Devi l’a écrit comme pour que les femmes n’oublient jamais qu’en chacune d’elle gît une déesse. Le rire des déesses est un gigantesque pied-de-nez aux marchands du temple et à leurs réincarnations successives à travers les siècles. À la perversité humaine, qui ne connaît pas de limite. Errare humanum est, perseverare diabolicum. L'erreur est humaine, persévérer dans son erreur est diabolique. Une revanche malicieuse et tonitruante contre ces hommes de foi qui se parent d’une aura de fête foraine pour mieux user de leur pouvoir bien temporel.

Une langue ample, luxuriante et rageuse

La langue ample, luxuriante, tour à tour tendre et rageuse d’Ananda Devi prend un tour lumineux pour dire la revanche des humbles. La révolte, ce sentiment instinctif, irrépressible, qu’il est des limites à ne pas transgresser. Bien que cette bonne société carnassière qui se drape dans une bienséance d’opérette ne s’en fixe généralement aucune. Ne respecte aucune des barrières et interdits les plus patent qu’impose la vérité anthropologique. Le degré de compassion le plus élémentaire. La pure et simple humanité.

Cette tragédie réjouissante offre une leçon d’espoir pour ces femmes que la vie et son cortège d’humiliation ronge, ravage à petit feu. « Elle comprend le langage des chiens et des corps. Elle comprend aussi que chacun des visiteurs décore une partie de sa mère, en arrache un morceau, puis un autre, et qu’un jour, il ne restera plus rien d’elle que la marque de ses ongles rongeurs sur le matelas mince ».

Mais qu’il est bon de voir l’archétype du bourreau, au milieu des rires, partir en fumée. Et cette revanche est de bonne guerre. Il a en effet été beaucoup sacrifié d’innocents sur des autels douteux.

>Le rire des déesses, d’Ananda Devi. Grasset, 234 pages, 19,50 euros

En savoir plus

> Visionner une vidéo dans laquelle Ananda Devi présente son livre Le rire des déesses :

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