"À la guerre comme à la guerre!"

Aleksandar Gatalica : le choeur de la Grande Guerre

Aleksandar Gatalica a regardé l'histoire de la guerre en face. Cet écrivain serbe qui dirige aujourd'hui la Fondation de la Bibliothèque de Serbie, a voulu remonter le temps et comprendre comment l'Europe s'est un jour embrasée en 1914. Cette "grande Guerre" n'a pas seulement été longue et meurtrière. Elle a surtout cristallisé la fin d'un monde. "À la guerre comme à la guerre !" (Belfond) est un livre qui redonne vie à ces quatre années dramatiques en mêlant les points de vue de nombreuses personnalités appartenant à la plupart des pays européens. Un récit multiple qui fonctionne comme un choeur antique à plusieurs voix. Rencontre avec un auteur inspiré qui a su mêler de manière magistrale le travail d'historien, de romancier et de journaliste.

« A la guerre comme à la guerre ! » commence lorsque le médecin légiste Mehmed Graho constate la mort de l’archiduc François Ferdinand le lendemain du 28 juin 1914. Aleksandar Gatalica nous plonge dans chaque détail. Nous, lecteurs, devenons les acteurs invisibles du drame qui va se dérouler sous nos yeux. 

La fin d’un monde

Des puissants aux plus modestes, l’auteur prend la voix de soixante-dix huit personnages, certains fictifs inspirés par des récits d’archives, d’autres réels comme le roi de Serbie, Fritz Haber, l’inventeur du gaz moutarde, Hans Dieter Uis, chanteur d’opéra ou encore Jean Cocteau et Guillaume Apollinaire. Aleksandar Gatalica qui se fait tour à tour historien et maître de chœur enchaîne morceaux de vie et faits historiques. Nous assistons à la fin de la Belle Epoque et à la naissance d’un monde scientifique et planificateur. Roman chorale d’un genre inédit qui mêle chroniques, anecdotes, témoignages, ce livre restitue les quatre ans de la Grande Guerre par une multitude de points de vue et de vécus. 

Une gigantesque fresque des années 1914-1918

 "À la guerre comme à la guerre !"  nous conduit  à la fois sur le front, mais aussi hors les lignes, nous faisant passer d’un pays à l’autre, dans une polyphonie instantanée, qui donne presque le vertige, tant la ronde du monde nous emporte sans répit. Rarement un texte n’avait pris autant la mesure de ce quotidien de la guerre et de l’interrelation des pays impliqués dans le conflit. Cette prouesse éditoriale a été adoubée par le public serbe qui a accueilli triomphalement ce livre. Les éditions internationales en sont le prolongement logique, tant Aleksandar Gatalica  a écrit en « européen » pour tenter de restituer une vérité globale sur cette période charnière de l’Histoire. Nous avons la chance de rencontrer l’auteur de passage à Paris. L’entretien se passe dans la bibliothèque du Centre Culturel Serbe. Ici les livres forment un mur opaque. Retranchés derrière leur protection, nous partons dans la machine à remonter le temps. En écoutant l'auteur, nous avons l'impression de percevoir  le tremblement des bombes. D'entendre les cris des blessés. Pourquoi la guerre ? Pourquoi celle-ci ? « Mon arrière-grand-père avait participé à la Première Guerre mondiale. Quand vous parlez avec les uns et les autres, vous vous rendez compte que la plupart des familles ont été marquées par cette guerre. Des branches entières ont perdu leurs « hommes », ceux qui sont revenus n’ont plus jamais été les mêmes. Et ceci m’a d’autant plus frappé que j’étais fasciné par la Belle Epoque, qui comme son nom l’indique, était une période légère et joyeuse. Comment le monde occidental avait-il soudain basculé ?».

Un impressionnant travail documentaire

Combien d’années ont-elles été nécessaires pour mettre en forme un projet aussi ambitieux ? Comment avoir réussi à rassembler autant de sources documentaires, la plupart inédites ? Nous brûlons d’envie de connaître les réponses à ces questions : « Cinq années de recherches ont été nécessaires. Mes sources ont été les journaux des différents pays, serbes, allemands, italiens, anglais, français et de nombreux livres de témoignages, une centaine à peu près, que j’ai retrouvés grâce à Europeana. J’ai reconstitué ainsi une sorte de ligne temporelle avec de nombreux personnages réels et j’ai complété par des personnages imaginaires là où j’avais des manques. » Quel incroyable défi que de coordonner toutes ces sources ! L'auteur aurait-il fonctionné comme un chef d'orchestre devant réguler différentes partitions ? « C’était un challenge que de trouver une unité à partir d’une telle hétérogénéité de sources. J’ai beaucoup travaillé le plan, la structure. Je n’ai pu écrire que quand j’ai senti que mes personnages réels ou imaginaires étaient vivants pour moi. » Objectif atteint, car le lecteur a vraiment l’impression de rencontrer ces personnes en chair et en os. La couleur d’une chambre d’hôtel, le crissement d’une robe, le goût d’un champagne, le son d’une voix ou d'un violon, ou le froid de l’hiver... autant de détails qui placent le lecteur au centre de ces quatre années de guerre.

La guerre centrale et multiple

Autre étonnement : la guerre est centrale dans le récit, mais elle intervient de différentes manières pour chacun des protagonistes. « Je voulais montrer comment ces quatre années ont été aussi des années où beaucoup ont poursuivi leurs activités. A l’arrière du front, la vie continuait et sur le front chacun passait de l’horreur à des moments plus légers, lors des permissions ou des temps d'attente. La guerre était comme un monstre à multiples visages. ». Aleksandar Gatalica montre ainsi comment la guerre devient parfois un sujet plus qu’un objet. Qu’en son nom naissent certaines avancées médicales et scientifiques, mais aussi la propagande, la manipulation, les petits arrangements avec la réalité «  La guerre ce sont des héros et des lâches. Ce sont aussi beaucoup de gens ‘ordinaires ‘ qui font comme ils peuvent. C'est une 'aberration' qui pousse l'humain dans ses limites, pour le pire ou le meilleur. »  Tendresse, dégoût, admiration ? Qu’éprouve le romancier-historien pour ses personnages ? « Je me sens un peu comme une mère avec ses enfants : je les aime tous. Ils subissent souvent leur destin. ». Derrière ces êtres de chair et de sang, nous découvrons un monde illusoire. La guerre déplacerait-elle le sens du réel ? « La guerre est extrême et favorise les mythes, les mensonges, les dénis. D’un côté, il y a ce que les gens ne veulent pas voir ; de l’autre ce que les militaires ou les politiques veulent leur faire croire. En ce sens, la Grande Guerre a quelque chose de théâtral, de tragique. » poursuit Aleksandar Gatalica

L’impuissance et l’aveuglement des politiques 

Parlons des politiques. Les puissants sont bien souvent représentés dans le livre avec leurs faiblesses et leur aveuglement : « Ce qui frappe pendant cette période, c’est l’incapacité des politiques. La plupart se trompent dans leurs analyses. Rien de ce qu’ils planifient ne se passe comme ils le prévoyaient. Les indications précises données par les journaux de l’époque permettent de prendre la mesure de toutes ces erreurs. » Défauts de vanité ? « Probablement. Vanités, incompréhensions et inconséquences. Par exemple, le Kaiser n’aura jamais pris la mesure de la guerre, à aucun moment ». 

L’Europe meurtrie a accouché du rêve d’une Europe unie 

L’Europe d’aujourd’hui est-elle une conquête de cette Grande Guerre « La guerre de 14-18 a ouvert une nouvelle ère. L’idée  de la constitution d’une Europe unie est née de cette grande boucherie, avec les soubresauts qui ont hélas suivi. Le monde retiendra peut-être que la guerre est souvent une absurdité. Un enchaînement qui échappe à ses protagonistes. » Citons un passage qui se situe en 1916 au QG des alliés en Grèce qui témoigne de cette « extériorité de la guerre » : « La baie bleue ressemblait à une énorme usine où fumaient les cheminées de deux cents navires. Les rues grouillaient de soldats :  des Français désabusés, des Anglais désorientés, des Grecs visiblement indignés, sans que l’on sache pourquoi ». 

Etendard de mémoire

Au fur et à mesure de l'échange, on voit bien combien Aleksandar Gatalica est habité par son récit. Son livre n’est pas simplement composé d’une mosaïque d’histoires. Il montre comment ces minuscules destins ont fini par composer la grande Histoire. A cet arrière grand-père qui est revenu meurtri, à ces survivants qui sont tous morts aujourd’hui, il a voulu rendre un ultime hommage. Partis la fleur au fusil, bien peu retournèrent chez eux. Voilà pourquoi Aleksandar Gatalica a voulu tisser cette toile, comme un immense étendard à la mémoire des disparus, mais aussi une ode à la vie, au « plus jamais ça », qui résonne avec une intensité particulière dans l’Europe d’aujourd’hui.

>Aleksandar Gatalica, A la guerre comme à la guerre,  Traduit du serbe par Arthur et Harita Wybrands, Belfond.

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En savoir plus

>Découvrez une présentation en vidéo par Aleksandar Gatalica de son livre >Lire un extrait de " A la guerre comme à la guerre"

 
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