Interview

Jordi Soler, entre deux réalités

Jordi Soler, écrivain mexicain d'origine catalane, poursuit avec La fête de l'ours (Belfond), la réécriture de son histoire familiale. Le récit né d'une révélation qui mènera le narrateur sur les traces d'un grand oncle qu'on croyait disparu en 1939, fuyant l'Espagne franquiste. Rencontre sur le fil avec un auteur équilibriste, entre ses réalités, historique et littéraire.

[image:1, l, g] Cheveux poivre et sel et yeux malicieux, langue chantante et mots pesés : ainsi qu'il se définit, Jordi Soler est "hydride". Comme le narrateur de sa trilogie auquel il prête son histoire familiale, l'auteur est né au coeur de la jungle mexicaine où son grand-père catalan avait vingt ans plus tôt fondé une communauté avec trois autres républicains en exil d'une patrie tombée aux mains de Franco.

Devenu adulte, journaliste, y voyant une "très belle matière littéraire", il interroge le vieil Arcadi à qui il promet de ne rien publier de son vivant. Les exilés de la mémoire paraît en France en 1997. Suivra La dernière heure du dernier jour, récit de la décadence de cette plantation de café, dont il fera de Marianne, sa tante née de l'exil, l'allégorie.La saga familiale aurait pu là trouver son point final.

Si Jordi Soler n'était pas, un jour de 2007 en visite à Argelès-sur-Mer, abordé par une vieille dame lui confiant que son grand oncle n'était pas mort comme ils avaient tous fini par en le croire en voulant, blessé, franchir les Pyrénées... Le troisième et dernier tome d'une saga hatelante, mêlant avec brio enquête et références à l'Histoire, catharsis familiale et "réalité littéraire". Sans jamais prétendre à autre chose qu'à l'écriture de "belles histoires".


Viabooks : Racontez-nous le point de départ de La Fête de l'Ours, troisième tome de votre évocation de l'histoire familiale?

Jordi Soler :  En 2007, lors d'une conférence, une femme étrange m'aborde. Elle me remet une photo et une lettre. Sur la photo, trois soldats républicains parmi lesquels Arcadi, mon grand-père, et Oriol, mon oncle, son frère. Dans la lettre, une incroyable révélation. Oriol, qu'Arcadi avait dû abandonner blessé en 1939, et que tout le monde croyait mort ou reconverti en pianiste quelque part en Amérique latine, aurait vécu là, en France, aux portes de la Catalogne. C'est là le point de départ du livre. Mon narrateur cherche à rétablir la vérité sur celui que la légende familiale avait érigé en héros. Ill se demande pourtant s'il doit poursuivre cette quête qui ajoute encore de la douleur aux souvenirs de la guerre et de l'exil vécus par sa famille. Finalement c'est cette interrogation-là qui lui donne le combustible nécessaire à la découverte de la fin du livre. Pour moi, la vérité est importante, mais la réalité littéraire est différente

 

Comment définiriez-vous cette "réalité littéraire"?

Elle est circonscrite au roman. Les romans ne racontent pas la vérité mais des histoires qui ressemblent à la vérité. C'est d'ailleurs quand on ne sait pas différencier les deux que c'est le meilleur.

Evidemment, quand on lit votre trilogie sur l'histoire familiale, on est tenté de vous demander ce qui relève du romanesque et ce qui a réellement existé...

 La rencontre, le 14 avril 2007 à Argelès-sur-Mer, de cette femme qui me donne une photographie en noir et blanc où je reconnais mon grand-père, son frère et son père, et me met sur la piste d'Oriol, est vraie. A partir de là, on entre dans la fiction, mais ancrée dans la réalité.  C'est vrai aussi qu'on n'a jamais retrouvé ni corps ni traces de cet homme. Le roman dit plus de choses réelles que la réalité n'en dirait. Sa soeur dit d'ailleurs du personnage d'Oriol qu'il ressemble beaucoup à son frère...

Comment le livre a-t-il été perçu par vos proches?

Même si les personnages de mes livres ressemblent aux membres de ma famille, ils les lisent comme des romans. Ils ont des traits de caractère en commun, mais n'ont pas vécu tout ce que je raconte. Il y a d'un côté ma famille, de l'autre ma famille littéraire.
Ce qui est drôle, c'est que ma mère, qui s'appelle Maria Louisa, a depuis adopté le prénom de Laia, qui est celui que je lui ai donné dans mon livre : maintenant, tout le monde l'appelle comme ça. C'est la contribution du roman à la vie réelle.

Y a-t-il une part d'exorcisme dans cette écriture de l'histoire familiale? D'hommage?

Oui, un peu, même si l'intention générale est toujours de construire de belles histoires. C'est une très belle matière littéraire que j'avais là. Mais il est vrai que ça m'a fait réfléchir sur moi, ma condition de personne hybride, puisqu'ayant deux pays, digérer cette histoire et me préparer à la transmettre à mes enfants : c'est la partie thérapeutique de l'écriture.
Pour l'hommage je ne sais pas, il y avait en tout cas une nécessité de donner corps à ces personnes. C'est le lecteur qui verra l'hommage où il le voudra. Peut-être verra-t-il celui que je fais au film La belle et la bête ou à AndreÏ Tarkovsky en citant un vers de son film : "Vis dans la maison et la maison existera". Peut-être en verra-t-il d'autres...

Vous-même, journaliste, vous lancez dans La fête de l'ours votre narrateur dans une enquête : est-ce réellement votre méthode de travail?

 

Il s'agit là encore d'une réalité littéraire. Je n'ai jamais de schéma prédéterminé quand je commence un roman. Cette enquête me paraissait un élément important, par le contraste qu'elle mettait en lumière : le monde sauvage des sommets pyrénéens et celui bien ordonné des archives de procès verbaux, à la fois en contrepoids et en contrebas.
Je fais très peu de recherches, seulement quand ça s'impose : elles enlèvent de la spontanéité au roman. Le travail de journaliste ne m'intéresse pas beaucoup, c'est pour ça qua j'envoie mes personnages le faire à ma place. Je ne crois pas à l'excès de réalité dans le roman, sinon je ne suis plus un auteur, mais un historien.


Comment êtes-vous venu à l'écriture?

Je suppose que c'est parce que je suis né dans une maison où l'on vouait une véritable dévotion aux livres. Un jour j'ai entendu un morceau de Joan Manuel Cerrat, qui mettait en musique un poème de Miguel Hernandez : ce fut un choc. Je me suis dit que je voulais dire des choses comme lui le faisait.
A partir de là, je suis devenu un enfant lecteur. Je remercie mes parents de ne jamais m'avoir donné de livre : c'est moi qui choisissait. Aujourd'hui, je fais la même chose avec mes enfants.

Quels sont les auteurs qui vous touchent?

Balzac est l'un de mes écrivains de prédilection. Pas seulement pour son oeuvre, mais aussi par sa façon de vivre: écrire pour payer son loyer et fuir ses créanciers, c'est aussi ce que je fais ! 
Saul Bellow est pour moi une inspiration constante (il lit en ce moment ses Lettres, en français). Comme lui, Samuel Beckett m'impressionne par l'amertume de son travail et son humour. Nabokov aussi, qui a transformé sa condition d'écrivain russe en écrivain américain.
En littérature espagnole, Joan Carlos Onetti.
Et James Joyce : pour preuve, j'appartiens à l'ordre irlandais de Finnegan qui chaque année se réunit à Dublin après avoir relu Ulysse pour en parler ensemble.

Quel est votre prochain livre?

Je viens de finir un roman qui raconte le séjour de trois semaines d'Antonin Artaud en Irlande, alors au summum de sa folie. Il s'y était rendu afin de rendre au peuple irlandaisle bâton de St Patrick qu'il croyait posséder. Il entrera d'ailleurs tout de suite après à l'asile où il mourra quelques années plus tard.

En savoir plus

Jordi Soler , La fête de l'ours, Belfond.

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