Ce petit rien, ce petit lien ? : L'identité humaine face à l'opérativité techno-scientifique

Extrait de Ce petit rien, ce petit lien ? : L'identité humaine face à l'opérativité techno-scientifique de Jacqueline Wautier

Guerres de feu, guerres de glace :

Là, le feu des représentations religieuses et des harangues exaltées de leurs propres haines, leurs propres peurs. Ici, la glace des solitudes porteuses d’incertitudes ou de déliances factrices de consomptions.

 

Terrorismes s’enivrant de leurs extrémismes hallucinés…

Guerres s’enorgueillissant de leurs légitimités autoproclamées…

Gangs citadins, trompant leur désespoir pétrifié dans la mise en pièces ou en fumée des objets et symboles sociétaux se refusant à eux…

 

Athées monadiques sans liances et croyants intégristes sans foi pacifiée[1] s’abandonnent semblablement à la violence engendrée par leurs manques de densité et de reconnaissance. De fait, luttes fratricides d’apocalypse et combats urbains de démolition exécutent une même gigue macabre – les individus sont malades des confusions, négations et désespérances qui les dévorent. Partant, noyés dans la foule qui les écrase sans les unir, tous souffrent de désenchantement…

 

Là-bas, les batailles de frères ennemis indéfectiblement unis : où la mort passée étouffe la vie future, où la vengeance inique répond au pardon déphasé ou déplacé –car seule la victime peut ou pourrait offrir à son bourreau un pardon librement construit.

Plus près, les pugilats de solitaires précipitant leur délaissement dans la masse : où l’effondrement des liens conduit à la déconstruction des réseaux fondateurs –car seule l’appropriation des héritages et lignages peut apporter aux individus la liberté d’une existence factrice de sens. Où donc la négation des spécificités et l’effacement des différences, ou leurs résidus sursignifiés, conduisent au «mal de soi» d’une perte identitaire et d’un malaise existentiel. Conduisent à un manque de densité  et à une insécurité - vecteurs de violences destructrices et autodestructrices…

 

«Pourquoi l’être humain du XX°s. ressent-il la nécessité de se considérer comme différent de l’autre ?», demande Daniel Barenboïm[2].

Parce qu’il l’est et le devient – sans cesse, en une construction personnelle inscrite dans l’interactivité et le relationnel.

Différents, tous. Comme le sont les peuples et les groupes culturels, comme peuvent l’être frères et sœurs - sans appréciation de valeur : ni inférieurs ni supérieurs, ni plus ou moins fous ni plus ou moins sages…

De fait, chaque sujet est unique – car il est sujet d’affirmations ou d’extractions soutenues. Mais aussi, d’intégrations et d’appartenances oeuvrées.

Et tous les hommes sont semblables de leurs différences - par  elles…

Dès lors, quand cette intégration au cœur du substrat commun est impossible, quand cette différenciation est contredite, restent la solitude monadique et la déperdition de soi. Restent l’angoisse (de vanité) et la violence (de vacuité). Reste un sujet en quête de reconnaissance – de racines et de sens.

 

«Pourquoi l’être humain du XX°s. ressent-il la nécessité de se considérer comme différent de l’autre ?».

Pour exister (ex-ister)  en contre-donne d’une confusion où le  «moi» se perd dans l’uniformité du sans repère - sans limite, sans répondant réel. Pour exister contre le monde extérieur  - et contre le «soi» indéfini.

Exister, comme «moi» personnal, dans l’entre-deux : dans ce lieu des relations humaines, des contacts et des échanges. Exister dans un sentiment de réalité individuelle – de sécurité personnale. Et trouver en «soi» la force et la stabilité requises pour accueillir l’autre – comme autre et semblable.

 

Entre-deux disions-nous, car  l’homme se fit dans la différenciation, hors l’insignifiance d’une totalité nébuleuse. Car l’individu s’affirma dans la différence : différence reconnue par laquelle il put tisser des liens à autrui - trop proches ou trop semblables, l’un et l’autre, le propre du moi et l’impersonnel du monde ou du toi,  se fondent ou confondent.

Nonobstant,  l’humanité une et plurielle se construit dans la ressemblance: trop éloignés, les individus sont  hors communication ou échange.  En cette matière, la créature de Frankenstein est édifiante : elle, l’innommée, la destructrice, incarne l’altérité radicale - de son être nourri de la mort, de sa naissance hors réciprocité, de sa solitude à nulle autre pareille. Elle témoigne en ses errances de l’impossible vécu inhérent  à une unicité absolue : sans détour par l’autre, sans reconnaissance identitaire ni intégration communautaire, il n’est que violence et chaos. Conséquemment, la créature se déchaînera contre le tiers relationnel qui la renvoie douloureusement à ses exclusions : le frère, l’ami de jeunesse et la jeune épousée seront assassinés par le monstre. Les individus unis à Frankenstein par l’amour seront éliminés par celui qui est né sans amour. La leçon saute aux yeux : sans l’altérité d’un semblable, sans reconnaissance ni affection ni appartenance, il ne peut y avoir d’ouverture au monde - hormis dans une appropriation violente et destructrice.


[1] Pacifiée de ses liens générationnels et interindividuels : où la croyance intégriste recouvre une rupture des liens communautaires, familiaux, ancestraux (ou traditionnels) et sociaux (ou civilisationnels).

[2] Journal Le Soir, me. 23/08/2006

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