Chronique d'hiver

« Chronique d'hiver » de Paul Auster, Actes Sud, Traduction Pierre Furlan, 2013

Extrait 2.  Non, tu ne veux pas mourir, et alors même que tu t'approches de l'âge qu'avait ton père quand sa vie a pris fin, tu n'as pas pris contact avec tel ou tel cimetière pour t'occuper de ta concession funéraire, tu n'as donné aucun des livres que tu es certain de ne jamais relire et tu n'as pas commencé à t'éclaircir la gorge pour faire tes adieux. 

Néanmoins, il y a treize ans de cela, juste un mois après ton cinquantième anniversaire, alors qu'assis dans ton bureau du rez-de-chaussée tu déjeunais d'un sandwich au thon, tu as connu ce que tu appelles désormais ta fausse crise cardiaque, l'assaut d'une douleur de plus en plus forte qui s'est étendue à toute ta poitrine puis le long de ton bras gauche avant d'envahir ta mâchoire - les symptômes classiques de bouleversement et de destruction cardiaques, de l'infarctus du myocarde tant redouté, capable de mettre fin en quelques minutes à la vie d'un homme - et, tandis que la douleur continuait à monter pour atteindre des niveaux toujours plus élevés de force incendiaire, qu'elle brûlait l'intérieur de ton corps et mettait ta poitrine en feu, tu as été pris de faiblesse et de vertige, tu t'es levé en titubant et, lentement, tu as gravi l'escalier en agrippant la rampe des deux mains avant de t'effondrer sur le palier du salon en même temps que tu appelais ta femme d'une voix faible, à peine audible.

Elle est arrivée en courant de l'étage au-dessus, et quand elle t'a vu là, allongé sur le dos, elle t'a pris dans ses bras et serré contre elle en te demandant où tu avais mal, elle t'a dit qu'elle allait appeler le médecin, et quand tu as levé les yeux vers son visage tu as été persuadé que tu étais sur le point de mourir, car une douleur d'une telle intensité ne pouvait signifier que la mort, et la chose bizarre - peut-être ne t'est-il même jamais rien arrivé d'aussi bizarre -, c'est que tu n'avais pas peur: en fait, tu étais calme, tu acceptais totalement l'idée que tu allais quitter ce monde et tu te disais: Ça y est, maintenant tu vas mourir, et peut-être la mort n'est-elle pas aussi terrible que tu l'avais cru, car te voilà dans les bras de la femme que tu aimes, et s'il te faut t'en aller à présent, estime-toi heureux d'avoir vécu aussi longtemps que cinquante ans.»

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