Nous nous verrons en août: Roman

« Nous nous verrons en août » de Gabriel Garcia Marquez, Grasset, 2024

Elle revint dans l’île le vendredi 16 août par le bac de trois heures de l’après-midi. Elle portait un jean, une chemise écossaise à carreaux, des chaussures simples à talon plat, sans bas, une ombrelle en satin, son sac à main et, pour tout bagage, une mallette de plage. Sur le quai, dans la file des taxis, elle alla tout droit vers un vieux modèle rongé par le salpêtre de mer. Le chauffeur l’accueillit avec un salut amical et la conduisit en avançant cahin-caha à travers le village indigent avec ses bicoques de torchis, ses toits de palmes de sabal et ses rues de sable brûlant face à une mer en flammes. Il dut faire des cabrioles pour éviter les cochons impavides et les enfants nus qui le taquinaient en simulant des passes de torero. À l’extrémité du village, il s’engagea dans une allée de palmiers royaux où, entre la mer ouverte et une lagune côtière peuplée de hérons bleus, se succèdent les plages et les hôtels de tourisme. Il finit par s’arrêter devant l’hôtel le plus vieux et le plus déchu de tous.

Le réceptionniste l’attendait avec la fiche d’enregistrement à signer et les clefs de la seule chambre de l’étage qui donnait sur la lagune. Elle monta l’escalier en quatre enjambées et entra dans une pauvre pièce à l’odeur d’insecticide encore prégnante et presque entièrement occupée par un énorme lit double. Elle sortit de la mallette un nécessaire de toilette en maroquin ainsi qu’un livre dont les tranches n’étaient pas rognées, une page marquée par un coupe-papier en ivoire, et le posa sur la table de chevet ; elle en sortit aussi une chemise de nuit en satin rose qu’elle mit sous l’oreiller, un fichu en soie aux motifs d’oiseaux équatoriaux, une chemisette blanche et une vieille paire de tennis avec lesquels elle passa dans la salle de bain.

Avant de se préparer, elle ôta son alliance, puis la montre d’homme qu’elle portait au poignet droit, les posa sur la table de toilette et fit quelques ablutions rapides pour se débarrasser de la poussière du voyage et chasser la torpeur de la méridienne. Quand elle eut fini de s’essuyer, elle soupesa dans le miroir ses seins encore ronds et arrogants en dépit de ses deux accouchements. Elle tira ses joues en arrière du plat de ses mains pour se rappeler ce qu’elle avait été dans sa jeunesse, ignora les rides de son cou – le mal était sans remède – et inspecta ses dents parfaites, brossées depuis peu, après le déjeuner à bord du bac. Ensuite, elle frotta avec la bille du déodorant ses aisselles rasées avec soin et enfila la fine chemisette de coton ornée sur la poche, en broderie, des initiales AMB. Elle brossa ses longs cheveux noirs, qui tombaient sur ses épaules, et les resserra assez haut à l’arrière de sa tête avec le fichu aux oiseaux. Pour terminer, elle adoucit ses lèvres avec un bâton de simple vaseline, mouilla ses index sur sa langue pour lisser ses sourcils en bataille, mit une goutte de Maderas de Oriente derrière chaque oreille et affronta enfin dans le miroir son visage de mère automnale. Sa peau, sans trace de cosmétique, avait la couleur et le lissé de la mélasse de canne, et ses yeux de topaze aux sombres paupières portugaises étaient beaux. Elle s’éplucha tout entière, se toisa sans pitié et se trouva presque aussi bien qu’elle se sentait. (...) »

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