Les eaux du Danube (2024)

« Les eaux du Danube » de Jean Mattern, Sabine Wespieser (2024)

1. J’ai passé ma vie à éviter les sensations fortes. Question d’éducation. Pas d’alcool, pas de sauts en parachute, pas de voitures de course. Pas d’aventures non plus. Même le sexe m’ennuie parfois. Tout m’ennuie d’ailleurs, je crois. J’attends que ça passe. Je ne sais pas pour autant ce que « ça » signifie. À la pharmacie, la plupart du temps, je fais semblant d’aimer mon travail. Les journées ne sont jamais les mêmes, c’est vrai. Les clients font preuve d’une étonnante capacité à poser des questions différentes, à vouloir de nouvelles solutions à leurs problèmes qui n’en sont pas, jour après jour – mais, pour moi, tout cela revient au même : j’attends que l’horloge fixée au-dessus de la porte affiche dixneuf heures. Non que je fasse des choses extravagantes ensuite, une fois que j’ai baissé le rideau et fermé l’officine à double tour. C’est plutôt comme arracher une page de ces éphémérides que nos grands-mères accrochaient dans leur salon. Avec un sentiment de contentement et ce soupir qui voulait dire « Ça y est. Une autre journée passée ». Depuis l’entretien avec le professeur de philosophie de Matias, je n’arrive plus à ressentir ça. L’heure ne tourne plus comme avant. Quelque chose s’est déréglé, et cela me tracasse. Je suis pharmacien, je délivre des médicaments. Un médecin les a prescrits, et il en existe un pour chaque pathologie. Ou presque. J’aimerais connaître celui qui fera disparaître ce dérèglement temporaire : la sensation que le temps s’est dilaté pendant que mon poumon, lui, s’est comprimé. Il y a des milliers de cachets dans ces tiroirs et ces armoires, il doit bien y en avoir un pour le dérangement que je subis depuis cette conversation avec M. Almassy. Je dors mal aussi. Au réveil, je suis en nage, une fois sur deux – à cause de ces rêves sans doute. Souvent le même. On me pourchasse, m’arrête, m’ordonne de montrer mes papiers. Un officier m’accuse d’usurpation d’identité, me dit que ça me coûtera cher. Tout cela n’a ni queue ni tête. En vérité, il m’est difficile de dire ce que je ressens. Depuis quelques jours, je me demande si j’occupe indûment la place qui est la mienne depuis des années. Celle de mari, et de père. Je crois savoir, non, j’en suis sûr, que Madeleine a aimé un autre homme avant moi. Passionnément, peut-être. Et couché avec ui, c’est certain, juste avant notre mariage. Madeleine n’a jamais cherché à cacher grand-chose et, quand elle est revenue de Paris à la veille de notre mariage en grande pompe en la cathédrale Saint-Jean de Lyon, elle était différente. Les joues en feu. Et ce n’était pas à cause de moi. Je ne lui ai pas posé de questions, cela ne m’a pas effleuré. Tout était arrangé. La cérémonie. Notre union. Le déménagement à Sète et notre vie future. Tout s’est déroulé comme prévu pendant des années. Jusqu’à cette sensation d’étouffer qui ne me quitte plus. Même quand je monte au cimetière marin ou plus haut, sur le mont Saint-Clair. J’ai pris l’habitude de m’y promener peu de temps après notre arrivée à Sète, il y a bientôt vingt ans. Madeleine m’a accompagné au cimetière deux ou trois fois au début. Après tout, c’est une attraction touristique. Puis elle a commencé à trouver ça morbide. Alors que moi, j’aime la paix qui y règne. Depuis tant d’années, c’est là où je vais pour contempler la mer, et penser à autre chose. Ou à rien. Parfois je marche jusqu’à la chapelle au sommet, avant de descendre de l’autre côté vers la pinède, que les gens d’ici appellent les Pierres Blanches. Ces lieux – dont le calme me saisit à chaque fois que je m’y retrouve seul – sont une bénédiction et m’attachent à cette ville plus que tout le reste, plus que tout ce que nous y avons construit. »

& aussi