Le labyrinthe des égarés: L'Occident et ses adversaires

« Le labyrinthe des égarés » d'Amin Maalouf, Grasset, 2023

Dans les derniers jours de mai 1905, une nouvelle inouïe s’est propagée, en provenance d’Extrême-Orient : la flotte impériale russe, partie en grande pompe de la Baltique, sept mois plus tôt, dans le but d’infliger une correction aux Japonais, aurait été anéantie ; plus de cinq mille hommes auraient péri en mer, et six mille autres auraient été faits prisonniers, dont le vice-amiral Rojestvenski ; grièvement blessé à la tête, celui-ci serait à présent soigné dans un hôpital de l’île de Kyushu, où son adversaire, l’amiral Togo Heihachiro, artisan de la victoire, serait venu lui rendre une visite de courtoisie et s’enquérir de sa santé.

Ce fut, partout dans le monde, l’incrédulité et la stupéfaction. Depuis si longtemps, les puissances européennes pratiquaient, avec rigueur et efficacité, la politique de la canonnière ! Lorsqu’un satrape d’outre-mer, qu’il fût le dey d’Alger, le nawab du Bengale, le sultan de Zanzibar ou même l’empereur de Chine, se montrait récalcitrant, indocile, ou insolent, on dépêchait quelques vaisseaux pour le ramener à de meilleures dispositions.

Et là, soudain, dans le détroit de Tsushima, les « canonnières » du tsar ont été irrévérencieusement envoyées par le fond. Sur l’ensemble des bâtiments de la flotte, qui en comptait une trentaine, seulement trois ont pu atteindre Vladivostok.

Ceux qui suivaient de près les événements de l’année écoulée n’auraient pas dû être surpris. Depuis le début du conflit, en février 1904, les Russes donnaient des signes de faiblesse, sur terre comme sur mer. Dans les chancelleries, on murmurait que l’empire des tsars, aussi immense fût-il, n’était pas moins malade que celui des sultans ottomans. Mais peu de gens s’attendaient à une telle défaite.

À Londres, à Berlin, comme à Paris ou à Vienne, les journaux soulignaient que, pour la première fois, « un peuple de couleur » avait damé le pion à une grande puissance européenne, et ils prévenaient leurs lecteurs contre « le péril jaune ». Aux États-Unis, l’une des rares personnes à se réjouir de l’événement se trouva être, sans surprise, l’universitaire noir W.E.B. Du Bois, qui se dit reconnaissant aux Japonais d’avoir brisé « la stupide magie moderne du mot “Blanc” ».

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Cela faisait quasiment un demi-millénaire que « l’homme blanc » avait établi sa prééminence dans le monde. Si l’on devait assigner un siècle à son « élévation », ce serait le quinzième.

Le « Quattrocento », comme l’appellent les Italiens, avait pourtant débuté sous de tout autres étoiles. À partir de 1405, plusieurs expéditions maritimes avaient été effectuées par une gigantesque flotte chinoise, comprenant parfois vingt-huit mille hommes d’équipage et plus de deux cents navires, dont une soixantaine d’immenses jonques portant, à l’aller comme au retour, de fabuleux trésors. Elle était commandée par un personnage hors du commun, l’amiral Zheng He. Issu d’une famille de hauts fonctionnaires chinois de religion musulmane, sa mission était d’explorer toutes les zones côtières s’étendant des îles de la Sonde jusqu’à la Corne de l’Afrique, en passant par les Indes, la Perse et la péninsule Arabique, pour les décrire et les cartographier, pour tisser avec elles des relations d’échange, pour démontrer par la munificence de la flotte celle du souverain qui l’avait armée, et aussi, chaque fois que la chose paraissait faisable, pour obtenir des vassaux de l’Empire du Milieu les tributs qui marqueraient leur allégeance.

Zheng He aurait pu rester dans l’Histoire comme le premier d’une lignée d’explorateurs chinois, mais son septième voyage allait être le dernier. L’avènement d’un nouvel empereur, en 1424, avait changé la donne, et brisé l’élan. On décréta que les expéditions avaient été coûteuses, et superflues. On délaissa la flotte, qui commença à se délabrer. Puis on ordonna de la démolir, en menaçant de punir sévèrement quiconque tenterait de la reconstruire.

La Chine se referma alors sur elle-même, s’infligeant une longue stagnation débilitante dont elle mettra des siècles à s’extirper.

À la même époque, mais à l’autre bout du monde, s’amorçait le mouvement inverse. Un prince européen, Henri de Portugal, surnommé le Navigateur bien qu’il eût très peu navigué, décida de financer et de parrainer une série d’expéditions côtières vers l’Afrique noire. Elles commencèrent avec la découverte des Açores en 1427 ; se poursuivirent jusqu’au golfe de Guinée, où les Européens ne s’étaient jamais aventurés encore ; puis vers le cap de Bonne-Espérance.

Dans les décennies suivantes, tous les océans seraient sillonnés par des capitaines, des aventuriers, des négociants, des botanistes et des missionnaires venus de Gênes, de Venise, de Porto, de Bristol, d’Amsterdam ou de Saint-Malo. Une vaste entreprise d’exploration, de colonisation, d’exploitation et de conquête, qui allait faire de l’Europe occidentale. »

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