D'UNE AMARANTE RÉFLÉCHIE

Une amarante réfléchie de Damien Dussol

Au café
En ce début de soirée pluvieux et comme de coutume désormais, Henri quitta son hôtel particulier du 18 rue Napoléon. Il s’était revêtu de son manteau et de son chapeau afin de se rendre dans cette gargote à quelques encablures de là. Il ne l’aimait guère – lui répugnait même un peu – mais il s’y rendait immanquable­ment chaque jour.

Finalement, il ne comprenait pas très bien comment lui était venue cette habitude. Peut-être était-ce le plaisir d’entendre le tout‑venant déblatérer des inepties sur les événements en cours ? Il s’amusait certainement des verbiages de son prochain qui s’arrogeait diverses positions. Le quidam était tout à la fois chef de guerre, diplomate, philosophe, logisticien, ingénieur et alternativement collaborateur et résistant mais ne quittait jamais le tabouret de son bistrot.

Ou peut-être était-ce la distraction que lui procuraient les Allemands. Ceux-là se pavanaient dans les rues comme si la ville leur avait toujours appartenue. A dire vrai, il trouvait à ces soldats une certaine élégance. Ils étaient d’une catégorie nettement supérieure à ceux de son pays. Les défilés organisés chaque midi durant lesquels était exposée la rigueur d’une jeunesse allemande docile, marchant à un pas de l’oie, rythmé par tambours, cuivres et fifres, traduisaient cette supériorité face à une armée nationale bien décatie. La débâcle des semaines précédentes ne l’avait ni surpris ni ému. Les Allemands avaient pris la ville et s’y exposaient fièrement sous le regard amusé de Henri. Il se divertissait en regardant ces grands soldats si éloignés de cette image favorable placardée dans les quatre coins de la ville. L’homme costaud et souriant, soutien d’enfants nécessiteux, était représenté flanqué de l’injonction : « Populations abandonnées, faites confiance aux soldats allemands ». L’affiche le faisait systématiquement sourire. Elle permettait à l’envahisseur de se présenter sous un jour flatteur. Il devait être bien agréable de s’autoproclamer sauveur en lieu et place d’agresseur. Quelle ironie. Henri se régalait de ces incohérences. C’était, à y bien penser, cette inconsistance du monde qui l’entourait, cette inco­hérence affichée sans gêne, cette absence de logique permanente chez les autres qui l’incitait à descendre de chez lui chaque jour et à se goberger de l’entour.

Perdu dans ces pensées devenues rituelles, il arriva devant l’échoppe qu’il contempla dédaigneusement en plissant les yeux. Sur sa devanture d’un vert fané, un lampion éclairait des lettres à demi-effacées : « Au comptoir des Sanson ». Ces mots auguraient à une époque des noces éternelles. Ils n’évoquaient plus aujourd’hui qu’un bistrot défraîchi.

Henri poussa la porte de l’établissement. Sans prendre le soin de rendre son bonjour au tenancier, il alla s’asseoir à une table vide sans se troubler devant le joyeux brouhaha qui animait l’endroit. Des habitués des lieux jouaient aux cartes sur une table, tout en discutant avec d’autres accoudés au bar. De jeunes gens bavardaient attablés dans un coin. Quelques volutes de fumée blanche virevoltaient à chaque exhalation et venaient caresser les lambris turquoises et les étagères vermeilles. Le gramophone jouait Le Chaland qui passe et autres succès de la décennie en crépitant par intermittence. La salle était chaleureuse. L’ambiance extérieure n’était pas la bienvenue.

En sirotant un verre promptement apporté par la serveuse, Henri scruta les lieux. A part la présence de ce groupe de jeunes gens, tout était exactement tel qu’il l’avait laissé la veille, l’avant-veille et les jours précédents. Les bouteilles de vin rouge et rosé, le Picon, les bières et l’apéritif anisé se reflétaient dans un miroir, suggérant une Byzance disparue. De grandes affiches publicitaires et des pages de journaux rappelant divers exploits sportifs couvraient les murs. De grandes plantes palmées obstruaient les fenêtres comme pour tamiser les rayons extérieurs. Tout était fait pour suggérer que rien n’avait changé. Tous l’acceptaient. L’équilibre reposait sur ce désir non-dit de se convaincre que la période était banale. Ce bistrot les y aidait. Le tenancier se voyait probablement comme un des derniers remparts d’un style de vie aujourd’hui mis à mal. Ses fidèles se réfugiaient sous son aile pour jouir d’un dernier souffle de liberté moyennant écus sonnants et trébuchants. Quel sentiment merveilleux que de concilier ainsi vénalité et bienveillance.

Ses protégés réguliers étaient au nombre de sept. Dès sa première venue, Henri les avait catalogués comme des imbéciles macérés dans leur médiocrité. A ses yeux, tout chez eux criait l’inculture et la balourdise, curieusement couplées à un entrain certain à la démonstration d’idées. Dépenaillés, presque loqueteux, des chandails grossièrement taillés, de vieux godillots, la trogne bouffie pour les uns, le teint olivâtre pour les autres, ils émanaient le commun. Henri se hérissait face à une négligence vestimentaire qui, disait-il, traduisait un style de vie peu contraignant d’abord sur le plan physique et par extension, sur le plan intellectuel. Ils tranchaient en effet nettement avec le jeune homme, à la toilette toujours impeccable. Son costume noir, accompagné d’une sempiternelle chemise blanche et d’une cravate fine, coiffé d’un indémodable Fedora gris, eût pu paraître quelconque sur un autre homme mais, sur Henri, au maintien toujours très digne, il dégageait une élégance indicible qui dénotait avec l’endroit.

Henri s’était gargarisé d’avoir anticipé leur vulgarité à l’abord du simple physique quand il avait commencé à assister à leurs débats houleux. Un des passe‑temps favoris des habitués du Comptoir des Sanson était effectivement les passes d’armes sur l’actualité agitant le pays et ses voisins :

« Vous ne savez pas la dernière ? s’exclama le plus jeune. Il paraîtrait que les Anglais ont essayé de prendre Dakar l’autre jour et qu’ils auraient même tué des gars à nous. Et certains essaient de nous faire croire que ce serait des alliés. Des alliés ?! Mon œil, ouais. Des étrangers qui nous agressent et nous tuent, j’appelle ça des ennemis, moi.

— Ouaip, paraîtrait même qu’ils ont fait ça sur conseil de ce général qui a fui chez les Rosbifs. Un drôle de bougre, celui-là, m’est avis.

— Il roule pour eux, c’est évident, ajouta un troisième.

— Je ne sais pas pour qui il roule, mais pas pour nous, c’est clair. De toutes façons, tous ces types puissants ne se sont jamais sentis concernés par le peuple. Pas plus en temps de guerre qu’en temps de paix. »

Un grognement approbateur s’échappa de l’assemblée.

« Tu remarqueras d’ailleurs que le gus était déjà en Angleterre avant l’arrivée des Chleus, s’exclama le jeune homme, visiblement bien informé de la situation. C’était écrit dans Le Matin l’autre jour. Et pourtant, les Anglais avaient déjà fui comme les traîtres qu’ils sont. Tu crois qu’ils seraient allés se battre avec les nôtres et les Belges ? Ben non. Ça, il n’y a pas à dire, de solides alliés, ces gaillards-là, et dévoués à notre cause.

— Ah, ne commence pas avec les Belges, rétorqua un vieux assis au comptoir. Quand on a un roi aussi lâche, c’est que le peuple l’est encore plus. Tout est de leur faute. Ne l’oublions pas. J’espère que nous saurons les faire payer quand tout ça sera fini.

— Vous critiquez ce général, mais il a quand même fait un bel appel à la radio l’autre jour, d’ajouter son voisin de droite. Beaucoup de petits gars à nous se sont sentis restimulés après ça. Ça a redonné de l’espoir. Il a insufflé un mouvement. Faut bien croire que l’homme ne veut pas nous abandonner.

— Tu veux dire, comme ceux qu’il a fait massacrer en Afrique ? répliqua le jeune homme en s’empourprant.

— En tout cas, je vous rappelle que le maréchal est encore debout, et avec lui, le dernier véritable espoir. Nous ne sommes plus dans un bateau à la dérive depuis qu’il nous a fait don de sa personne. Il saura s’occuper des Allemands et nous délivrer de leur emprise.

— Le maréchal s’est déjà résigné à la défaite au mépris des solides jeunes hommes qui se battaient encore, répondit un de ceux qui s’étaient tus jusqu’alors. Il n’y a plus grand-chose à espérer maintenant. Mais c’est vrai qu’il est heureux qu’il soit là. Mieux vaut lui qu’un autre. On n’en fait plus des bonshommes comme lui, ajouta‑t-il en jetant un regard oblique au plus jeune.

— Vous voulez que je vous dise, coupa l’un d’eux. Il se dit que la statue de Sainte Jeanne d’Arc est restée fièrement – miraculeusement – dressée au milieu des ruines de sa propre ville. Le ciel nous dit que nous allons résister à cette tempête comme aux précédentes et il nous confie une fois de plus à notre bonne Jeanne. »

Et de se signer.

La conversation errait de ci de là, abandonnant le maréchal et le général pour se diriger vers les Américains. La discussion passait aisément d’un sujet à l’autre mais revenait toujours aux mêmes poncifs. Henri, qui se serait usuellement complu à écouter cette conversation depuis sa propre table, y trouvant l’assouvissement de sa superbe, n’y prêta pas plus d’attention qu’à la cigarette qui se consumait à la commissure de ses lèvres. Non, ce soir-là, son attention était toute entière fixée sur ce groupe de jeunes gens assis de l’autre côté de la salle. Tripotant machinalement son mouchoir dans sa poche gauche, il les regardait fixement, faisant fi de ses manières. Son regard traduisait une tracasserie peu convenue pour un homme sirotant seul un verre dans un troquet. Ces jeunes gens, plongés dans leur discussion, ne se rendaient pas compte de l’impertinence, ou, tout du moins, feignaient de ne pas la voir.

Ils étaient cinq : deux femmes et trois hommes. La première femme, une demoiselle blonde, était remarquable par une beauté dont elle savait ostensiblement exploiter les contours. Henri ne put s’empêcher d’admirer le galbe de ses seins fermes impeccablement soulignés par une fine robe rouge qui lui serrait la taille. Son décolleté révélait assez de sa poitrine pour attiser les passions et la couvrait suffisamment pour les confondre. Elle portait sa cigarette à ses lèvres écarlates avec une pudeur si innocente qu’il était impossible pour Henri de savoir si elle agissait ainsi par naïveté ou obscénité.

Le jeune homme à sa droite lui déplut immédiatement. Celui-ci était habillé de cette veste à carreaux chère aux habitants des campagnes, d’un béret qui cachait des cheveux cuivrés et était affublé d’une moustache qu’il voulait épaisse et qui lui redescendait sur le coin des lèvres. Ce n’était pourtant pas ses vêtements à la mode rurale qui agaçaient tant Henri mais la montre de poche de manufacture suisse Zénith qu’il l’avait vu montrer furtivement à la jeune femme en rouge. Il n’appréciait guère ces individus qui, désœuvrés dans leur propre condition, cherchaient à s’identifier à d’autres pour mener des combats dont ils ne comprenaient ni les tenants ni les aboutissants, mais les menaient pourtant tambour battant.

Le regard de Henri ne s’attarda pas plus sur le deuxième homme. Celui-là portait la tonsure au milieu de ses cheveux noirs, d’amples habits de même couleur et de petites lunettes rondes. N’importe qui eût reconnu un séminariste au premier coup d’œil. Peu sensible à la cause cléricale, voire rebuté par leur style de vie anachronique, il ne leur montrait que rarement de la sympathie.

Le troisième et dernier homme avait un aspect inattendu dans ce groupe de joyeuses personnes. C’était le seul, pour autant que Henri pût en juger, qui avait l’air négligé. Mais il ne s’agissait pas dans son cas d’une négligence affectée. Son apparence dégageait une impression d’abandon irrémédiable. Ses cheveux tombants, son pantalon usé, ses yeux absents et ses longues respirations montraient un jeune homme vaincu par la vie. Henri en fut très ému. Il lui paraissait impossible qu’un homme si jeune et robuste et dont l’avenir ne demandait qu’à se construire pût être totalement brisé. Mais cet homme aux paupières lourdes était devant lui, sans équivoque. Il ne laissait pas place à l’imagination. La vie lui avait ôté sa vigueur pour y loger la résignation.

Si l’homme l’impressionna fortement, l’amenant à se demander ce qui pouvait écorner une vie de la sorte, il n’était néanmoins pas le sujet principal de son agitation. Henri était curieusement bouleversé par la cinquième personne. Cette jeune femme devait avoir quelques vingt ans. Elle n’était ni aussi jolie ni aussi attirante que sa jeune amie bien qu’on lui reconnût un charme certain. Les cheveux châtain clair, le nez légèrement retroussé, les traits fins, elle ressemblait en somme à nombre jolies jeunes filles de son âge. Et c’était justement cela qui tracassait tant Henri. Pourquoi diable ne pouvait-il détacher son regard d’elle ? Qu’il s’essayât de se rediriger vers la conversation des habitués ou d’observer ses camarades, rien n’y faisait. Chacun de ses fréquents éclats de rire le ramenait inexorablement vers elle. Qu’il laissât son esprit vagabonder, se perdre dans une de ses complexités auxquelles il aimait réfléchir, et ses yeux retournaient immanquablement vers elle, sans même qu’il n’y pensât.

Après quelques éternités à la regarder, il se leva soudaine­ment, un peu roide, et écrasa sa Gauloise, décidé à partir. Il savait qu’il n’allait pas essayer de lui parler et qu’il l’aurait oubliée dans les vingt-quatre heures. Certes, la soirée serait pénible, hantée par ce mirage, mais il n’aurait aucun mal à se raisonner pour ménager sa mélancolie et se justifier de ne l’avoir pas abordée, même si ce comportement l’agaçait au plus haut point. Il ne faisait généralement jamais preuve de couardise dans la séduction. Il incarnait tous les atouts dont pouvait rêver un jeune homme pour posséder une femme et en était bien conscient. Il était jeune et bien mis, cultivé sur les raisons politiques et scientifiques, éduqué dans la religion et les arts, possédait un nom et était l’héritier d’une fortune considérable. Il savait que ce n’était pas une simple guerre qui le freinerait dans ses ambitions et qu’avec cette assurance qu’il dégageait, aucune femme ne savait lui résister. Il avait d’ailleurs fait usage de ses dons maintes fois et toutes ses proies, rouées comme candides, s’étaient données à lui.

Mais ici… il ne pouvait se résoudre à aborder cette demoiselle et assouvir ses instincts scabreux. Et c’était justement cela qui le froissait. Il ne pouvait saisir ce qui motivait sa réserve.

Son agacement s’intensifia quand il vit que le groupe se leva en même temps que lui. Le temps de se vêtir et ils avaient déjà atteint la porte. Il laissa passer la jeune fille en rouge. Celle-là éveillait en lui les idées licencieuses dont il était coutumier. Il se sentit un peu rassuré dans son instinct mais ne l’aborda cependant pas comme il l’eût usuellement fait. Il était figé par un bouleversement s’exaspérant à l’approche de la seconde jeune fille, objet de son émoi. Il la laissa sortir, précédée de ses trois compagnons et la suivit dehors. Ses cheveux épousaient ses épaules et retombaient le long d’un dos qui laissait deviner une élégante chute de rein. Sa main se promenait près de sa hanche, se balançant au gré de ses pas. Cette petite main aux doigts fins qui se devinait sous cette manche un peu trop longue, Henri voulut la saisir pour l’emmener avec lui mais s’arrêta aussitôt dans son geste esquissé, prenant conscience de sa stupidité. Son ineptie eut pour effet de redoubler son irritation. Il était proprement incroyable qu’il se fût senti hypnotisé par une menotte dansant dans son vêtement. Cela n’avait aucun sens et ne lui ressemblait guère.

Il était si ébranlé après avoir franchi le chambranle de la porte qu’il ne l’entendit pas interpeller ses amis :

« Allez devant, je vous rejoindrai un peu plus tard. »

Elle se retourna subitement et se retrouva face à lui. Il en fut décontenancé. Elle le regardait droit dans les yeux et lui restait bêtement planté devant elle, sans savoir que dire, pour la première fois depuis très longtemps.

« C’est nouveau, dit-elle, brisant le silence. Habituellement, lorsque je suis avec Caroline – l’amie qui était avec moi à l’instant – les regards sont tournés vers elle. Ô je ne dis pas que cela m’ait déplu, bien au contraire, mais c’est nouveau, répéta-t-elle doctement. »

Il resta encore un court instant interdit. Décidément la demoiselle le désarçonnait de plus en plus. L’inatteignable Henri se retrouvait dans une position si inédite que la raison à laquelle il se cramponnait usuellement sauvagement s’était soudainement évanouie, le laissant balbutiant :

« C’est vrai qu’elle est jolie, je comprends.

— Vous voyez ? dit-elle souriante. Vous l’avez remarquée comme les autres. Et pourtant, avec vous, la situation est bien différente. C’est sur moi que vos yeux se sont portés avec constance. Mais comme il n’était pas facile pour vous de pénétrer les barrières d’un groupe d’inconnus, je me suis séparée des autres et nous voilà. »

Ses traits guillerets éclairaient son visage. Il la trouva effrontée mais sa fraîcheur et sa spontanéité gommaient cette impertinence. En fait, l’entrain de la jeune fille le rasséréna.

« Je vous remercie pour cette attention, Mademoiselle. Il est heureux que vous ayez pris les devants car la présence d’étrangers n’arrange pas ce genre d’entreprise. Mais en l’occurrence, ce ne fut pas tant leur présence qui m’arrêtât plutôt que la vôtre. Quels mots pouvais-je choisir pour vous atteindre ? J’en gambergeais tant que j’en perdis mon latin et ne sus plus quoi faire.

— Et sans mot dire, vous m’avez abordée du regard, répondit-elle gaiement. D’aucuns disent que la musique commence là où s’arrête le pouvoir des mots. Je réponds à ceux-là qu’il ne s’agit là que de paroles d’hommes, insensibles à la profondeur des yeux.

— Et bien là celles de femmes, capables de deviner les désirs d’un homme sans qu’il ne les exprimât.

— Mais voyons, Monsieur, gloussa-t-elle. On ne peut m’at­tribuer un quelconque don en la matière. Nous vous avions tous remarqué. Votre regard était si tranchant que je suis sûre que même ce groupe de joueurs de cartes vous avait deviné. Augustin, mon ami séminariste, s’est même offusqué de votre comportement si cavalier. Mes amis étaient prêts à vous flanquer dehors, Augustin compris. Pourtant ils savent bien que je n’ai que faire des conventions et c’est même justement pour ça que je me suis décidée à vous parler. Et puis, je ne suis plus une enfant, je suis bien à même de me protéger des gens malveillants.

— Et c’est tout à votre honneur, Mademoiselle. Cet atout se révèlera certainement utile en ces drôles de temps. Je reste tout de même agréablement étonné par votre comportement. Les femmes sont rarement si entreprenantes.

— Le sexe faible recèle des ressources qui échappent souvent aux hommes, dit-elle en riant. Je suis de celles qui pensent que le destin doit se forcer. Si les femmes ne saisissent pas l’opportunité de vivre leur vie étant jeunes, elles ne sont alors qu’un terrain plus propice à leur propre avilissement dans le futur.

— Et si vous n’aviez pas su saisir cette opportunité, je n’aurais pas eu la joie de converser avec vous en ce moment. »

Elle rougit de plaisir. Elle s’était un instant révélée bien qu’elle sût que ses idées pouvaient en incommoder plus d’un et avaient déjà effrayé de nombreux prétendants. Mais elle ne pouvait s’empêcher de s’exprimer avec franchise, et qu’un inconnu ne s’enfuît alors pas instantanément la réjouissait.

Henri, quant à lui, était déjà familier de ces idées progressistes. Il avait pour habitude de mépriser ceux qui usaient de mots grandiloquents tels égalité ou liberté afin d’appeler à un changement sociétal dont ils ne se faisaient que rarement acteurs. Néanmoins, il trouvait ces idéaux appréciables chez les jeunes femmes. De sa propre expérience, ces demoiselles étaient dans une dynamique, si ce n’est de rébellion, en tout cas de subversion, les prédisposant à des relations charnelles autrement difficiles à obtenir chez les femmes plus traditionnelles. Ainsi il encourageait tout mouvement idéologique qui lui permettait plus aisément l’assouvissement de sa concupiscence. Avec cette jeune femme, il ne souhaita pourtant pas pousser le sujet plus avant, inquiet de revenir à ses habitudes et de s’emparer d’elle comme il l’eût fait de toutes autres. Il changea de sujet :

« Mais voilà que je réalise que je manque à mes devoirs. Par ma faute, vous vous retrouvez bien éloignée de vos amis. Souhaiteriez-vous que je vous raccompagnasse chez vous ? Ne craignez pas d’accaparer mon temps. J’avais justement prévu en sortant de chez moi d’en user à bon escient.

— Très bien, Monsieur, répondit-elle dans un rire – il attisa cette allégresse qui se diffusait dans le corps de Henri. Je vous prends au mot. J’habite à vingt minutes de marche d’ici environ. J’accepte votre compagnie avec grand plaisir. »

Elle passa alors le bras sous le sien et l’entraîna avec lui sous la bruine, dans l’allée simple d’un quartier ordinaire. ( ... )

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