SI CETTE HISTOIRE ...

Si cette histoire... de Géraldine Watremez

Elle était heureuse. Voilà la raison pour laquelle il était là, et pas ailleurs. Il fallait qu’il s’assure une dernière fois que tout allait bien. Comme lorsqu’elle était gamine et, qu’avant de remonter à bord de sa voiture, il jetait un dernier coup d’œil pour s’assurer qu’elle avait bien retrouvé ses copines dans la cour de l’école. Si l’unique but dans la vie d’un père est de voir son enfant épanoui, alors il n’avait pas failli. Au fond de lui, il le savait déjà. Maintenant qu’il était là, à l’observer dans ce parc entourée de ses deux petits, la fierté venait s’ajouter à la certitude. Il savourait l’instant. Son regard se posa sur ses deux petits-enfants. Elle allait avoir du fil à retordre avec ses deux là. Matthias, le plus petit, était déjà difficile. Á l’instant même, les deux mains serrées sur les poignées d’un jeu à bascule, il refusait de suivre sa maman vers le parking. Les articulations de ses petits doigts se crispant un peu plus sur la barre métallique à mesure que sa mère le rappelait à elle. Pendant ce temps Lola, restée en retrait, regardait son petit frère avec mépris. On lisait dans ses yeux qu’elle savait le combat dérisoire. C’était une petite fille facile à vivre. Il en serait sûrement autrement à l’adolescence. Quand être gentille et sage ne suffirait plus pour obtenir ce qu’elle désirait, elle trouverait un autre moyen pour parvenir à ses fins. Mais tout ça il ne le verrait pas. « Je peux partir en paix », se dit le papi, qui observait la petite famille.

Il poussa un soupir. Et continua de les dévorer du regard en se demandant combien de temps il lui restait. Deux, trois minutes grand maximum, avant de disparaître définitivement. La proposition l’avait surpris, mais il n’avait pas hésité un seul instant quand il avait fallu désigner la personne à qui il rendrait une dernière visite. Car il s’agissait bien là d’un adieu. Ce que sa fille ignorait à cet instant, c’était que son père venait de mourir. Et, avant qu’il ne démarre sa nouvelle vie, on lui avait fait une offre que personne n’aurait pu refuser. Il pourrait emprunter quelques minutes à la vie d’un autre pour revenir discrètement observer la personne de son choix avant le grand, et ultime, départ. Alors voilà où il en était : son âme transposée dans le corps d’un autre, sur un banc, dans un parc. On lui avait clairement expliqué que sa fille ne le reconnaîtrait pas, mais il ne pouvait s’empêcher de remarquer qu’elle jetait des regards furtifs dans sa direction. Elle l’avait même discrètement désigné du doigt au petit. Se pourrait-il que ? Même quand le cœur a cessé de battre, il reste de l’espoir dans l’être humain. On avait beau expliquer, démontrer, prouver, quand l’Homme veut quelque chose, il l’espère. Ainsi le grand-père se disait que, même si c’était impossible, sa fille pressentait peut-être sa présence… Puis, retrouvant sa sagesse, il se souvint qu’il avait l’apparence d’un parfait inconnu pour elle, et qu’il ne lâchait pas sa famille des yeux depuis plusieurs minutes. Ce qu’il avait pris pour un signe de reconnaissance tenait certainement plus à de la méfiance. Mais encore une fois : donnez de la logique à un humain et il cherchera le fabuleux. « Je pourrais lui faire un signe, se dit-il. Un dernier geste complice. » Après avoir hésité un instant, il planta son regard dans celui de sa fille, joignit ses mains en prière, et inclina légèrement la tête. L’idée du vieil homme était d’envoyer un message apaisant. Lui dire qu’il était là, et qu’il veillerait sur elle. Cela n’eut pas l’effet escompté. Il la vit marmonner entre ses dents et se diriger vers le parking avec hâte, traînant un gamin dans chaque main. Il se résigna et la regarda s’éloigner d’un pas pressé. « Adieu mon ange » chuchota-t-il. Sentant monter les larmes, il ferma les paupières et baissa la tête.

Quand le trop plein d’émotions fut profondément enfoui dans sa poitrine, il rouvrit les yeux. Ce qu’il aperçut lui inspira une profonde amertume : il quitterait donc ce monde en baskets. Sales qui plus est. Lui qui avait passé sa vie tiré à quatre épingles, c’était un comble. Si seulement sa fille avait compris, elle se serait joyeusement moquée de lui. L’image lui arracha un sourire. « Allons, regardons de quoi j’ai l’air en attendant qu’ils me rappellent » se dit-il. Il fit glisser son regard vers ses mains. Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait plus eu la peau aussi lisse. Les siennes, celles de son propre corps, étaient marquées par les années. Pas d’alliance à l’annulaire, mais les doigts étaient refermés autour d’une balle de tennis humide et arrachée par endroits. On distinguait clairement la marque des crocs. Le papi se redressa subitement et scruta rapidement les alentours. « J’aurais dû m’en apercevoir plus tôt » se dit-il. Á tout hasard il siffla, espérant voir réapparaître le fugueur à quatre pattes. Un instant plus tard, il se sentit comme aspiré par l’air autour de lui, et se retrouva devant une immense porte de bois sculpté.

La femme qui l’avait accueilli quelques minutes plus tôt, et lui avait proposé cet étrange retour sur terre, l’attendait, un dossier portant son nom sous le bras. « Alors prêt pour la suite Monsieur Ronstand ? » Elle n’attendit pas la réponse, et l’instant d’après il fut projeté au commencement d’une autre vie. Si elle lui avait laissé le temps, il aurait répondu que non, il n’était pas prêt. Il voulait se souvenir encore un peu de sa femme, sa fille et ses petits enfants. Se remémorer la maison de la plage et le sourire de sa mère. Mais la règle était claire : on ne gardait rien de son ancienne vie. Ni connaissance, ni trait physique, aucun stigmate. Rien ? Non pas vraiment. Mais ça il était bien trop tôt pour que Monsieur Ronstand l’apprenne, ça viendrait un jour… comme pour les autres.
La femme dans le parc.

  • Matthias viens ici ! Je ne le répéterai pas. Viens ici tout de suite ou tu seras puni !

Les menaces n’eurent aucun effet sur l’enfant accroché au jouet comme à sa propre vie. Il allait la rendre folle. Elle remerciait le ciel que le parc soit quasiment vide à cette heure-ci, au moins personne n’assistait au spectacle donné par son fils. Personne, à part ce jeune un peu étrange sur le banc là-bas. Ça faisait un moment maintenant qu’il les observait. Étant donné l’âge, elle avait pensé à un animateur de la garderie. Mais lorsqu’elle avait posé la question à son fils elle n’avait eu pour réponse qu’un laconique :

  • Sais pas.

Elle le trouvait étrange ce type. Il était affalé sur son banc comme un petit vieux dans son fauteuil. Mi-allongé mi-assis, jambes tendues, chevilles croisées, et les mains jointes sur une bedaine imaginaire. On aurait dit son père devant la télé quand il était encore un retraité actif. Bien avant que la maladie ne le réduise en un vieillard recroquevillé. Tout ça la ramenait à l’horreur de ces derniers mois : la souffrance, les traitements, la vie qui s’en va. Elle préféra chasser de ses pensées les dernières paroles échangées avec le médecin : « Plus que quelques jours, il faut vous préparer. »

Elle secoua la tête et se tourna de nouveau vers le jeune homme. Il la dévisageait en lui adressant une drôle de révérence.

  • Décidément pas clair celui-là, murmura-t-elle.

  • Quoi maman ?  demanda Lola qui s’impatientait.

  • Rien chérie. On y va, on se dépêche. 

Elle arracha le garçon de son jeu, et se hâta vers la voiture en se promettant d’appeler son père en rentrant à la maison. Elle avait subitement la sensation qu’il avait besoin de lui parler. Elle n’en eut pas le temps. En arrivant au parking son téléphone se mit à vibrer. Elle reconnut instantanément le numéro qui s’affichait sur l’écran, c’était l’hôpital.

L’homme sur le banc.

Il cligna des yeux et secoua la tête. Á quoi est-ce qu’il pouvait bien penser ? Il se dit qu’il irait se coucher tôt ce soir. La fatigue et le stress du concours lui jouaient des tours. Il avait la sensation d’avoir plané pendant cinq bonnes minutes. Il regarda sa montre : dix-huit heures. Il était grand temps de rentrer, Barney avait suffisamment joué pour aujourd’hui. Il regarda autour de lui et ne vit aucune trace du chien. Hurlant son nom, il attrapa la laisse posée sur le banc, et traversa la pelouse en courant. En passant devant l’aire de jeu il se souvint y avoir vu une femme avec ses enfants. Elle avait certainement aperçu le labrador. Arrivé sur le parking il se dirigea vers elle avant de faire demi-tour, lorsqu’il l’aperçût en pleurs au téléphone.

La femme devant la porte en bois.

  • Voilà Rostand c’est fait ! dit-elle, comme pour cocher les cases d’une liste imaginaire.

Elle ouvrit le dossier et le relut à haute voix en ajoutant ses commentaires personnels. 

  • Alors M’sieur Rostand, cinquième vie et encore une liste de défauts longue comme mon bras ! Y’en a qui galèrent, y’en a qui sont mal barrés, et au dessus de tous ceux là, y’a le bon Rostand !

Elle parcourut attentivement le document en fronçant les sourcils et en lâchant quelques jurons. Tandis qu’elle terminait son inspection, un jeune homme s’approcha les épaules voûtées.

  • Je peux peut-être t’aider Gwladys ? 

Sans relever les yeux elle lui répondit :

  • Oui, je termine ça vite fait, et on va chercher le suivant. Avec un peu de chance on tombera encore sur une vedette comme celui-là ! 

Elle tourna la dernière page du dossier et éclata de rire avant de reprendre.

  • Tu connais pas la meilleure ! Écoute ça : il est parti que cinq minutes, on est d’accord ? Et bien ça lui a suffi pour paumer le chien du gars à qui il a emprunté le corps ! Quand ils ont retrouvé le clébard il était en train de semer la terreur dans un poulailler voisin : cent-cinquante euros de dégâts ! 

Le jeune homme, qui n’avait pas l’assurance de Gwladys, se contenta de hocher les épaules et de lui adresser un sourire poli, sans pour autant oser croiser son regard. Elle leva les yeux au ciel, rangea le dossier, et lança avec toute l’ironie qui la caractérisait :

  • Y’a pas à dire Adrien, t’es pas le dernier pour la déconne toi… 
                                                                                                              (...)»

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