Le récit du combat

Le récit du combat

C’est l’été 62, sur une plage corse, un sable blond, le ressac de courtes vagues sous un ciel d’azur, baigné du parfum des eucalyptus. Calvi, le décor du premier combat, d’une première confrontation physique, mythologique, avec un géant, indestructible, qui peut me saisir, me soulever, me brandir, un ballot au-dessus de sa tête, bras tendus. Le goût, le bonheur du chahut et de la bagarre commencent ici, je découvre la force de l’homme venu partager ses vacances avec nous. C’est le voyage de noces de ce couple d’amoureux, je n’assisterai pas au mariage à la mairie d’Asnières, j’ignore s’ils sont déjà mariés, ne me pose pas la question, ma mère et l’homme, Andrée volubile et l’homme qui parle peu. Toujours est-il qu’il se tient là, que je lutte contre lui, la tête parfois prise dans les pans de sa chemise, découvrant l’odeur d’un nouveau corps en même temps que sa puissance, inimaginable, moi qui connais la douceur du corps de ma mère avec lequel je n’ai jamais songé à engager un quelconque pugilat. Alors que sur la plage, jetant mes forces et mon élan dans la bataille, je suis secoué d’un rire incoercible parce que je sais que l’affrontement est un jeu, et que cette puissance que je ne pourrai vaincre sera pour l’avenir celle qui me protège, qu’elle sera ma muraille contre le monde et ses ennemis. Dans ce jeu dont personne n’est dupe, je m’engouffre avec une joie ravie, ce combat au corps-à-corps pourrait durer des heures sans que je me lasse. Je vérifie aussi, s’il en était besoin, combien l’homme, au plus fort de l’empoignade, ne me fait aucun mal et combien il m’est bienveillant. Combien en somme ce géant, c’est moi-même. Je jubile de ce combat avec ma propre muraille, c’est moi, l’enfant de presque six ans, qui devient invincible. Non seulement l’homme se prête à ces interminables batailles, mais il me saisit, ceint de ma bouée, me fait tournoyer au-dessus de l’eau pour me projeter en l’air, à plusieurs mètres… Je plane avant que d’être précipité dans la mer, tiède et transparente. C’est un transport ineffable que meut sa force insoupçonnée.

Je remarque aussi sur le visage heureux de ma mère et dans ses yeux d’amoureuse combien elle est complice de ces scènes de combat et d’envol qu’elle ne manque pas de filmer avec sa caméra Super 8 qui se remonte à la main. Dans ce décor estival, marin et parfumé, c’est une nouvelle cohérence à trois qui s’instaure, c’est l’avenir soudain qui ouvre une trajectoire rassurante et beaucoup mieux dessinée. Andrée a su faire le bon choix, Robert sera l’appui solide, pour la vie tout entière, lui qui danse sur le sol, toujours en équilibre, en maître de judo.

Or ces combats avec celui qui deviendra mon père n’étaient jamais informés par un quelconque art martial, il s’agissait d’interminables chahuts qui ensoleillèrent nombre de dimanches matin dans notre appartement d’Asnières, quand enfant, je bondissais sur lui encore couché dans la chambre des parents. Andrée s’esquivait au plus vite quand elle était encore au lit, mais n’exprimait aucune réticence pour ce que j’éprouvais comme des moments rares et privilégiés. J’avais en effet durant ces échauffourées la certitude d’atteindre à l’essence même de l’enfance dont le combat aurait été le motif. Vérifiant sans cesse dans des éclats de rire et jusqu’à l’épuisement physique combien cet homme m’offrait sa protection contre le monde extérieur.
 

Simplement je grandissais, et Robert voulut me proposer d’acquérir des formes qui permettraient de prolonger ce lien singulier entre nous, me pourvoyant d’un savoir, d’une culture qui pourraient devenir une pratique sérieuse et codifiée sur « la voie de la souplesse », précisa-t-il.

La toute première fois, nous sommes déjà installés dans la maison héritée de sa mère. Il se tient debout, bien campé, dans le couloir tapissé d’un papier peint à grosses fleurs, il m’évoque une force qui viendrait du ventre, le ventre d’où surgirait toute l’énergie, la vitesse, le caractère explosif du geste afin de créer le vide sous les pas de l’adversaire, qu’il s’y engouffre, s’y projette vers la chute inéluctable.

En fait, il n’explique pas ou si peu, il mime surtout le mouvement, les deux mains ouvertes, paumes et doigts déployés sur l’abdomen, avec un déplacement glissant des pieds, le bassin rentré, une sorte de danse, que je saisisse bien de quoi il parle. Âgé de huit ou neuf ans, je le contemple, ses pieds, ses jambes, ses mains plaquées sur son ventre, cette moitié de corps juste à la hauteur de mes yeux… Cet homme que je désigne comme mon père depuis deux ans, guère plus. Je l’aime, je l’écoute, je suis attentif même, mais il tient des propos obscurs, une force qui viendrait du… Je suis disposé à le croire, d’autant que tout cela est évoqué avec fièvre, insistance. Je vois bien qu’il s’évertue à me transmettre quelque chose qui serait comme une révélation… Et puis, il y a ce vêtement blanc de coton souple, épais, veste et pantalon suspendus sur un cintre, que j’observe en coin, que je n’ose toucher, encore moins revêtir, même pour en rire de la taille de l’habit qui pourrait m’ensevelir. Enfin cette ceinture noire que j’ai une fois soupesée, une tenue que je n’identifie pas, qui doit l’habiller, et qu’il décroche plusieurs fois par semaine, les jours où il arrive plus tard à la maison parce qu’il est allé s’entraîner, qu’il rentre du dojo, qu’il est d’une présence plus radiante, plus disponible qu’à l’habitude quand il s’en revient simplement de sa journée d’usine. À cette époque sans télévision et sans internet, il n’y a que des mots qui reviennent souvent dans ses paroles, les mots « judo », « force du ventre », « souplesse », des mots mais aussi des livres entre ses mains, aux couvertures encombrées d’espèces de hiéroglyphes, des caractères japonais, m’a-t-il expliqué. Des livres austères dont l’un blanc, très épais, un papier doux, une grande couverture dépouillée avec un cercle rouge et le mot « Japon », juste. Des ouvrages dont je n’approche pas, convaincu de leur inaccessibilité, dépositaires du même sens obscur que les propos ou les pas glissants de mon père, les mains ouvertes en étoile sur l’abdomen.

Cette scène première se répétera à plusieurs reprises tout au long de l’enfance, souvent dans le couloir, parfois au salon, sur le tapis rouge où j’aime jouer avec mes voitures et mes figurines, s’imprimant dans mon esprit comme un mystère, une chose désirable appartenant à l’univers du père, face à quoi la mère opposera une inertie et un désaveu farouche, alors qu’elle-même a pourtant pratiqué ce judo, qu’elle s’est souvent prévalue avec fierté d’une ceinture bleue à la taille confirmant, pense-t-elle, le sérieux de son engagement et de sa compétence.

Lorsque mon père prolongera le mime, souhaitera le rendre plus précis, plus déplié, plus compréhensible, me saisissant au col et à l’épaule tel un adversaire, tel un partenaire de sa danse absconse, que je perçoive enfin cette force venue du ventre, ma mère quand elle en sera témoin ne manquera jamais l’occasion de médire Arrête, tu vas lui faire mal ! Comme si l’homme était maladroit, alors que je sais depuis peu que mon père est un grand maître de judo. Ou mieux encore Arrête de lui mettre ton judo dans la tête ! Alors que toute l’aristocratie de cet homme, son maintien, son élégance se fondent en cette pratique qui est aussi sa passion et sa ligne de vie. »

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