Panorama

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La scène se passe dans l’Auditorium de Radio France. Gabrielle Boca, jeune femme à la détermination tenace, s’avance à la tribune et d’un geste solennel retire sa toge. L’assemblée applaudit. Des centaines de citoyens, dont je fais partie, ont été tirés au sort pour assister à son discours, retransmis en direct à la télévision et sur Internet. C’est un jour historique. Ce 26 octobre 2029, on fait le procès de la Justice.
« Chers amis, j’ai été la première à me repentir. J’ai rendu ma carte d’avocate, jeté ma robe, demandé par-
don. À vous qui avez cru en l’institution judiciaire, vous qui avez été entendus sans être écoutés, je veux redire ces mots : la Justice a trahi. La justice du passé, celle des magistrats nommés par le pouvoir, celle de la présomption d’innocence et de la prescription, cette justice a failli. Incapable de défendre les plus fragiles, elle s’est vautrée dans des compromissions et des effets de manches. Combien de crimes ainsi ignorés ? Combien de victimes sacrifiées ? Ces victimes, nous les avons condamnées à purger une peine à perpétuité, par notre laxisme envers leurs agresseurs. Mais cette époque est maintenant révolue. »
Une musique s’élève du fond de la salle. Le souffle d’un hautbois, et l’âme tourmentée d’un violon. Je ferme
les yeux. Un homme tape de plus en plus vite, de plus en plus fort, sur une peau tendue. Je crois deviner des
timbales, mon souffle s’accélère, j’ai mal au crâne. Au tintement des cymbales, je pars. Je me souviens de la
haine des jours, de la sauvagerie des nuits, des femmes aux ailes d’Érinyes et du goût amer de leur vengeance. Je me souviens d’être restée paralysée. Sept jours. Ça a duré sept jours.
Tout a commencé quand un célèbre influenceur du nom de Julian Gomes a porté plainte contre son oncle. À son million d’abonnés, il avait raconté comment cet homme l’avait violé quand il était petit et expliqué les répercussions qu’un tel secret avait eues dans sa vie. Malgré le retentissement de l’affaire, les interviews, les articles dans les journaux, la plainte fut classée sans suite : les faits étaient prescrits.
Julian Gomes propose un sondage à sa communauté. Doit-il se faire justice lui-même ? La réponse est oui, à
87 %. Le lendemain matin, muni d’une caméra frontale, il se rend au 6 boulevard Arago, à Paris, grimpe les six étages qui le séparent de son destin, toque à la porte de son oncle et lui plante un couteau dans la gorge. Julian retourne la caméra vers lui et s’effondre en larmes. 
Après son arrestation, des messages de soutien affluent du monde entier pour demander sa libération. Face à l’absence de réaction du gouvernement, des manifestations éclatent un peu partout en France. On brandit les photographies d’accusés relâchés, les visages des « salopards » jamais poursuivis. Les témoignages se multiplient : chacun exprime ses griefs personnels à l’encontre de l’autorité judiciaire, sa lenteur, son inefficacité. Le site du ministère de la Justice est piraté et renommé « ministère de l’Injustice ».
Une nuit, alors que le Tribunal de Paris est envahi par une centaine de femmes, membres d’une association de victimes de violences conjugales, le ministre de l’Intérieur ordonne leur expulsion. Elles refusent d’obtempérer, se débattent, et l’une d’elles est matraquée par un policier. La séquence, diffusée à la télévision, attise la colère des manifestants. Sur les réseaux sociaux, des centaines de jeunes se coordonnent pour mener des actions ciblées. Ils veulent imiter le geste de Julian Gomes, tous ensemble, et au même moment.
Le hashtag « Revenge Week » – semaine de la vengeance – devient viral. Un climat insurrectionnel s’installe en France. Les victimes punissent leur bourreau. Une jeune salariée de Mulhouse défenestre le patron qui l’avait harcelée pendant des années. Un étudiant d’Amiens pousse sur les rails d’un train son voisin, un ancien militaire qui battait son chien. Le patron d’un empire pétrolier, responsable d’une marée noire, est empoisonné par des militants écolos. Les parents maltraitants, les prêtres pédophiles, les flics abusifs, les « pourris » en liberté sont éliminés les uns après les autres. Ces crimes sont filmés, relayés et likés par des centaines de milliers de personnes. À Béziers, un homme âgé se présente au commissariat pour se dénoncer : il a tripoté des gamins à l’époque où il était directeur sportif d’un club de foot. Il sait que ses anciens élèves sont à ses trousses, ils ont posté sa photo et cherchent son adresse. Il craint
pour sa vie et insiste pour être incarcéré. Les policiers lui demandent de revenir plus tard, sans garantir de pouvoir lui trouver une place en cellule. L’effet de sidération est tel que personne – y compris dans mon unité – n’ose bouger.
Le président de la République – menacé à son tour – se réfugie au fort de Brégançon, laissant le pouvoir vacant. Après sept jours de Terreur, Julian Gomes est libéré. Gabrielle Boca, la très médiatique avocate de l’influenceur, lance le mouvement « Transparence citoyenne » pour aider les individus qui se trouvent dans la même situation. Soutenue par d’autres repentis des corps exécutif et législatif, elle propose la grâce pour tous les actes commis lors de la Revenge Week, à condition que les violences cessent : « Une procédure d’exception doit être mise en place pour épargner ceux que la Justice n’a pas su protéger par le passé. Les vengeurs d’un jour seront auditionnés et fichés, car la vengeance n’est pas et ne sera jamais acceptable en démocratie, mais je suggère qu’ils ne soient pas condamnés. Montrons-nous indulgents avec ces victimes coupables de crimes, ces justiciers qui ne représentent aucun danger pour la société. »

 

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