Désenchantées

Désenchantées

Les gens qui t’expliquent qu’avant de mourir tu vois défiler tes souvenirs ne sont clairement jamais morts. Moi, la seule chose que je vois défiler, c’est un faux plafond en liège, des néons blafards et des silhouettes en blouse qui me poussent à toute vitesse vers un ascenseur en hurlant des mots que je ne comprends pas. Des souvenirs, je n’en ai plus. On ne ressasse pas le passé quand on n’a plus d’avenir. Crois-moi, j’aimerais qu’ils défilent, ne serait-ce que pour gagner un peu de temps avec toi. J’aimerais revoir mon enfance sur un écran, en sépia, peut-être avec des sauts et des grésillements comme si le film de ma vie avait été tourné en 1930. Ça s’appellerait «Souvenirs de Sarah, l’histoire d’un mensonge». Apportez le pop-corn, éteignez les lumières.
Mais non. Rien. Cerveau en pause. Terreur. Aucune image qui remonte. Une seule chose compte : maintenant. L’instant présent. Première fois de ma vie que je saisis vraiment ce concept. Je le contemple avec étonnement alors qu’il s’écoule entre mes doigts, chaque seconde, un grain de sable, une goutte d’eau salée. Un morceau d’océan, précieux, insaisissable. Quelques minutes de futur, voilà tout ce qu’il me reste. Et tu ne connaîtras jamais la vérité. Ma vérité.
Entrée dans l’ascenseur.
Je vais devenir un fait divers. Il faut croire que c’était ma destinée. On parlera de moi dans les dîners, entre le fromage et le dessert. «Tu te souviens de Sarah?» Je serai un frisson dans le dos de mes connaissances. Un mauvais souvenir. La preuve désagréable par A + B que ça n’arrive pas qu’aux autres.
Sortie de l’ascenseur. Je vomis sur la blouse rose.
Je n’ai jamais connu la peur, la vraie, avant cet instant.
One. Two. Three. Mon corps, balancé sur une table d’opération. Un sac de linge sale. Déjà un cadavre.
Je n’ai jamais connu la douleur, la vraie, avant cet instant.
Achevez-moi. Qu’on en finisse. Être morte ne peut pas être pire que ça.
Les voix se brouillent, lointaines. Dans mon dos, une sensation de métal glacé. J’entends les mouettes, le fracas des vagues. Sur ma peau l’humidité et le sel.
Un dernier grain de sable roule entre mes doigts. Une dernière pensée pour toi.
The end.
J’aurais préféré mourir dans ma langue maternelle. »

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