Dans l'oeil de l'archange

L’œil de l’archange

Juste avant l’aurore, Jonathan Werner sort de sa léthargie. Des pas pressés heurtent le carrelage antique du couloir, foulé par les brancardiers, les infirmiers et le personnel soignant. Grièvement blessé à la jambe droite, il sent à peine la douleur. Il parvient à crier depuis son immense chambre du séminaire San José de los Sagrados Corazones, aménagée par la 35e division des Brigades internationales. Une infirmière espagnole lui change son pansement.

— Où est-elle ?

— Elle dort, juste à côté.

— Est-ce qu’on peut encore la soigner ?

L’infirmière, très jeune, aussi jeune que le blessé, marque un temps de silence, comme si elle réfléchissait ou se préparait à mentir, par compassion pour ce correspondant de guerre du Daily Clarion de Toronto.

— Non, enfin… un médecin veille sur elle. Il a demandé à ce qu’on l’accompagne.

Avec le peu de lucidité qui lui reste, Jonathan Werner comprend que des sédatifs lui ont été administrés afin qu’elle s’endorme et souffre le moins possible. La mort à grands pas…

— Je veux la voir, murmure-t-il dans un souffle.

Il aimerait tant caresser ses cheveux une dernière fois, faire glisser ses doigts sur sa peau fine, dans son cou et sur ses mains.

Un médecin entre. C’est un volontaire hongrois aux yeux bleus, une tête d’acteur de cinéma, les traits fins, les cheveux châtains coiffés en arrière sur un front haut. Toute la nuit, il a tenté de sauver Gerda avec un chirurgien néo-zélandais.

— Nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir, dit János Kiszely. Elle a été éventrée et on l’a transfusée. Elle est infiniment courageuse, et elle se bat pour survivre.

Dans la chambre voisine, une infirmière, hongroise elle aussi, tient la main de la blessée.

— Mettez-moi… de la musique… du jazz…

On dépêche aussitôt une estafette à moto avec ordre de trouver un gramophone, quitte à écumer toutes les rues de l’Escurial. Dans un vieux palais décati aux abords de la bourgade, le descendant d’une famille de courtisans daigne prêter son précieux appareil et deux disques de musique noire, dont l’un de Louis Armstrong accompagné par les Hot Five, West End Blues.

L’infirmière croit discerner sur les lèvres de Gerda Taro un sourire, qui se dissipe dans les notes de jazz-blues et les brumes de la morphine. Elle a le temps de murmurer :

— Je vais être la première… à écouter du jazz… sur un lit de mort.

Une heure plus tard, à six heures du matin, le poète Rafael Alberti entre dans la chambre aux murs blancs, aux côtés de son épouse María Teresa León et avec son éternel petit pistolet d’argent à la ceinture. Ils ont été prévenus à l’Alianza de intelectuales antifascistas, devenu le refuge madrilène des écrivains et des correspondants de guerre. Ils pensent trouver Gerda en vie, demandent à la voir. Jonathan Werner esquisse un signe de la tête sur la droite. Le couple se rue dans la chambre voisine.

Il est trop tard.

En ce lundi 26 juillet 1937, Gerda Taro, née Gerta Pohorylle près de vingt-sept ans plus tôt, vient de mourir à l’Escurial dans l’antichambre des rois d’Espagne. Elle a demandé dans ses derniers soupirs que l’on envoie ses pellicules à Paris, « et surtout pas de discours sur ma tombe, que des poèmes, García Lorca et Alberti aussi ». Son teint est diaphane, son visage tourné vers la gauche, vers la chambre de Jonathan, comme pour un dernier adieu à l’amant et ami.
Alberti avait tant d’estime et d’affection pour cette jeune photographe engagée, au charme fou.

Pour réprimer sa peine, il écrit sur-le-champ un poème sur ses genoux et loue à voix haute l’audace de Gerda, son « exaltation du danger, le sourire d’une jeunesse immortelle, dynamique, courageuse, peut-être inconsciente, mais en tout cas déterminée et irrésistible ».

Alors il entend un long cri de bête blessée provenant de la chambre d’à côté.

On vient d’annoncer à Jonathan Werner la mort de l’être tant aimé.

Le poète se précipite à son chevet. Jonathan veut dénouer d’un geste lent ses bandages, s’agripper au bord du lit de la défaite, le lit de la culpabilité, le lit de tout-était-écrit, il veut ramper à terre, approcher le corps encore chaud de Gerda Taro.

Le docteur János Kiszely pique ses veines d’un liquide de sérénité, qui l’envoie dans le néant apprivoisé, celui de l’oubli de la souffrance.

Son sourire ne s’est pas effacé. L’infirmière Irene Goldin, volontaire des Brigades internationales arrivée de New York sept semaines plus tôt grâce à l’American Medical Bureau, s’est occupée de sa toilette. Elles ont le même âge toutes les deux. C’est une mort en douceur que l’infirmière enrôlée dans le bataillon Abraham Lincoln offre à cette coreligionnaire. Irene Goldin pose ses grands yeux noirs sur l’inconnue dont tout le monde semble se soucier au séminaire et comprend le malheur accumulé au plus profond de cette jeune femme, sans qu’elle puisse prononcer un mot, elle comprend parce qu’elle a ressenti sa rage de vivre et ce désir d’absolu et elle sait que le blessé de la chambre voisine est son amoureux, ou l’un d’entre eux, et que sa vie durant, guerre ou pas guerre, il ne pourra épouser qu’un fantôme. Irene Goldin regarde les papiers d’identité posés sur la table de chevet et la carte de presse délivrée par l’Alianza. « Née le 1er août 1910. »

Dans six jours, Gerda Taro aurait eu vingt-sept ans.

C’est un peu jeune pour mourir.

Irene aurait tant aimé l’inviter à son mariage à Brooklyn. 

Le médecin hongrois a rangé ses instruments, l’air défait, en sueur, du sang sur les espadrilles. Il s’incline, comme devant la tombe d’un brigadiste, lui qui a déjà vu tant de morts depuis le début de son engagement. Le corps de Gerda ne peut être placé dans un cercueil car Rafael Alberti n’en trouve aucun. Trop de combattants et de civils tués depuis une semaine. Le poète enrage. Et ce d’autant plus que la bataille de Brunete s’achève le jour où elle décède, le jour où elle devait repartir pour Paris via Barcelone. Le corps enveloppé d’un drap sera placé à l’arrière d’un camion de légumes puis transporté jusqu’à l’Alianza où on le recouvrira d’un drapeau de soie, paré de fleurs.

Les gerbes s’amoncèlent dans le jardin d’hiver du palais madrilène. Les personnalités commencent à affluer : écrivains, poètes, journalistes, correspondants de guerre. Dans la soirée, Georges Soria, envoyé spécial de L’Humanité, appelle Louis Aragon, dont la voix s’étrangle au téléphone, l’âme coupable lui aussi. Il devait la voir le surlendemain. Il ne recevra qu’un linceul. Des brigadistes s’invitent à la résidence des écrivains Calle del Marqués del Duero, certains en armes, d’autres avec des fleurs. Quelques députés des Cortes, le Parlement espagnol, accourent. Même le général Enrique Líster s’incline devant la dépouille. On promet une réception officielle à Valence avant de rapatrier le corps à Paris, avec tous les ministres du gouvernement de la République. María Teresa Léon prononce un court discours pour évoquer le charme, l’intelligence et le courage de la photographe, la première femme reporter de guerre à mourir sur le terrain.  » ( Début du Chapitre 1 ) 

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