Les enfants endormis

Les enfants endormis

Le MMWR, le bulletin épidémiologique hebdomadaire publié aux États-Unis par les centres de prévention et de contrôle des maladies (CDC), compte peu d’abonnés en France. Parmi eux, Willy Rozenbaum, qui dirige le service des maladies infectieuses de l’hôpital Claude-Bernard à Paris. À trente-cinq ans, avec sa moto, ses cheveux longs et son passé de militant au Salvador et au Nicaragua, l’infectiologue détonne dans le milieu médical parisien.
Le matin du vendredi 5 juin 1981, il feuillette le MMWR de la semaine qu’il vient de recevoir à son bureau. On y décrit la réapparition récente d’une pneumopathie extrêmement rare, la pneumocystose. On la croyait presque disparue, mais, selon le service qui comptabilise les prescriptions médicamenteuses aux États-Unis, elle réapparaît de manière surprenante, presque incompréhensible. Alors que d’ordinaire, cette maladie ne touche que les patients dont le système immunitaire est affaibli, les cinq cas recensés en Californie concernent des hommes jeunes et jusqu’alors en pleine santé. Parmi les rares informations dont dispose l’agence de santé publique américaine à ce stade, l’article relève que, curieusement, tous les patients concernés sont homosexuels.
L’infectiologue referme le rapport et reprend ses travaux de recherche avant d’assurer ses consultations de l’après-midi.
Deux hommes se présentent ce jour-là. Ils se tiennent par la main. L’un d’eux, un jeune steward amaigri, se plaint d’une fièvre et d’une toux qui durent depuis plusieurs semaines. Comme aucun des médecins de ville qu’il a consultés n’a réussi à le soigner, il est venu au service des maladies infectieuses et tropicales de Claude-Bernard. Willy Rozenbaum, perplexe, consulte le dossier que le steward lui tend. Il examine le jeune homme, lui prescrit une radiographie et d’autres examens pulmonaires.
Lorsque celui-ci revient quelques jours plus tard, les résultats de ses examens finissent de convaincre l’infectiologue. Comme il le suspectait, son patient souffre d’une pneumocystose.
La coïncidence est extraordinaire. L’état de ce patient correspond trait pour trait à ce que le médecin avait lu dans le MMWR : une maladie très rare du système pulmonaire survenue chez un sujet jeune, homosexuel, là, devant ses yeux. C’est la même affection, une maladie quasi éradiquée, qui vient d’être observée chez six patients, cinq Américains et, désormais, un Français.
Sans doute que ça a commencé comme ça. Dans une commune qui décline lentement, au début des années 1980. Des gosses qu’on retrouve évanouis en pleine journée dans la rue. On a d’abord cru à des gueules de bois, des comas éthyliques ou des excès de joints. Rien de plus grave que chez leurs aînés. Et puis on s’est rendu compte que cela n’avait rien à voir avec l’herbe ou l’alcool. Ces enfants endormis avaient les yeux révulsés, une manche relevée, une seringue plantée au creux du bras. Ils étaient particulièrement difficiles à réveiller. Les claques et les seaux d’eau froide ne suffisaient plus. On se mettait alors à plusieurs pour les porter jusque chez leurs parents qui comptaient sur la discrétion de chacun.
Les anciens ne comprenaient pas. Des familles d’entrepreneurs, de fonctionnaires, de filles et des fils de commerçants qui avaient parfois réussi à accumuler un patrimoine important. Des familles possédant des relations, des appartements, des terrains, des entreprises. Leurs héritiers n’étaient censés manquer de rien ; ils n’avaient pas connu la Seconde Guerre mondiale, pas plus que l’Indochine ou l’Algérie, les privations, la faim, le froid. Ils avaient assisté aux événements de 68 par l’entremise de la télévision, comme un écho lointain qui avait faiblement résonné dans ces vallées enclavées. Sans avoir participé aux manifestations ni aux grèves, ils avaient profité, eux aussi, de la remise en cause de l’autorité ancestrale. On les avait laissés faire des études, s’amuser, s’égarer, même, pour trouver leur voie, loin de la rigueur dans laquelle leurs parents avaient grandi. Ceux-ci leur imaginaient déjà une carrière brillante dans une administration ou une grande entreprise de la région. Et voilà qu’on les retrouvait inertes, au petit matin, allongés sur le pavé ; le vieux village fustigeait le manque d’autorité des parents, les valeurs qui s’évanouissaient.
Peut-être qu’il n’y avait tout simplement rien à comprendre. » (Première partie, Désiré, MMWR)

A propos du membre
Rédaction Viabooks

& aussi