LES DERNIERS DANSEURS DE L'OUEST

Les derniers danseurs de l'Ouest

Assieds-toi Alex, ce soir je vais te raconter une histoire tout à fait extraordinaire. On va s’attaquer à un monument du rock américain : les Beach Boys.
Un jour pti’ frère, quand on fera notre road trip aux States,
on finira par passer la frontière californienne. Alors jaillirons les frissons et l’énergie bouillonnante de l’Etat le plus créatif du pays ! Et c’est là Alex que le leader des Beach Boys, Brian Wilson, l’un des plus grands créateurs de la musique occidentale du XXème siècle, composa plus de deux-cents tubes pour son groupe. Un groupe pourtant très mal connu en France, en dehors de ses hymnes endiablés à la gloire du surf, de la plage et des bagnoles. N’hésite pas à prendre des notes, Alex !

Obéissant aux injonctions d’un père et d’un producteur abusifs, Brian Wilson – si jeune adolescent – a tout simplement inventé le rêve américain, dans sa version la plus ingénue. C’est le mythe de la prospérité infinie, jonché de jolies filles en bikini debout sur des décapotables à côté de planches en bois colorées, dansant sur « I Get Around », « Surfin’ USA », « California Girls » ou « Wouldn’it be Nice ».

Ça ils avaient fière allure les Beach Boys de Brian Wilson ! L’émancipation, la liberté, la prise en main de son destin, les plages scintillantes de l’éternelle jeunesse, la jouissance, la vie. Si l’on devait expliquer à un extra-terrestre ce que fut le rêve américain à ses débuts, il suffirait de lui passer le « California Girls » des Beach Boys ! Oui, en ce temps-là la nation de l’oncle Sam brillait de mille feux, bondissant telle une étoile filante dans le ciel rouge et bleu des espérances humaines. Ce fut le point culminant et enchanté d’un certain âge d’or. J’espère que tu connaîtras ça aussi Alex. J’espère que toute ta vie tu sauras suivre la voie de ceux qui jouissent, rêvent ou crépitent. De ceux qui dansent !

Hélas, à l’apogée suivit inlassablement le déclin. L’Amérique finit par être aspirée par ce qui avait fait sa propre force : elle allait vite, très vite, plus vite encore qu’une onomatopée de Kerouac ou un solo de guitare de Jimi Hendrix ! Dans son propre élan vrombissant impatiemment des idées nouvelles, elle avait perdu tout recul et avait fini par déraper, rayant au passage ce qui fut son folklore d’autrefois.

La suite ? La quête insatiable de liberté et de nouveaux horizons de Brian Wilson le fit sombrer à petit feu dans la folie. Son esprit fiévreux quitta les rivages dorés de la côte Ouest pour se diriger vers l’introspection juvénile suicidaire. Son dernier voyage nous donna des chansons parmi les plus belles qui aient jamais été composées, « God Only Knows », « Caroline, No », « I’m waiting for the day ». Mais la symphonie céleste dans sa tête devint trop bruyante jusqu’à devenir cruellement insupportable. A 24 ans, sa vie s’était consumée. Il passerait les décennies suivantes à l’hôpital psychiatrique. Les autres ? La maladie dessécha le guitariste jusqu’à l’enfoncer dans les entrailles des ténèbres où il repose désormais. Le batteur – le beau gosse surfeur au visage qui pétillait le Nouveau-Monde – se perdit dans les méandres de sa gloire. Détruit par l’alcool, rongé par la drogue, il se noya dans les profondeurs de l’Océan Pacifique auquel, finalement, il avait toujours appartenu.

Pour s’être trop approchés du soleil, les Beach Boys avaient brûlé jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que les cendres d’une apothéose révolue. Mais tu vois Alex, malgré cette fin tragique ils auront, pour quelques instants, resplendi parmi les astres.

Alors au final pti’ frère, je te souhaite de ne jamais vivre une existence pleine de vide. Garde toujours dans un coin de ta tête qu’une vie ne vaut la peine d’être vécue que si tu cherches à attraper le soleil. Il faut seulement être prêt à tout pour cela. Même à passer par les enfers. Même à être englouti par la folie. C’est effrayant je le reconnais, mais c’est tellement plus beau que le néant.

Aujourd’hui il célébrait ses trente-trois ans, seul, au beau milieu du Nevada.

— Lagavulin, 16 ans ! Please

Alexander Cassady faisait tournoyer son doigt à quelques mètres du barman pour une nouvelle rasade du ténébreux scotch orangé. Une merveille du genre. Sa sœur Sara avait coutume de dire que son incroyable retour fumé en bouche apportait jadis le courage d’affronter les géants des terres d’Ecosse. « Elle a toujours eu de ces formules, Sara ! » songea-t-il en souriant.

Depuis près de quinze jours qu’il avait posé pied en Amérique, Alexander enchaînait les bourbons. Il ne s’en plaignait pas, mais maintenant qu’il avait trouvé un vieux bar oldies servant du vrai whisky il avait bien l’intention d’en profiter au maximum. Et Dieu que c’était bon de sentir à chaque goulée la divine liqueur d’Islay s’écouler délicatement en rappel, mourir, puis ressusciter subitement par un miraculeux jaillissement tourbé se diffusant dans toute la gorge ! Un vrai blast comme disaient les ’ricains.

« Joyeux anniversaire Alexander ! » se souhaita-t-il à voix basse avant de finir son verre d’une traite et d’en recommander un nouveau.

Bien avant les excès qui avaient suivi la disparition de sa sœur, Alexander souffrait déjà de l’éthylisme de ceux qui travaillent dans la finance. Sans tomber dans l’ivrognerie, deux ou trois doses d’alcool minimum par soir lui étaient nécessaires pour recharger les batteries avant d’enchaîner une nouvelle journée de dix-huit ou dix-neuf heures consécutives au travail. Pour l’heure, cette consommation soutenue n’affectait ni les traits exagérément juvéniles de son visage ni l’extrême minceur de sa silhouette de taille moyenne. Aujourd’hui il célébrait ses trente-trois ans, seul, au beau milieu du Nevada, mais sa petite tête brune d’adolescent en bas âge lui donnait facilement dix ans de moins et collait mal avec ses impressionnantes descentes de whisky.

Alexander regarda tranquillement autour de lui : tout était tellement plus grand ici.

Il avait débarqué à Las Vegas en fin de journée avant de déambuler quelques heures dans les rues du grand Disneyland à roulette de l’Ouest. Si la ville ne respirait rien de spécial, les halls d’accueil et les salles de concert luxueusement dorées de certains de ses hôtels dégageaient une agréable atmosphère des douces années d’après-guerre. Et c’était justement la reconstitution vintage de l’un de ces vieux groupes des années cinquante qui interprétait The Great Pretender au fond du bar avec un certain entrain. Debout sur une petite scène en bois, le soliste – un quarantenaire géant d’au moins deux mètres en costume noir taillé sur mesure – s’efforçait au mieux de restituer la chaleur incantatoire de la voix de Tony Williams. Chacune de ses phrases était ponctuée d’immenses sourires à en faire vaciller toutes les chaises de l’assistance. A ses côtés, très légèrement en retrait, un baryton corpulent accompagné de deux petites brunes aux cheveux bouclés parfumaient chaque couplet de « wow-wow-wow-wooo ! » ou de « doo-doo-doo-wah ! ». Un très vieux projecteur éclairait puis­samment les quatre chanteurs en les encerclant d’une vigoureuse lumière blanche. Autour, les lustres en cristal jaunis par le temps diffusaient une luminosité légèrement tamisée dans tout le reste de la salle.

« Ils s’en sortent franchement pas mal ! » pensa Alexander. Tranquillement accoudé sur le plan de travail en zinc argenté du bar, il aspirait à plein poumon les effluves de ce temps ingénu et béni des fifties américaines.

Dehors, à l’extérieur du bar, nous étions en 2022 et l’on approchait doucement de l’an 3 après C.19. Les vagues s’étaient succédées et les gens avaient cessé de parler du présent au passé et du futur au présent. De ces dernières années il y avait en définitive peu à dire si ce n’est qu’elles avaient laissé le monde dans un profond état de fatigue et de nervosité.

Alexander regarda successivement le quatuor puis les spectateurs les plus proches de la scène sirotant tranquille­ment leurs verres sur de petites tables rondes parfaitement alignées. Puis ses yeux se posèrent sur cet immense juke-box arrondi en bois foncé brillant. Les pieds puissamment enracinés dans le sol, le majestueux tourne-disque siégeait fièrement sur le côté droit de la salle, clignotant circulairement en alternant les couleurs – bleu, jaune, rouge – comme pour célébrer en fanfare l’entrée spectaculaire dans les décennies glorieuses qu’il symbolisait. « Ah ! cette exquise époque où tout clinquait et scintillait de mille feux ». Alexander reprit une lampée de Lagavulin. La fumée charbonnée se répandit aussitôt dans toute sa gorge et lui fit revenir en mémoire l’une des premières leçons de Sara…

 

Leçon du soir par Sara Cassady : le Doo-Wop

Ce soir Alex, on commence avec le Doo-wop ou l’âge d’or du vocal.

Quand on traversera les Etats-Unis tous les deux, on s’arrêtera bien sûr dans ces cafés dorés du New Jersey ou de Vegas pour aller écouter les ténors d’autrefois. L’Amérique d’après-guerre, Alex : le terreau des groupes de Doo-wop afro et italo-américains qui pullulaient alors dans toutes les prestigieuses salles de spectacle du continent. C’était le temps des Four Seasons et des immortels Platters, le temps où l’on conduisait sa douce dans des voitures sur-chromées pour aller voir Brando au cinéma en plein air, le temps où l’on entrait fièrement – peigne à la chemise, chewing-gum à la bouche et Malboro à l’oreille – dans des cafétérias rouges et bleues diffusant « Lollipop » pour y commander une Apple Pie ou un Canada Dry. Une époque où l’on avait gagné le droit de ne plus regarder vers l’Allemagne mais vers l’avant…

 

Le regard fixé sur les chanteurs, Alexander laissa échapper une longue et douce expiration. Puis il termina son verre d’une grande gorgée prolongée. Pour la première fois depuis son départ, il avait enfin le temps de réfléchir sereinement à ce qu’il était venu faire ici tout seul, au fin fond des States. Il n’avait jusqu’alors jamais vraiment repensé à sa décision subite de tout plaquer à Paris pour partir à la recherche de Sara.

Visiblement bien décidée à appuyer son hommage aux Platters, la petite bande du bout du bar se lançait maintenant dans une poignante version d’Only You et les pensées d’Alexander s’échappaient doucement vers sa grande sœur.

Sara… Il avait depuis toujours noué une relation fusionnelle avec elle – pourtant de huit ans son aînée – et l’admirait depuis l’enfance. Ils étaient pourtant si différents l’un de l’autre. Physiquement déjà. Si Alexander avait pris de son père ses petits yeux bruns discrets, Sara tenait de sa mère de grands yeux turquoises laser et de longs cheveux noirs ondulés et dansants qui magnétisaient l’attention. Alexander ne comptait plus les passants – hommes et femmes – qui se retournaient dans la rue, interloqués par l’élégance et la beauté hypnotisante de sa sœur.

Plus profondément, tout semblait les séparer. Il était réservé, elle était expansive. Il était prudent, elle était passionnée. Il était pragmatique, elle était artiste. Il était ancré, elle était errante. Il était demain, elle était maintenant.

« C’est sûr qu’on a pris des chemins bien différents elle et moi » se dit Alexander avant de recommander un verre. La chaleur du scotch dans sa bouche le ramena à nouveau plusieurs années en arrière…

Tout avait pourtant commencé sans histoire… Sara avait suivi un parcours classique en faisant ses lettres à Science Po. En mélomane passionnée d’Amérique qu’elle était, elle avait publié à la fin de son cursus une brillante thèse sur l’esclavagisme et la musique afro-américaine. C’est au sortir de ses études que tout avait basculé. Elle avait décidé de devenir – au grand désarroi des parents – pigiste, critique rock et musicienne à ses heures perdues. Le début des tensions dans la famille Cassady…

« C’est là que tout a commencé à partir en vrille » songea Alexander. « C’est là que ma famille a commencé à se démanteler. Tout allait si bien avant. Mais c’est sûr que les parents n’ont pas du tout apprécié les choix de vie de Sara à la sortie de ses études. Putain ! Ça faisait bien longtemps que je n’avais pas repensé à tout ça ». 

Alexander se souvenait maintenant très distinctement de cette période. Les parents n’avaient jamais accepté que leur fille se lance dans un métier « artistico-littéraire » comme ils le désignaient avec dédain. Accrochés aux standards ancestraux de leur catégorie sociale, ils ne pouvaient concevoir que leurs enfants ne se tournent pas vers les métiers sécurisant de la médecine, de l’économie ou du droit. Et la relation s’était à jamais brisée. Était-ce par lâcheté qu’Alexander avait choisi le chemin confortable de l’école de commerce et de la finance ? Était-ce parce qu’il n’avait pas eu le courage comme Sara de choisir la voie de la passion musicale envers et contre les autres ? « Je crois que c’est la première fois que je me pose ces questions » se dit Alexander. « Woaw ! C’est drôle les pensées qui vous viennent à l’esprit quand vous venez de traverser la moitié d’un continent en quelques jours et que vous buvez seul un whisky dans un bar de Las Vegas ».

De son côté Alexander avait fait moins d’histoires en choisissant sans passion une voie bien plus raisonnable. Il était entré en classe préparatoire aux grandes écoles de commerce puis, en mettant les bouchées doubles au bon moment, était parvenu à intégrer l’ESSEC – pour la plus grande fierté des parents.

Bien loin de créer une quelconque distance entre eux, ces différences profondes avaient en réalité soudé Sara et Alexander comme un seul bloc complémentaire l’un de l’autre. C’est bien parce qu’ils étaient différents qu’ils s’adoraient. Si Alexander l’admirait, Sara avait en retour instinctivement prit sous son aile le petit frère imprévu de dernière minute, celui que l’on avait gratifié d’un sobriquet américain – rapport aux lointaines origines yankees de la famille.

En réalité Alexander et Sara avaient bien une chose en commun, de loin la plus importante : la passion pour le vieux rock américain.

Tout en accompagnant ses pensées nostalgiques de douces gorgées machinales, Alexander se remémorait maintenant les merveilleuses soirées de son adolescence à écouter passionnément les récits de sa sœur sur l’histoire de l’Amérique et du rock. Elle avait toujours su que c’était sa grande vocation, la passion de sa vie. Et elle avait été bien décidé à transmettre cet enthousiasme à son petit frère.

C’est comme ça que ça avait commencé. Sara lui avait tout d’abord appris à jouer de la guitare très jeune. Puis elle avait instauré une session de cours d’histoire du rock une fois par semaine, le mardi soir. L’objectif était simple : apprendre tout ce qu’elle savait sur le rock américain à Alexander.

Les sessions étaient menées par Sara avec le plus grand sérieux : frises chronologiques, extraits musicaux, analyse des influences sociétales et politiques de chaque mouvement musical. Avant chaque cours, Alexander devait préparer des fiches et un exposé sur un groupe culte choisi par Sara. En ces temps pre-wikipedia, préparer ces cours nécessitait pour Alexander un véritable travail de recherche. Si les sources ne manquaient pas pour les « Doors » ou les « Byrds » l’affaire se corsait quand Sara le faisait plancher sur des groupes hippies ou psychédéliques moins médiatiques comme les « Turtles » ou « Ten Years After ».

Alexander se balançait machinalement de droite à gauche sur son tabouret tournant rouge vissé au parquet du bar. Il fixait le groupe mais ne le regardait plus vraiment. « Ah, les cours d’histoire du rock de Sara… C’était quelque chose ! ».

Ces leçons hebdomadaires avaient duré des années. Sara ne ménageait pas ses efforts pour expliquer et transmettre sa passion à un Alexander ravi de ces instants privilégiés avec la personne qu’il admirait le plus au monde.

« Si tu travailles bien tes cours, un jour – quand tu seras majeur – toi et moi on ira faire un voyage de classe aux Etats-Unis » lui avait promis Sara. « Je t’emmènerai voir des centaines de concerts partout à travers le pays du rock. Comme Kerouac, on fera Louisiane-Californie en bagnole. Comme Dylan, on fera Minnesota-New-York en train ».

Le soir après ces cours, Alexander rêvait sur son lit. Il s’imaginait roulant de concerts en concerts avec sa sœur, à travers les champs de blé du Kansas ou les montagnes rouges d’Arizona. Et même si ce voyage ne s’était finalement jamais concrétisé, ces années heureuses avaient profondément marqué Alexander, bien plus même que sa sœur ne pouvait l’imaginer. Aujourd’hui il regrettait de ne pas lui avoir dit.

 

— Je vous en remets un ? le barman venait d’interrompre Alexander dans ses rêveries.

— Oui, merci, répondit-il en tendant son verre vide.

A nouveau la tourbe explosa sur sa langue avant de s’éparpiller à trois-cent-soixante degrés jusqu’au thorax… Bien sûr sa sœur n’était pas parfaite. Si elle s’était toujours efforcée de le protéger de façon à ce qu’il ne voit que la Sara joyeuse et enthousiaste, il n’en était pas de même pour les autres. Alexander se souvenait de ses accès de rage et terribles disputes avec les parents. Il revoyait Sara menacer et claquer la porte de la maison pour ne revenir que plusieurs jours plus tard. Les images étaient maintenant très nettes dans sa tête.

Alexander continuait à descendre son verre machinalement à un rythme régulier. Il se souvenait aussi que malgré sa soif de liberté et sa fureur de vivre, Sara pleurait aussi. Elle pleurait même souvent. Jamais devant lui, mais il l’entendait le soir, dans la chambre d’à côté, essayant d’étouffer ses gros sanglots. Le lendemain matin il la voyait sortir de sa chambre à nouveau radieuse et souriante.

Les gens employaient parfois de drôles de mots pour parler de sa sœur. Des mots qu’il ne comprenait pas toujours. « Instable » disaient certains, « impulsive » affirmaient d’autres. « Bipolaire » avait même annoncé un médecin à ses parents. Mais Alexander s’en moquait bien. Ils pouvaient dire ce qu’ils voulaient, ils ne la comprenaient pas. Personne ne la connaissait comme lui : Sara était la personne la plus passionnée, la plus intéressante et la plus rayonnante au monde. C’était sa sœur et il l’aimait. Au diable les autres !

Grâce à elle, Alexander avait grandi ainsi, heureux et bercé de musique, dans l’ouest de la région parisienne. Puis, lui et Sara avaient fini par quitter la maison familiale, chacun de leur côté, pour s’installer et travailler à Paris. Ils n’avaient rien perdu de leur complicité pour autant. Les cours d’histoire du rock étaient terminés mais la tradition du mardi soir avait perduré : il se retrouvait chez l’un ou chez l’autre pour jouer et composer chaque semaine de nouvelles chansons ensemble.

Un serveur aux cheveux gominés noirs, costume blanc et nœud papillon rouge passa devant Alexander et le sortit à nouveau de ses songes. Sur le plateau qu’il apportait à l’une des tables les plus proches de la scène trônaient deux Macallan 12 ans d’âge et un martini extra dry orné de deux fraises, de sucre glace et d’une cuillère en argent. Un petit bol rempli de glaçons était posé entre les deux verres à whisky.

Derrière lui, le groupe reprenait en chœur :

 

Onlyyyy youuu, can make all this wooooorld seem right

Oooo-oonly youuu, can make the darknesssss bright

 

Gravée pour l’éternité dans la roche légendaire du rock, la voix haute, profonde et luxuriante des Platters invitait le monde à rester à l’abri dans les années dorées. Chaque montée dans les aiguës, délicieusement tremblotante, sonnait comme un avertissement fraternel et bienveillant lancé à la société des Hommes « Restez ici, ne continuez pas plus loin. Ne cherchez pas à en avoir toujours plus. Autrement, passées les années soixante, vous aurez les crises pétrolières, les canicules, les guerres, les pandémies. Alors restez bien au chaud avec nous, laissez-vous bercer par nos harmonies vocales suaves et chaleureuses et reprenez plutôt un martini ».
« Si je n’avais pas cherché à en avoir plus… » pensa Alexander. Qu’aurait-été ma vie ? Les va-et-vient du scotch de sa langue vers son âme lui remémoraient très précisément ce jour où une opportunité en or s’était présentée à lui. Il se souvenait de cet appel du chasseur de tête comme si c’était hier. Une banque d’affaires de renommée internationale lui faisait une offre pour intégrer son département « Fusions-Acquisitions ». La quasi-totalité de son entourage, ses parents en tête, l’avait alors pressé de ne pas laisser passer pareille opportunité. Seule Sara était restée hostile à cette perspective, connaissant la réputation de ce genre de banque en termes de rythme et de charge de travail. Finalement, Alexander avait suivi l’avis de la majorité et accepté l’offre.

Dès lors, une nouvelle vie avait commencé pour lui. Il passait désormais ses journées et une bonne partie de ses soirées à la banque. Il y travaillait au moins quatre-vingts à quatre-vingt-dix heures par semaine. On lui avait promis qu’en travaillant d’arrache-pied et en ramenant suffisamment de chiffres chaque année il pourrait un jour devenir associé – le graal pour tout banquier d’affaires.

A compter de ce jour, Alexander n’avait plus eu le temps pour la musique et avait arrêté la guitare. Il avait également mis fin à la tradition du mardi soir avec sa sœur. Il avait perdu peu à peu le lien avec ses amis du lycée. Ses rares temps libres étaient désormais consacrés aux afterworks avec les collègues. En fin de compte, il ne quittait plus jamais ses collègues. La banque l’avait attiré à coup de prestige et de gros salaire à six chiffres et lui s’était laissé prendre au piège. Elle était devenue le cœur de son existence. Le voyage aux Etats-Unis avec sa sœur ne s’était finalement jamais réalisé. Sara était passée au second plan.

Son verre de Lagavulin à la main, Alexander était intégrale­ment plongé dans ses pensées. « Maintenant que j’y repense, au-delà du prestige et de l’argent, si j’ai mis le travail au centre de ma vie c’est peut-être que je n’ai jamais été fait pour profiter de la vie. C’est Sara qui savait jouir de l’existence. Elle a essayé de m’apprendre mais je crois que je ne suis vraiment pas doué pour ça. Je ne suis pas libre comme elle, je n’ai jamais vraiment su comment on faisait ».

Il prit une nouvelle gorgée, reposa le verre et fit signe au barman de lui en remettre un. Comment profiter de la vie avec cette anxiété omniprésente dont il avait toujours souffert et qui ne disparaissait qu’après plusieurs verres ? Une explication parmi tant d’autres à sa consommation excessive. Comment jouir de la vie quand on doute de tout ? Et puis il y avait aussi ce syndrome de l’imposteur, cette sensation d’illégitimité presque maladive qu’Alexander traînait en lui depuis sa naissance. Le collaborateur idéal pour la banque en somme. Celui qui passe ses nuits et ses jours derrière son ordinateur sans se plaindre et qui de toute façon n’est capable ni de s’affirmer ni de revendiquer.

A cette époque pourtant, Alexander ne s’était pas posé toutes ces questions. Il s’était contenté d’abattre ses dossiers un à un. Malgré les sacrifices sur sa vie personnelle, il s’était senti au moins en sécurité, se disant que le meilleur viendrait peut-être un jour, plus tard. Rien n’aurait alors pu assombrir le ciel doré qui lui ouvrait grand ses portes vers une entrée florissante et fracassante dans l’âge d’or de la trentaine.

Et puis il y avait eu cette année 2019, mille fois maudite.

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