NOUS SOMMES-NOUS DÉJÀ VUS QUELQUE PART?

Nous sommes-nous déjà vus quelque part?

« Madame, vous avez une tumeur. »

Le professeur Alain Kerradec ne cessa pas un seul instant de fixer le troisième œil de sa patiente. Celle-ci demeura interdite.

« Rassurez-vous, Madame Parizot » enchaîna-t-il, « cette tumeur est bénigne. Elle peut cependant se montrer dangereuse et elle a d’ailleurs déjà commis quelques dégâts. »

« Des dégâts ? » balbutia la patiente, d’un ton des plus inquiets.

- Oui, des dégâts. Vos osselets ont déjà été attaqués par ce que nous appelons un cholestéatome et c’est ce qui explique en partie votre légère perte d’audition. Le fait, assez rare je dois dire, que vous n’ayez pas connu de douleurs, même infimes ou passagères, ne vous a pas favorisée, Madame Parizot. La tumeur a pour ainsi dire mangé une partie des os qui vous permettent d’entendre et il faut au plus vite mettre fin à ce processus. L’imagerie est formelle : je me dois d’intervenir. Je vais devoir vous opérer en passant par la partie arrière de votre oreille afin de gratter et d’enlever du mieux que je le pourrai cette tumeur. Ce n’est que lors de cette intervention que je pourrai très exactement constater l’étendue du mal dont vous souffrez et il faudra se montrer des plus précaution­neux car vous n’êtes sans doute pas sans savoir que le cerveau et le nerf facial ne se trouvent pas très loin de la zone en danger.

- Le nerf facial ? Le cerveau ? Qu’est-ce que…

Cécile Parizot ne parvenait plus à articuler correctement la moindre phrase. Elle chuchotait à peine. Ses mains crispées tremblaient un peu. Le professeur Kerradec resta impassible mais voulut traduire dans son attitude une indulgence et une compassion non feintes. Il s’agissait pour lui en premier lieu de bien choisir ses termes et surtout de rendre un vocabulaire médical des plus techniques et par voie de conséquence des plus hermétiques le plus compré­hensible possible. Il utilisait pour cela à dessein des mots de tous les jours. Rompu à ce genre de dialogues avec ses patients, il poursuivit d’une voix assurée :

« Oui, le nerf facial passe tout près de la zone que je vais opérer mais cela fait partie de mon métier et de mon quotidien. J’opère de nombreux patients tout au long de la semaine et tout se passera bien, Madame Parizot. Nous allons vous placer des électrodes sur le visage qui me pré­viendront d’une rencontre imminente avec ledit nerf. Le risque est donc infime. Je ne peux pas encore vous dire combien de temps durera l’intervention. Plusieurs heures je présume. Tout dépendra en fait de ce que je vais trouver lorsque j’ouvrirai votre oreille. Il est des choses qu’une IRM ne peut voir, particulièrement dans cette région du corps humain. Je serai votre représentant, votre ambassadeur lors de l’intervention et aucune machine ne peut se substituer à l’œil de l’être humain. Faites-moi confiance, Madame Parizot, nous allons ensemble éradiquer cette petite excroissance. »

Du « je », volontaire et affirmatif, il était passé au « nous » complice et englobant. C’est ensemble que nous allons vous et moi combattre le mal…

À 38 ans à peine, Alain Kerradec était un jeune professeur des plus brillants. Adjoint du chef de service du pôle tête-cou de l’hôpital Lariboisière de Paris, il était un chirurgien réputé malgré son jeune âge au sein du service oto-rhino-laryngologie et chirurgie cervico-faciale. Son calme, sa maîtrise et son sens du relationnel étaient appréciés aussi bien par ses chefs et les équipes du service que par les patients qui venaient prendre avis et conseil en externe. Se libérant deux après-midis par semaine pour ce genre de consultations, il avait personnellement décoré son bureau de manière à ce que sa patientèle se sente le plus à l’aise possible. Ainsi, les fauteuils réservés à ses clients étaient bien plus confortables et imposants que le sien. Les murs étaient enduits de tons chauds et enveloppants. Les toiles accrochées çà et là évoquaient des paysages maritimes et certaines photographies dites végétales dégageaient une sérénité des plus apaisantes. La petite salle d’attente se voulait être une sorte d’antichambre de palais, un salon presque cosy où la douceur du velours des sièges et le mobilier aux teintes acajou donnaient à cette petite pièce une allure de hall d’accueil d’un élégant hôtel. Un vase Ming, des poteries colorées et modernes de Betschdorf en Alsace, des livres de bien-être, de cuisine et d’évasion haut-de-gamme en lieu et place des vieilles revues antédiluviennes et déchirées qui ornaient toutes les salles d’attente tristes et laides de la plupart des praticiens que nous connaissons toutes et tous ; tout avait été mis en œuvre par le professeur Kerradec pour que cet endroit impersonnel, froid et sans âme que pouvait représenter un centre hospitalier aussi immense que ne l’était celui de Lariboisière, devienne ici une petite structure pleine de charme et de vie où l’on pouvait presque se sentir comme chez soi.

Avec sa personnalité cordiale, amicale et la complicité qu’il parvenait à instaurer avec son patient, tous les éléments étaient réunis pour que les échanges entre le professeur et le malade se déroulent dans un esprit bienveillant et d’égal à égal. En tant que chirurgien, il détestait par-dessus tout donner l’impression de disposer d’un savoir infini et redoutait que ses avis et sentences ne ressemblent à un prêchi-prêcha de savant ténébreux et déconnecté du réel. Sa seule et véritable crainte consistait à s’alarmer du fait que l’on puisse le qualifier de personnage inhospitalier…
***

Le réveil d’Alain sonna à 4 h 27 du matin. Comme tous les jours de la semaine. Immédiatement sur pieds, il se dirigea vers le bureau de son appartement situé dans le quinzième arrondissement de Paris. Il prit place sur son shoggy, son petit banc de méditation où tous les matins pendant une demi-heure il faisait le vide en lui. Son gong timer se mit à tinter trois fois, le compte à rebours était enclenché. Il était temps de se mettre en position, dans une posture bien droite et ferme, les yeux clos. La séance de méditation allait pouvoir commencer.

Il consacra les dix premières minutes de sa session à recevoir et accepter toutes les pensées qui l’assaillaient, à les accueillir sans jugement et à les laisser passer comme des nuages dans le ciel ou le vol des oiseaux au loin. Son corps, extrêmement fort et puissant, semblait comme figé. Seule sa respiration profonde faisait bouger son abdomen d’inspirations très lentes et d’expirations qui paraissaient interminables. Il parvenait à n’accomplir que trois puis en fin de cycle un maximum de deux respirations par minute. Le tout sans le moindre bruit d’air. Son visage demeurait impassible et tout son être semblait grandir encore, malgré sa grande taille qui dépassait les 1,90 mètres. Le passage Olivier de Serres paraissait plus silencieux qu’il ne l’était de coutume. Le temps s’était soudain arrêté…

Lorsque la pyramide qui égrenait le temps sonna une deuxième fois, indiquant par là même que dix minutes étaient passées, il se consacra aux offrandes et aux vœux qu’il énonça aux cieux. C’est à ce moment-là qu’il formulait des incantations, des prières destinées aux patients qu’il allait opérer dans les heures qui suivaient. Ce matin-là, Madame Parizot occupa la totalité de ses pensées. Il la revoyait dans son bureau, toute menue, recroquevillée dans le large fauteuil club bien trop volumineux pour elle, l’interrogeant de ses grands yeux sombres de femme visiblement perdue face à l’immensité du vide qui l’attendait. Il se remémora sa poignée de mains un peu moite, sa diction difficile mais distinguée et son dernier regard rempli d’angoisse mais aussi d’espérance en quittant son office deux mois auparavant. Ce matin, il s’agissait de prendre la vie et l’avenir de cette dame entre ses mains expertes et il souhaita se mettre en condition de la manière la plus bienveillante et la plus méticuleuse qui soit.

Au troisième gong, il chercha à se détendre le plus possible et voua les dix dernières minutes de sa méditation à l’écoute de son corps, au renforcement de son être et à la visualisation de l’énergie circulant en lui. Par le biais des méridiens qu’il parvenait à situer mentalement, il effectua un check-up complet de ses dispositions du jour et s’attela à consolider ses reins, gages de vigueur contrôlée ainsi que son foie duquel aucune colère ne devait surgir durant les premières heures de la journée. Sa position resta des plus académiques, la colonne vertébrale bien alignée, les épaules relâchées, la poitrine ouverte mais un sentiment de relaxation le gagnait et lorsque le triple gong retentît, indiquant la fin de la séance, une sérénité indestructible ainsi qu’une profonde sensation de plénitude l’envahirent. Il remercia vivement et gagna la cuisine où un déjeuner frugal lui tendait les bras.

Dans un silence de cathédrale, il mastiqua lentement son repas matinal qui se composait d’ingrédients chargés de lui donner l’énergie nécessaire afin de tenir de longues heures au bloc opératoire et destinés à lui fournir tous les micronutriments et minéraux indispensables à une concentration qui ne pouvait pas faillir un seul instant. Ainsi, il se servit un thé vert nature à 60 degrés afin de ne pas détruire la vitamine C, les flavonoïdes, les antioxydants et les oligo-éléments de cette plante millénaire miraculeuse. Des oléagineux natures tels que des noix de cajou, noix de macadamia, noix de pécan et noix d’Amazonie furent par la suite emmagasinés. Il mangeait avec la certitude chevillée au corps que leurs bonnes graisses monoinsaturées et poly­insaturées allaient se diffuser lentement dans son organisme en veillant à nourrir en douceur un corps et un esprit qui allaient avoir besoin de douces calories au fur et à mesure que le travail de précision infinie que constitue une intervention chirurgicale allait le lui réclamer. Des baies de goji, des cranberries ainsi qu’une datte et un pruneau d’Agen complétèrent cette grande collation de l’aurore.

Après s’être vêtu, il se rasa de très près. Sa forte pilosité de brun l’obligeait quelquefois à se raser deux fois dans la journée tant son derme d’aspect latin paraissait en fin de journée faire naître un semblant de barbe. Commençant par la joue gauche puis la droite qu’il gonflait toutes deux de toutes ses forces, il poursuivit délicatement par le cou, la moustache et acheva son rasage mécanique par le menton. Plusieurs vaporisations d’hydrolat de camomille ainsi que quelques gouttes d’huile d’argan calmèrent le feu de la lame et son visage prit soudain un aspect des plus lisses et des plus juvéniles. Il se regarda dans la glace et contempla ses yeux vert clair qui luisaient. Il était 5 h 45. Il quitta son domicile d’un pas décidé. L’impasse était déserte. Il était fin prêt à affronter la journée de travail.

***

Au bloc opératoire, toute son équipe se tenait au garde-à-vous. L’anesthésiste avait endormi Madame Parizot, l’intubation oro-trachéale était réalisée, l’antisepsie était assurée à l’Amukine et l’infiltration à la Lidocaïne adrénalinée. Le professeur Kerradec fit son entrée au bloc, salua d’un hochement de tête l’équipe en place et se fit enfiler les gants stériles par Katia l’infirmière instrumentiste. Une fois l’installation de la patiente terminée, le chirurgien procéda à une ouverture postérieure. Après le décollement de la peau du conduit jusqu’au sulcus, il constata que la perforation était subtotale. Le manche du marteau apparaissait couvert d’un épithélium. En ouvrant les cavités postérieures qui s’avérèrent bien pneumatisées, il dut prendre acte du funeste cholestéatome qui était posé de manière diffuse sur le canal semi-circulaire externe et qui s’enfonçait très pro­fondément dans la cellule sus-tubaire. Les méninges étaient ici partiellement à nu.

Le cholestéatome se prolongeait vers l’avant sous le corps de l’enclume et sous la tête du marteau. Il procéda à l’ablation de l’enclume dont la branche descendante était totalement détruite puis il ôta également le marteau pour un nettoyage de l’ensemble de l’attique interne. Vers la caisse, la tumeur s’enfonçait dans la fosse ovale de manière très profonde et même sous le facial deuxième portion et dans la fossette sous-pyramidale. Les craintes du professeur lors de l’entretien avec sa patiente étaient bien fondées : il découvrit au fur et à mesure de la progression de son intervention les ravages que le mal avait causés et qu’une imagerie ne peut déceler. L’opération se prolongeait déjà au-delà du temps initialement prévu.

Il nettoya l’ensemble de la platine de l’étrier entièrement tapissée du kyste ainsi que la région postérieure de la fosse ovale et la région supérieure vers le facial qui n’était pas à nu. Il sectionna le tendon du muscle du marteau et nettoya vers l’avant, avec ablation du ligament tympano-malléolaire antérieur et de la corde. Il gratta encore l’adénome du fond de caisse à hauteur du promontoire où l’épithélium tapissait cette région. Son corps transpirait à grosses gouttes mais jamais une seule ne perlait sur son front. Il se refusait de dégouliner et de compromettre ainsi par une simple gouttelette de sueur des heures de travail acharné et méticuleux. Ce n’était qu’une fois sorti du bloc, après la phase de décontamination, qu’il pouvait sous la douche se laisser aller à éponger des décilitres de transpiration. Il perdait en moyenne 800 grammes de poids de corps en une seule matinée de travail.

Il mit en place une greffe d’aponévrose temporale renforcée en haut au niveau d’une atticotomie spontanée minime et en arrière au niveau de l’encoche de Rosen par deux fragments de cartilage mince. La peau fut rabattue. Il fit une suture postérieure en deux plans surjet résorbable au Monocryl. Un pansement signala la fin des hostilités. L’opération s’acheva au bout de quatre heures de lutte.

Le soir même le professeur Kerradec retrouva Madame Parizot dans sa chambre peu après 19 heures. Elle était encore faible mais s’efforça de sourire. Il lui assura que tout s’était bien déroulé même si le combat fut sans relâche. Il lui expliqua ce qu’il avait découvert durant l’opération et comment il avait procédé au nettoyage du cholestéatome. Son oreille était sauvée, lui assura-t-il, même si l’ensemble des osselets durent être prélevés. Dans un délai d’un an, un second contrôle serait indispensable et une ossiculoplastie tympan-platine sur le renforcement cartilagineux pourrait être effectuée. Une hélice en platine allait remplacer les osselets de l’oreille et il était assez optimiste quant aux chances de Madame Parizot de retrouver partiellement voire complètement l’usage de l’ouïe de son oreille gauche. Celle-ci souriait à présent de manière bien plus franche. Elle lui demanda de s’approcher d’elle et lui murmura à l’oreille : « merci »…

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