LE JOUR OÙ TOUT A BASCULÉ

Début LE JOUR OÙ TOUT A BASCULÉ

 

Christel LACROIX

Du même auteur :

 

- Asteria Rubens (roman) chez K.Ed. Éditions

- Les Abysses d'un Songe (roman) aux Éditions Terriciae

- J'ai entendu respirer les Couleurs (roman) aux Éditions Hugues Facorat

- Au vestiaire des Anges (recueil de poésies) aux Éditions Hugues Facorat

- Les derniers sentiments Cathares (roman) aux Éditions Ovadia Au Pays Rêvé

- Climat sur Mesure au soleil du septième sous-sol (roman) aux Éditions Ovadia Au Pays Rêvé

- Les Neiges éternelles de l'Atlantide (roman) aux Éditions Ovadia Au Pays Rêvé

- Mon Arbre à Lire (recueil de poésies) aux Éditions Il est Midi

- Cette odeur qui fait toi est plus forte aujourd’hui (essai) aux Éditions Il est Midi

- Le Futur a déjà eu lieu (roman) aux Éditions Ovadia Au Pays Rêvé

- Le bruit du Monde est momentanément fermé (essai) aux Éditions Il est Midi

- Des sourires et des hommes (pièce de Théâtre) aux Éditions Il est Midi

- Perla da Vinci (roman) aux Éditions Il est Midi sélectionné finaliste pour le Prix Machiavel du roman, Prix littéraire du Cercle Leonardo da Vinci 2022

 

Prix de la Pléïade 2020 pour ses poésies

Prix Guy de Maupassant (Nouvelles) des XXVIIème Jeux floraux du Béarn palmarès 2022

Prix Victor Hugo (Nouvelles - Prix de la fibre) 2022 de la ville de Fonbeauzard

 

 

Mais aussi en collectifs d'auteurs :

 

- Les Cygnes de l'Aube aux Éditions Lire et Méditer

- Lettrae Vox aux Éditions de l'Argilète

- Lélixire 8 aux Éditions Robin

- Short Stories n°13 aux Éditions La Matière Noire

- Sourds à l'appel de la Nature aux Éditions Lire et Méditer

- anthologie poétique FLAMMES VIVES 2016 aux Éditions Flammes Vives

- Parlez-moi d'Amour Société des Poètes et Artistes de France

- Anthologie Poèmes du confinement Étrave – La Nouvelle Pléïade : collectif de poètes sans frontière

- Anthologie Europoésie UNICEF 2021

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Il y a le possible, cette fenêtre du rêve ouverte sur le réel. »

 

Victor Hugo

 

 

 

 

 

 

POUR QUELQUES GOUTTES D’EAU DE PLEURS…

 

Nous sommes Mardi, troisième jour d'Epiphi :

 

Depuis le cataclysme les calendriers et les noms des mois ont changé. Nous sommes revenus au calendrier égyptien de Ptolémée, un grand bond dans le passé, mais parfois ce passé refoulé nous révèle des valeurs qui peu à peu sont tombées dans l'oubli, ces valeurs qui un jour auraient bien pu sauver le monde.

J'aime prononcer ces noms de mois : Epiphi, Phaminoth, Phaophi... C'est exotique et ça me fait toujours sourire.

 

Mais ce matin devait bien être différent : j'ai pleuré. J'ai pleuré sans vraiment savoir pourquoi, un peu à la manière d'Alfred de Musset, ce poète des Anciens Temps qui écrivait si bien son cœur avec des mots. C'était étrange, je n'étais ni triste ni peinée, mais mes yeux pleuraient sans pouvoir s'arrêter comme si un trop-plein venait d'être ouvert à tous vents. Je me sentais bien en pleurant, presque apaisée, reconnectée au Monde. Peut-être était-ce parce que Lee venait de m'appeler et que j'avais raccroché en me posant mille questions, je ne sais pas.

 

Je ne pleure jamais, peut-être parce que je vois trop les autres le faire et que je n'arrive pas à les imiter. Non, je ne pleure jamais, et j'ai éprouvé ce matin une certaine satisfaction à pouvoir le faire, à pouvoir produire ces quelques larmes.

Oh ce n'était que des larmes de trop plein, des larmes d'épanchement sans aucun fondements, alors elles ne doivent pas valoir beaucoup sur le marché. Au pire je vendrai leur sel dimanche sur l'esplanade du bien-être bien que cela ne soit pas vraiment autorisé. J'ai toutefois récupéré ces quelques gouttes salées dans une fiole avec beaucoup de précaution, non pas parce qu'elles avaient de la valeur, mais parce que je savais que venant de moi, elles étaient très rares.

J'ai tellement appris à forger mon caractère, à surjouer de ma force même si ce n'est qu'en apparence, que laisser s'exhaler mon âme m'est devenu impossible, et c'est bien ce que Lee me reproche.

 

Une fois la fiole fermée, j'ai respiré à plein poumons et j'ai retrouvé le sourire en pensant à la jolie citation de Khalil Gibran que j'allais écrire sur l'étiquette du prix de mes larmes : « Il doit y avoir quelque chose d'étrangement sacré dans le sel car il est à la fois dans nos larmes et dans la mer. »

Encore un poète des Anciens Temps vous allez me dire, mais il est une chose indéniable, ces poètes démodés continuent à me parler, je les aime et leurs mots résonnent dans ma vie.

 

Je me dis qu'après tout je pourrais bien essayer de vendre aussi mes larmes à la société « Eau de Pleurs ». Mon travail est de les récolter aux quatre coins du Nouveau Monde pour les leur distribuer. Les larmes sans fondements, je n'en ai jamais rencontrées, peut-être sont-elles rares et hors de prix, il faudra que je leur demande une estimation pour en avoir le cœur net.

 

 

 

 

 

Mercredi, vingt-quatrième jour de Mésori :

 

Dans ma larmerie du bout de la rue du cinquième élément, je stocke mes fioles sur des étagères en bois, je les étiquette par ordre alphabétique. Ainsi on peut lire en ribambelle les mots Amour Bonheur Colère Dépression Énervement Folie et tous ces sentiments divers et variés qui finissent toujours par faire couler nos larmes.

Chaque stock est répertorié et classé par date de récolte. En ce moment j'ai beaucoup de M comme Morosité, je pense que les gens ont besoin du retour du soleil, mais il est actuellement en réparation pour un à deux mois si on en croit les bulletins d'information. Alors les gens se laissent aller à la tristesse, c'est bien dommage d'en arriver là juste pour un astre solaire, depuis que je leur explique que la joie c'est en eux qu'ils doivent la chercher.

Et oui je pourrais me contenter de répondre à leurs appels téléphoniques et d'aller récolter leurs larmes en cyclocar à deux roues comme je le fais chaque jour depuis que j'ai signé mon contrat chez « Eau de Pleurs », mais je parle souvent avec eux ; c'est beau d'échanger des mots aussi.

C'est peut-être pour cette raison que j'aime tant les poètes de l'Ancien Temps.

 

Ce matin un homme est entré dans ma larmerie. Les gens y viennent souvent proposer leurs larmes pour se faire un petit pécule afin de subsister. Ce ne sont que de maigres larmes sans valeurs parce qu'elles ne viennent ni du cœur ni de l'âme, ce sont de simples larmes d’œil mais « Eau de Pleurs » s'en sert comme matrice pour ses médicaments liquides. Il paraîtrait que ça amplifierait le pouvoir des principes actifs ; je ne suis pas vraiment convaincue de cette étude, l'essentiel pour moi est de pouvoir donner à ces pauvres gens de quoi sourire quelques jours de plus dans notre Nouveau Monde.

Mais ce matin cet homme ne venait pas proposer l’exhalaison de ses yeux, il a poussé la lourde porte en bois gonflée par les dernières intempéries et est resté planté au milieu de ma boutique en admiration devant mes étagères de fioles.

 

D'un âge imprécis, au physique sans aspérité, son visage mal rasé ne donnait pas vraiment envie d'engager la conversation, mais il s'est approché de ma table des pesées et m'a toisée d'un regard triste et désabusé :

- Bonjour Madame. Je voudrais acheter des larmes d'Amour.

- Bonjour Monsieur, vous êtes ici dans une larmerie de la société « Eaux de Pleurs ». Je n'y fais que récolter la marchandise et je n'ai pas le droit de la vendre directement. C'est écrit sur la vitrine de ma boutique. Si vous souhaitez vous procurer quelques larmes, vous pouvez les commander sur leur site Lacrynet. Toutes les modalités y sont expliquées. Vous avez aussi la possibilité de vous les procurer par troc.

- Mais je n'ai rien à échanger.

- Vous pouvez rendre des services, effectuer des travaux, le choix est multiple et varié, je suis persuadée que vous y trouverez votre compte.

- Les larmes d'Amour font partie des plus chères.

- Oui en effet, elles ont beaucoup de propriétés du fait de leur haute composition en endorphiactifs de bonheur. Pour commencer, procurez-vous des larmes de Joie, elles sont très bonnes aussi et beaucoup moins chères.

- Non je veux des larmes d'Amour. J'en ai toujours manqué. Depuis que je suis né je me sens seul. Mon monde s'effondre petit à petit. Aujourd'hui j'ai besoin d'une dose d'Amour, juste une petite dose, je vous en supplie, c'est ma seule chance de survivre, vous comprenez ?

 

Ses deux yeux plantés au milieu de ce visage mal rasé et ces mots si proches de ceux des poètes de l'Ancien Temps m'ont étrangement émue et j'ai senti monter en moi des larmes d'émotions, mais je me suis retenue, ce n'était pas vraiment le moment de pleurer.

 

Je suis allée chercher ma fiole de l'autre jour, celle des larmes sans fondements que j'avais récupérées après ma conversation téléphonique avec Lee. Tout en cherchant cet ersatz daté du mardi troisième jour d'Epiphi, je me suis dit que Lee me manquait beaucoup depuis. C’était peut-être ça l'amour dont parlait ce monsieur sorti de nulle part. Était-ce un messager d'amour, allez savoir ?

 

J'ai alors senti mes larmes d'émotions se transformer en larmes d'amour, mais je ne pouvais pas les laisser s'échapper, c'était bien trop difficile à ce moment là. Il y a des instants où il nous est impossible de nous libérer alors que cela nous ferait tant de bien.

 

Je décidais toutefois de réconforter ce messager étrange en lui offrant mes larmes sans fondements, de toute façon j'aurais eu du mal à les écouler car elles ne sont pas répertoriées par les laboratoires.

Je lui ai expliqué que je ne savais pas quels étaient leurs effets mais que ça l'apaiserait sûrement pour pouvoir reprendre pieds.

 

En échange je souhaitais récolter cette minuscule larme qui perlait au coin de sa longue lignée de cils : une larme de détresse quasi-pure.

Il s'est laissé faire et il a même souri : son sourire était magnifique, comme un arc-en-ciel dans un ciel brumeux. Je lui avais fait plaisir et mes larmes d'émotions fondues à mes larmes d'amour se mélangeaient au coin de mes yeux remplis d'étoiles. Il est parti sans rien dire avec sa petite fiole bien cachée dans la poche de son manteau gris.

 

J'ai de suite analysé mon minuscule échantillon. En plus de la détresse, j'y ai trouvé 5% de honte, j'allais en tirer un bon prix ; les laboratoires d' « Eau de Pleurs » allaient sûrement en faire un booster pour sportif en manque de sensations fortes. La détresse de ce monsieur avait un prix.

 

C'est la première fois que je transgresse les lois du code commercial que j'ai signé avec eux, la première fois que j'offre une fiole pour rallumer un sourire éteint et je suis heureuse, tellement heureuse !

 

Samedi premier jour de Thout :

 

Aujourd'hui, c'est mon jour de repos.

Ce matin à mon réveil, j'ai senti une larme de rêves sur ma joue. Pleurer m'arrive très rarement mais en ce moment je me sens facilement émotive, quelque chose change dans ma vie sans que je sache vraiment pourquoi.

 

Je vois de plus en plus souvent Lee et son contact fait fondre ma carapace. C'est peut-être un des mystères de l'amour, je n'en sais rien ; le nouveau gouvernement a fait voter son texte de loi sur l'ouverture des Écoles de l'Amour.

L’Amour ne s'apprend pas, j'en suis persuadée, l'Amour se ressent, il vous tombe dessus sans préavis et change la totalité de vos perceptions et de votre vie. Comment peut-on espérer apprendre ce sentiment dans des manuels tristes et rébarbatifs ?

Heureusement le texte d'amendement a été refusé.

 

Ma larme de rêve toute ronde et toute belle a glissé sur ma joue, je me suis empressée de la récupérer, j'ai toujours des petites bouteilles à portée de main, on ne sait jamais.

J'étais contente d'en avoir une ce matin, ce n'est pas donné à tout le monde de pouvoir les récupérer sans les abîmer, elles sont tellement fragiles !

 

Elles contiennent la liberté et la folie aperçues la nuit par la fenêtre de notre imaginaire, les extravagances et étonnements de nos impossibilités rendues possibles, toute l'âme du ciel dans un labyrinthe d'idées.

C'est dans le rêve que se glissent toute la créativité de l'homme, tous ses fantasmes refoulés, ses souvenirs affolés et ses peurs dissimulées.

 

Mais on en oublie souvent le négatif, les rêves donnent au dormeur épanoui l'odeur de ses matins infinis et c'est dans cette inconscience sans mesure que j'ai ouvert l’œil sur la réalité, lui offrant une perle lacrymale des plus rares.

 

Cette larme j'en connais déjà tout le cycle de transformation au sein du laboratoire « Eau de Pleurs» : elle va d'abord être purifiée par chromatographie pendant de longues heures dans une pièce sombre pour ne pas en altérer la composition.

J'ai visité ce laboratoire et j'en garde un souvenir glacé, j'avais l'impression d'y entendre mille rêves sangloter à l'idée de perdre leur côté sombre. Il faut de tout pour faire un rêve, il en est de même pour les hommes d'ailleurs.

 

La firme « Eau de Pleurs» a choisi d'écrémer ces larmes de leurs rêves négatifs pour n'en récolter que le côté lumineux et enrichissant. Pour moi c'est une façon de nier l'intégrité de l'homme et de l'univers, comme si un seul traitement chimique pouvait gommer le côté sombre de nos vies.

Ceci n'est qu'un jugement personnel et vous allez finir par penser que je suis une résistante du Nouveau Gouvernement, ce qui n'est pas vraiment le cas, rassurez-en vous.

 

Cette larme purifiée à l'état brut subit ensuite un passage en centrifugeuse pour en éliminer tout élément subjectif propre au donneur, afin d' éviter à certaines personnes avides de vivre les fantasmes d'inconnus, de les utiliser à cet effet pervers. « Eau de Pleurs» a vraiment pensé à tout et je les admire pour leur dévouement et leurs recherches scientifiques.

Un principe actif est ensuite ajouté avant de les conditionner dans de magnifiques fioles et de les affubler de noms aux effets ravageurs. Le pouvoir des mots est d'ailleurs peut-être aussi fort que celui de l'actif.

Ainsi on les retrouve à la vente sous des nominations telles que Liqueur de Joie, Plaisirs Extatiques, Paradis Angevin, Fureur de Vivre.

Chacun peut y trouver son bonheur, tous les prix y sont représentés, les packaging également : de la simple petite fiole rectangulaire au beau flacon au bouchon doré à l'or fin.

Plusieurs formes sont également présentées pour chaque référence : on peut se les procurer en liquide, ce sont les formes les plus vendues : avaler quelques gouttes de distillat dans sa boisson préférée reste simple d'utilisation.

On les trouve aussi sous forme de gouttes pour les yeux à emporter dans son sac, c'est un peu comme une larme qui revient à sa source après un long voyage, d'inhalateur lorsque l'on veut un effet rapide, de gomme à mâcher quand on souhaite un effet qui dure dans le temps, ou en gélule gastro-résistante quand on veut retarder le moment de l'extase souhaitée.

Laissez tomber une seule goutte de Liqueur de Joie dans chaque œil et vous vous retrouvez à aimer le monde entier et à vous sentir frère de chacun, avant même d'avoir revisser le bouchon.

Donnez des gommes à mâcher de Plaisirs Extatiques à un dépressif chronique et il verra s'étirer son sourire toute la sainte journée.

Versez quelques millilitres de Concentré d'Empathie dans la coupe de champagne d'un politicien en pleine campagne et il lui viendra soudain l'envie furieuse d'aider son prochain et de lui apporter tout son soutien.

Ainsi donc tous les défauts de l'homme peuvent être transitoirement inversés si vous avez les moyens de vous procurer ces ersatz d'humeur.

Bien évidemment « Eau de Pleurs » a voulu laisser à chacun la possibilité d'accéder à ces produits : outre l'aspect pécuniaire, les grands commerciaux de la firme proposent également d'échanger ces larmes bénies contre tout un panel de services rendus au Nouvel État.

Ce concept me plaît, cela prouve peut-être que l'on peut aspirer à une vie meilleure et plus confortable sans avoir la richesse matérielle.

Au début les gens ont eu peur de ces produits, de la manière de les acquérir, de les choisir et surtout de leurs impacts et effets secondaires. Puis très vite ils se sont aperçus qu'ils étaient inoffensifs et ne créaient aucun phénomène d'accoutumance.

Petit à petit le marché des larmes est devenu florissant ; c'est au début de cette époque que j'ai été embauchée. Depuis on achète des larmes, ou on les vend, c'est devenu un acte banal, une recherche de bien-être facilitée.

Mais il est bien connu qu'on n'apprécie pas de la même façon le bien-être obtenu avec facilité que celui pour lequel on a dû se battre. C'est donc du bien-être façonné et façonnable et je préfère le vrai. Au bout de quelques années de recul, l’État a nommé cela la larmothérapie, un bien joli nom pour qualifier ce bonheur de synthèse.

Il m'est permis de vivre grâce à ce commerce de synthèse, de rencontrer des gens, de presser leurs humeurs dans mes flacons.

Je ne prélève jamais mes échantillons sans un échange avec mes clients, un simple échange de sourire, une tape amicale pour rassurer, une parole apaisante pour calmer, un conseil avisé pour remettre sur la bonne route. Je tiens à ce que ma collecte reste humaine.

 

« Eau de Pleurs » gagne beaucoup d'argent, et, soyons honnêtes, j'en gagne beaucoup aussi et nous sommes un grand nombre à en tirer profit.

 

Depuis cinq ans déjà, il faut obtenir une licence pour pouvoir être récolteur. Un grand questionnaire psychologique vous met face à vous-même ; j'ai passé 3 heures à répondre à des questions à choix multiples et j'ai eu l'agréable surprise d'avoir obtenu les félicitations du jury.

Vous allez rire, j'étais tellement fière ce jour là comme s'il m'était enfin permis d'exister.

 

Vendez vos sentiments, partagez-les, achetez-en d'autres.

Faites du pire morose le plus joyeux des clowns, transformez l'insomniaque en doux rêveur, donnez à l'égoïste la possibilité de tendre et d'ouvrir sa main, synthétisez de l'amour pour le solitaire, de la douceur pour le sans-cœur, de l'insouciance et de la liberté pour celui qui a perdu ses illusions.

Le méchant deviendra gentil, le coincé ouvrira sa cage, le passif redoublera d'énergie, le cœur de pierre laissera éclore sa fleur bleue.

Nos caractères ne sont plus des fatalités de la génétique ou du destin.

Il suffit d'acheter ce qui nous manque pour être épanoui et se sentir complet.

On ne construit plus son avenir à la sueur de ses efforts mais on le distille aux larmes d'autres yeux.

 

 

 

Lundi quatrième jour de Phaophi :

 

Je me suis levée très tôt et j'ai ainsi pu longuement observer la lune. Le soleil est en réparation, cela donne à la lune un éclat différent la nuit. Peut-être qu'elle se sent seule ou qu'elle a froid, mais elle est n'est plus la même, un peu plus bleue qu'à l'ordinaire.

J'aime ces moments de plénitude à l'observer dans le silence du Nouveau Monde. Aucun cyclocar à deux ou quatre roues ne vient perturber cette symbiose, tous les étages du Nouveau Monde sont silencieux, chacun se repose dans sa quiétude.

Seuls quelques passants traversent les rues, appelés par une urgence ou dépêchés par le Nouvel État pour une mission nocturne.

Mais ils ne font jamais de bruit, le respect du silence est roi lorsque le rideau de la nuit a été tiré.

 

L'infirmier de garde de l'hôpital avec qui j'ai une ligne directe m'a averti d'un accouchement dans les heures à venir.

Ils me prévient chaque fois qu'une future maman est d'accord pour me livrer son élixir d'enfantement. Cela n'arrive pas souvent et c'est pour cette raison que j'ai accepté de me lever si tôt ce matin.

En effet les mamans préfèrent bien souvent garder cette première larme à donner la vie ; d'ailleurs « First Memory » est une toute jeune entreprise créée par un ingénieur commercial qui a su mettre à profit cette ultime larme en proposant de la sertir dans une petite cartouche de verre afin d'en faire un pendentif pour les mamans. Ainsi donc ces petits bijoux, accommodés aux goûts et aux moyens de chacune pendent aux cous de la majorité des femmes du Nouveau Monde.

Certaines n'apprécient pas ce côté mercantile et plutôt kitsch il faut bien l'avouer, et préfère faire don de leurs précieux liquides.

D'autres, comme celle que je vais rencontrer tout à l'heure, essaient d'en tirer le meilleur prix pour des raisons tout à fait différentes.

Le commerce des larmes me laisse souvent perplexe et me fait beaucoup réfléchir. J'ai parfois l'impression qu'il va contre mes valeurs mais j'en vis.

Vivre à l'encontre de ses valeurs, ce n'est pas très épanouissant, vous allez me dire, et c'est peut-être à cause de ces doutes qui me hantent que j'ai choisi d'en faire mon journal intime depuis quelques temps.

 

- C'est un magnifique garçon madame ! Regardez comme il est beau !

 

Et là, je reste imperturbable, juste à l'affût de la larme qui ne tarde pas à arriver.

- Je suis tellement heureuse ! Mon Matthéo est enfin là !

 

Vous ne pouvez pas imaginer tout ce qu'on peut trouver dans cette première larme d'enfantement, celle qui apparaît au moment même où l'on pose le bébé sur le ventre de sa maman : de la douleur, de l'apothéose, de la joie, du soulagement, de la gratitude envers Dieu même si on n'y croit pas, de l'amour à l'état pur, et un nombre infini de sentiments que les mots sont bien loin de pouvoir définir.

Ce cocktail formidable dont chaque goutte tombe dans ma fiole est un concentré de toute la psyché humaine.

Elles sont depuis peu utilisées et consommées dès qu'on perd sa foi en l'humanité.

C'est pour cette ultime raison, pour ces gens laissez pour compte de la vie que je me suis levée si tôt ce matin pour récolter quelques gouttes d'un prochain bonheur à leur offrir. Même s'il se monnaie, et même si ça ne se fait pas, leur sourire revenu en vaut peut-être la peine.

 

Depuis quelques mois « Eau de Pleurs » essaie de nous former au cours de réunions bimensuelles d'information, à récolter également les larmes du bébé, celles qui accompagnent le premier cri, leur entrée dans la vie, le Monde, l'Univers.

Celles-ci sont un ersatz bien plus précieux que l'or et il faut rester très prudent avec leur commercialisation. Elles doivent être immédiatement mises sous scellées et transportées aux laboratoires de notre firme.

 

- Vous acceptez que je prélève les larmes de Matthéo ou vous préférez les garder ?

 

- Combien vous m'en donnez ?

 

A cette froide remarque tombée au milieu d'un nuage d'amour, mon cœur semble s'arrêter. A quoi cela sert-il de redonner aux gens leur foi en l'humanité si c'est pour déshumaniser les sentiments ?

 

- Non gardez-les, elles n'ont pas de prix.

 

Le visage angevin de la maman s'est obscurci. Je n'avais pas remarqué ses rides tout à l'heure ou alors j'avais la tête ailleurs.

 

- Mais puisque je vous dis que je souhaite les vendre !

- Je ne suis pas habilitée à les récolter.

- Mais enfin ! C'est de l'imposture, je vous ai fait venir exprès ! Je veux mon argent !

- Aimez votre bébé, ce sera beaucoup plus enrichissant pour vous que tous les prix que nous avons à vous proposer.

 

J'ai prononcé cette phrase avant de sortir de la salle rose d'accouchement poussée par les vociférations d'une maman déshumanisée. Tant pis pour les larmes de nourrissons, les seules parait-il, à pouvoir faire sortir les gens d'un long coma.

 

Je crois bien que ce matin mon âme a commencé à avoir des bleus. Peut-être bien qu'un jour je vais pouvoir me libérer et pleurer des larmes de bleus à l'âme mais ce jour-là je ne travaillerais certainement plus chez « Eau de Pleurs » : je pourrais pleurer enfin librement.

 

Une fois dans mon cyclocar à deux roues, j'ai branché mon casque audio.

Ça fait du bien le matin d'écouter ses musiques préférées et là j'en avais vraiment besoin.

 

Les régulateurs d'humeurs synthétisés à base de larmes me sont totalement inutiles, j'ai juste besoin de musique, de la douce pour m'apaiser, de la plus forte pour relancer ma vitalité, de la mystique pour réfléchir.

 

Le son est mon médicament. Si « Eau de Pleurs » m'entendait, il me licencierait de suite et je souriais en y pensant. Si tôt le matin la circulation était peu dense, je pouvais suivre la route sans problème et je n'avais pas besoin de prendre de l'altitude pour gagner en fluidité.

 

Je décidais d'aller directement déposer mon prélèvement aux usines : plus tôt les larmes seront traitées, mieux seront les actifs qui en seront extraits, c'est ce qu'on nous avait toujours appris.

 

Dans le ciel un brouillard étrange planait et s'intensifiait au fur et à mesure que j'approchais de l'Usine.

A l'époque de mes grands-parents on appelait cela de la pollution mais dans le Nouveau Monde la pollution n'existe plus et a été complètement prohibée.

 

C'était peut-être simplement des nuages, et puis cela faisait tellement longtemps que je n'étais pas sortie si tôt le matin que j'en avais oublié les levers de jours.

 

Depuis que le soleil est en réparation, il faut bien avouer que le jour est moins lumineux, les électrogènes pour le remplacer ne sont vraiment pas à sa hauteur, tout le monde le dit.

 

J'ai garé mon cyclocar dans le parc à chlorophylle des Usines et j'ai levé la tête : un épais nuage nacré planait. Ses reflets azurés donnaient au paysage matinal un bien étrange aspect. Sur son pourtour s'effilochaient de longues fumerolles grises virant même parfois vers le noir.

 

Cela ressemblait beaucoup aux photos de mon livre d'histoire que je regardais, ébahie, avec des grands yeux de petite fille étonnée, quand je validais mon Premier Degré de Connaissance.

 

Il commençait par le big bang de l'humanité, se posait quelques instants en Grèce, en Égypte, dans les arènes de Rome, l'Antiquité y était magnifique, les pages tournaient vite vers le Moyen-Age un peu boueux à mon goût, et puis flamboyait sans qu'on s'y attende vraiment le siècle des Lumières ; j'aurais vraiment aimé vivre à cette époque.

 

C'était sûrement la dernière fin d'une belle époque, le siècle suivant faisait la moitié de notre livre d'Histoire, les guerres, le sang, le progrès dévastateur, la religion et son intégrisme aveugle, les enfants qui naissent pour mourir affamés ou bombardés, de l'amour qui ne sert plus à rien, l'homme avide d'argent ne s'arrêtait plus, il était même allé sur la Lune, c'est pour vous dire la force de ses ambitions, et puis il y avait ces photos choquantes de ce que l'on nommait : la pollution.

 

C'est à elle que j'ai repensé, l'ersatz de la folie humaine avait une odeur nauséabonde, une couleur opalescente, une composition mortelle.

 

 

Une petite voix m'a troublée ce matin, elle venait de loin et je ne pouvais pas l'arrêter. Tout doucement elle me chuchotait :

 

- Et si ça recommençait?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À SUIVRE (…)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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