Une nuit particulière

Une nuit particulière

J’ai parlé ce soir de beauté et de douleur.
J’ai parlé de ce que la première crée la seconde et que cette dernière est insupportable.
Elle est un silex dans la bouche, un feu dans les entrailles.
J’ai parlé de l’immense beauté de l’amour et de la grande douleur d’être quittée.
Abandonnée.
Jetée.
Aux chiens de la solitude, aux vents du froid.
J’ai parlé d’une femme ce soir délestée de tout. De son cœur évidé, de sa peau arrachée.
J’ai parlé de ce que l’amour est assassin. J’ai parlé de la mort. J’ai parlé de moi.
Mes mots ont fini par s’échouer les uns sur les autres, comme sur une plage des bois secs, et ça a été le silence autour de moi. Les regards des autres se noyaient, s’envolaient ou s’effaçaient.
Le silence est un mot cruel.
Un mot de miséricorde, mais aussi de reddition.
Des raclements de pieds de chaises sur le sol, des regards humides, épuisés, un merci chuchoté, un vague sourire, une compassion, et nous sortons tous.
Dans la cour qu’il faut traverser pour rejoindre le large trottoir du boulevard Blanqui, le tapis de feuilles mordorées étouffe le bruit de nos pas, semble alléger nos poids.
C’est l’automne. Les dernières heures de peaux nues.
Il y a dans nos silhouettes à tous quelque chose de fourbu. Une difformité éphémère.
Et puis l’un de nous ouvre la grille et les bruits sont à nouveau là. Le métro aérien. Les automobiles. Les premières ivresses du soir devant le Havane Café, en face.
Quelques mots ressurgissent. Civilisés cette fois. C’était très beau. Merci. À la semaine prochaine. Bon courage. Et puis le corps de nos chagrins s’étiole, chacun part par-ci par-là et je reste là, seule.
Évidée.
Inutile déjà.
Une femme perdue, qui traîne sa peine comme une odeur.
Le soir écrase Paris. Je ne sais pas encore quelle nuit choisir. Vers quelle lumière aller.
J’esquisse un bref sourire en pensant à ce qu’aurait dit ma mère, Bouge, bouge, sinon on va te confondre avec quelqu’un d’autre. Quelqu’un d’autre. Elle n’aurait jamais osé dire pute.
Et me voilà soudain telle une asphalteuse de cinquante-cinq ans, belle encore, un brin classieuse, une vieille garde, et je me demande si je n’aurais finalement pas préféré cela.
Pouvoir être convoitée, abordée, estimée, entraînée dans un hôtel sans grâce, chambre suspecte, baisée comme une viande.
Tout plutôt que ce qui m’arrive.
Être quittée.
Un homme passe devant moi, un petit bouquet à la main – pivoines et fleurs de carotte parme. Il marche à grandes enjambées, pressé sans doute par sa nuit à venir.
Je pense aussitôt à la dernière fois où mon mari m’a offert des fleurs. C’étaient des roses anciennes dont il avait pris soin de faire enlever les épines. Mais c’était avant.
Quand il jurait qu’il ne me quitterait jamais.
Nous les femmes sommes faites de promesses et de regrets. C’est-à-dire de futur et de passé. Nous avons un réel problème avec le présent.
J’ai été mariée trente ans. Trente ans d’amour fou.
Nos amis parlaient d’Olivier et de moi comme de futurs Philémon et Baucis, lesquels, selon la mythologie grecque, furent à la fin de leur longue vie recouverts de feuilles et transformés en un tilleul et un chêne. Mais ils ne formaient qu’un seul et même tronc.
Trente ans d’un regard sur moi qui me rendait belle. Rare. Affriolante. Qui me dénudait, me perquisitionnait, me jouissait encore.
Trente ans à être incendiée.
Cette nuit, mon mari me quitte. Il part, ne reviendra plus.
Il emporte tout de nous, rien de moi.
Il m’abandonne le froid, le vide, toutes les dépouilles du chagrin.
Une femme abandonnée est une injure. Une femme abandonnée est une honte.
Je suis ces femmes.
Cette nuit, au moment où mon mari s’en va et me déserte, je veux être dévorée. Je veux être mordue. Je veux un poids lourd sur mon ventre. Je veux être écartelée et savourée, dilacérée et dévastée.
Ravie.
Je suis un champ de ruines.
À Zeus qui leur demandait d’exprimer un vœu qu’il leur accorderait aussitôt, le vieux Philémon avait répondu : « Puisque nous avons si longtemps vécu ensemble, ne laissez aucun de nous demeurer seul un seul jour ; accordez-nous de mourir ensemble. »

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