Acilie et la révoltion

Acilie et la révoltion - I

(début du roman)

I

Les peaux de bêtes sauvages, dont elle avait entouré ses brodequins, laissaient sur la neige immaculée et dense les traces d’une chimère, tandis que les flocons tombaient drus, balayés par un vent cinglant qui les amoncelait en congères. Sa progression était lente mais plus que jamais déterminée. Nulle réunion secrète de la cellule locale ne pouvait être ajournée, même par temps de chien et météo apocalyptique ! Et Acilie s’y rendait…

Alors qu’elle cheminait difficilement dans des bourrasques dignes des blizzards, son laser d’autodéfense – trouvé par hasard dans un champ – pendant à une ceinture de cuir mise par-dessus ses habits, une meute de loups aux abois hurlait dans le lointain. Quiconque, qu’il fût humain, animal sauvage ou domestique, avait un jour gouté à ce laser, ne s’en approchait plus de sitôt ! ; beaucoup le portaient par le fait de manière ostentatoire quand cela s’avérait crucial… C’était le cas d’Acilie aujourd’hui qui, ainsi parée, ne craignait personne : ni bandits de grand chemin qui hantaient les parages, ni bêtes hostiles et carnassières, ni démons de toutes sortes. C’était bien le seul luxe qu’elle possédait encore – d’une extraordinaire efficacité pour dégoter l’aléatoire pitance de tout exilé en forêt –, hormis le « luxe » du dénuement le plus total ; lequel dénuement avait un jour conduit sa mère à émigrer d’un quartier sordide jusqu’en lisière de forêt, d’où on l’avait délogée bien des fois ; jusqu’au jour bénit où Acilie eut l’idée qui leur permit de rester définitivement sur place…

*

Acilie était l’unique fille d’Adalinde de Myrenthrée d’Isicourt, arrivée en forêt avec sa mère à l’âge de quinze ans, sous le Républicat de Solis III, troisième du nom, et, toujours, démocratiquement élu ; grâce au lobbying de suprêmes collèges électoraux à la solde du pouvoir en place, plus qu’enraciné.

Adalinde était à cette époque désœuvrée, en dépit de son bagage et de son éducation ; car elle avait renvoyé dans leurs lubriques fiefs des hardes de fifrelets[1], qui avaient bien des vues sur elle et son allure éminemment féminine. Or, sous les derniers Républicats, nul « bâtard[2] » n’avait l’envie de protester s’il voulait garder un peu de dignité, voire un quelconque travail. Alors peu rechignaient à être les vassaux d’asociaux, et beaucoup se complaisaient dans cet esclavage nouveau, faute de se relever les tripes à l’armagnac[3] !

Adalinde avait donc élevé seule sa fille, dans un environnement si hostile qu’elle avait fait de la demoiselle un roc de détermination, de courage et de bravade. Nul enseignement officiel ou pernicieux ne l’avait dès lors atteinte. Adalinde avait transmis à Acilie tout ce qu’elle savait, et rien que ce qu’elle savait, mais elle en savait beaucoup !… Acilie était devenue, au fil du temps, aussi douée que sa mère, aussi révoltée par le cours de la vie, aussi féroce et dure que la nature peut l’être en bien des circonstances…

La bise lui gerçait à présent les lèvres, mais, pas à pas, Acilie traçait son sillon. Elle progressait avec difficultés dans la neige immaculée, avec la détermination d’un être croyant en un avenir meilleur qui lui serait, un jour, assurément concédé. Dans quel état arriverait-elle à destination ? se demandait-elle ; épuisée, éreintée, gelée, ou encore dynamisée par ce cadre grandiose, opale, qui, tel un linceul, l’enveloppait et allait porter son âme vers des horizons nouveaux. Les croassements (kraa, kraa) des corbeaux dans le ciel l’accompagnaient dans son cheminement. Cela la rassurait de n’être pas seule à se démener dans cet environnement magique et inquiétant, tant par sa densité visuelle que par l’assourdissement de toute vie !

Encore quelques centaines de mètres à découvert, et elle rentrerait en forêt. Entretemps, les flocons de neige s’étaient dissipés ; ils voltigeaient de-ci de-là, selon l’humeur fantasque de bourrasques qui subsistaient de temps à autre, car le vent s’apaisait enfin. Certains d’entre eux s’étaient agglutinés sur les sourcils d’Acilie, sur ses pommettes saillantes, sur son nez délicat rougi par le froid. Il en était de même sur ses vêtements épais et son bonnet de laine.

Dès qu’elle eut atteint le couvert des grands arbres, la morsure du froid l’abandonna pour un temps. Parfois, un animal l’avait précédé, ivre de cette beauté immaculée. Ses traces serpentaient dans la poudreuse en se démarquant de cheminements rectilignes.

Un bruissement attira soudain son attention. Une forme sortit de dessous les fourrés. Au même moment, visible à travers une trouée parmi les arbres dépouillés, une volée de corbeaux surplomba la zone, très haut dans le ciel chargé et cotonneux. Acilie leva son arme devant l’individu qui, de loin, l’observait de ses yeux étranges. Elle visa. Aussitôt, l’un des volatiles vint s’abattre aux pieds du gars.

— Mi-a[4] ! Mi-a ! s’exclama-t-il.

Acilie le rejoignit peu après, tout en le fixant dans les orbites et en ne relâchant plus son regard. Il s’était tu, tandis qu’elle avançait dans la neige molle à quelques pas de lui.

— Il est à toi ! dit-elle. Pourti !

— Cimer[5], cimer, trop cimer !

— Ne me remercie pas ! C’était pour te montrer que ce qui pend à ma ceinture n’est pas factice !

Elle ne savait s’il avait compris sa dernière phrase. L’homme, à sa stature, à son vocable étonnamment réducteur, n’était qu’un descendant de lignées nées à la fin du vingtième siècle, qui s’étaient pris de passion pour une concaténation des mots, afin de véhiculer leurs états d’âme, d’ondes porteuses en ondes porteuses.

Acilie se retourna quelque peu et vit l’homme ramasser le gros oiseau encore chaud, estourbi à tout jamais par la chute vertigineuse qu’il avait eu à subir, paralysé par le rayon laser. Sans doute figurerait-il à un prochain menu.

Elle ne croisa ensuite plus personne sur sa route. Elle arriva à destination quelque peu exténuée. Aux abords du lieu de la réunion, elle distingua un premier androïde qui semblait faire le guet. Il l’accueillit avec un sourire de compassion pour sa hardiesse et son endurance. Dès qu’il l’eut reconnue sous ses habits chauds et épais, il entama la conversation :

— Bonjour, Acilie. Quel courage tu as de sortir par ce temps à ne pas mettre un chien dehors !

— Bonjour, Kildor, répondit-elle. Du courage, oui, il en faut un peu. Comment vas-tu ?

— Bien. Et toi ?

— Ça ira mieux dès que je me serais un peu réchauffée ! Je suis gelée !… Mais j’arrive enfin !…

 

[1] fifrelet : jeune homme séducteur

[2] bâtard : personne dans la précarité

[3] se relever les tripes à l’armagnac : avoir un peu de courage

[4] mi-a : ami

[5] cimer : merci

 

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