Les Écrits

Salaar

                                                                      (Extrait des 2 premiers chapitres)    

 

                                                                     Chapitre 1


                                                                            Le début des vacances


                                                                                              1.


Marie Taude paraissait si parfaite aux yeux des gens, du monde et de sa famille ! Marie était une très bonne élève et ne laissait pas indifférents ses professeurs. Derrière son apparence de fille chic à la chevelure dorée qui lui tombait sur les épaules, Marie cachait en elle-même une facette pleine de courage et de détermination. Elle soignait aussi bien son apparence que son langage face à ses parents. Mais une fois seule, à l’extérieur du cocon familial, Marie se transformait en une tout autre personne.
Son père, Hector, était devenu depuis peu le seul médecin généraliste du village. Son prédécesseur avait plié bagage, après une longue vie dédiée à la médecine. Le maire de Losset avait fait tout son possible pour le remplacer au plus vite, car personne ne voulait venir exercer dans ce petit coin perdu des Landes. Auparavant, Hector exerçait sa profession dans une ville bien plus dynamique, à une centaine de kilomètres. Mais la tranquillité et la qualité de vie offertes par le village l’avaient conduit, avec sa femme, à décider de s’y installer, quelques années auparavant. Du moins, l’idée venait principalement de son épouse, pour un nouveau départ.
Grâce à ses revenus plutôt importants, sa petite famille avait emménagé dans une magnifique villa dans les nouveaux quartiers de la bourgade, où le maire leur avait conseillé de s’installer. Les habitations y étaient construites à l’image des quartiers chics des grandes villes. Ainsi, ils ne seraient pas aussi dépaysés qu’il y paraîtrait. Pelouses parfaites, buissons bien taillés et grandes maisons modernes alignées, le plus souvent entourées de barrières aux piquets blancs. Un quartier aux antipodes du reste de Losset où, par ailleurs, les maisons et les rues victimes du temps montraient leurs difficultés à affronter l’avenir.
Austère et méticuleux, Hector n’était pas le genre d’homme (ni même de père) à vous féliciter ou à vous enlacer gracieusement. Sa devise était : « La réussite, c’est le travail. Rien d’autre ! » Il prenait l’éducation de ses deux enfants très au sérieux, quitte à se faire détester par sa progéniture. Il n’avait pas de temps à perdre pour les sentiments. Toujours vêtu d’une chemise impeccable, un peu trop serrée à la base du cou, ses lèvres pincées et ses petits yeux narquois donnaient à son visage une expression sévère, voire hostile, d’après certains ragots. Quiconque entamait une discussion avec lui n’osait le contredire, sous peine de voir son regard le planter comme un couteau qu’on aurait préalablement chauffé à blanc.
Marie avait un petit frère de onze ans, John. Ils se chamaillaient régulièrement, fidèles à l’image classique de la confrontation entre frère et sœur. Une situation que rencontrent de nombreuses familles. Il faut dire qu’avec leurs deux caractères bien trempés, ce n’était pas rare de les voir se disputer pour une raison quelconque. Au Noël précédent, lors du repas, la neige tombait en abondance derrière la fenêtre du salon. Il faisait si froid qu’Hector s’était enfin décidé à utiliser la cheminée. Dans son âtre crépitait le bois ramassé la veille. Le repas s’était bien déroulé, jusqu’à l’ouverture des cadeaux. John avait prémédité d’ouvrir celui de sa sœur dans l’unique but de la provoquer. Il se sentait particulièrement jaloux de la réussite scolaire de Marie. Il était loin d’être mauvais, mais il entendait sans cesse sa mère féliciter sa fille. Et leur père, malgré sa réticence à l’expression de tout sentiment, l’encourageait également. Alors que lui avait juste droit à un : « C’est pas assez bien ! Tu as intérêt à travailler dur ! »
Annie Taude était tout le contraire de son époux. Elle compensait chez ses enfants ce qu’Hector n’apportait pas, la tendresse. Quand ça n’allait pas, quand apparaissaient des tensions, quand sa fille ou son fils tombaient malades, elle était toujours là, présente pour apaiser les esprits. Annie était fille unique. Elle gardait très peu de souvenirs de ses propres parents, ou du moins ce qu’elle voulait conserver… D’après ce qu’on lui avait raconté, ils étaient morts dans un tragique accident de voiture quand elle n’était qu’une petite fille. Les liens du sang représentaient pour elle la chose la plus importante qu’il soit, et elle se devait de chérir cette force du mieux possible. Tout l’amour qu’elle aurait dû recevoir durant son enfance, Mme Taude le retrouvait auprès de ses deux enfants. Ce manque affectif avait créé en elle le désir opiniâtre de ne pas reproduire son passé douloureux. Par moments, il lui arrivait de se sentir seule, abandonnée. Pour cette raison, elle restait attentive et proche de ses enfants, pour ne plus jamais se sentir seule. Il lui arrivait parfois de se demander ce qu’elle trouvait chez Hector, lui si froid de nature. Elle l’aimait, mais cela suffisait-il ? L’esprit de famille demeurait sacré à ses yeux, coûte que coûte, même si elle devait faire d’horribles sacrifices. Elle ne se sentait pas vraiment heureuse avec son mari. Peut-être restait-elle avec lui pour vivre confortablement ? Elle ne travaillait pas, Hector n’en voyait pas l’utilité, il gagnait très bien sa vie. Pour lui, elle devait s’occuper des enfants et de la maison. Aussi, Annie passait-elle ses journées à entretenir son logis. Elle s’était fait quelques « amies » dans le quartier, mais rien de très sérieux. « Bonjour ! Au revoir ! Très belle maison ! »
La famille Taude avait emménagé dans la petite bourgade alors que Marie entrait au collège. Leur exode constituait un chamboulement à la fois géographique et psychologique pour toute la famille, sauf pour Hector qui l’envisageait comme un nouveau départ, même si initialement, ce n’avait pas vraiment été son idée. Pourtant, il ne cessait de le revendiquer comme s’il voulait à tout prix effacer quelque chose qu’il aurait commis. Marie ne connaissait personne. Pour elle, les débuts avaient été assez difficiles. Se familiariser avec son environnement, rencontrer de nouvelles têtes, se faire de nouveaux amis. À ce jour, elle connaissait les moindres recoins du trou paumé, mais pas au-delà. Enfin, mis à part un petit sentier aux abords de la ville, où elle aimait s’évader de temps à autre.
Il faut dire que le petit village de Losset s’agrandissait peu à peu. Il y avait bien longtemps, il ne s’agissait que d’un petit village agricole, une commune éloignée et isolée, recluse entre de vastes collines boisées. Situé à l’est des Landes, Losset faisait partie de ces communes éloignées qu’il est très difficile de trouver quand on ne connaît pas la région. La forêt dominait tout le paysage. La forêt communale s’étalait sur plus de dix mille hectares pour à peine mille habitants, l’espace n’y manquait pas. Une seule route serpentait les bois et donnait accès à la commune. Le climat était souvent humide, et les hivers se révélaient particulièrement rudes et glaciaux. Son activité économique se concentrait principalement sur la sylviculture, l’agriculture, le commerce équitable et l’artisanat, savoir transmis de génération en génération.
Mais depuis quelque temps, le nord s’était étendu. Le village se transformait peu à peu en une petite ville. Là où autrefois, les champs s’étiraient jusqu’aux abords de la forêt, les nouveaux quartiers poussaient comme des champignons. La croissance économique était en marche, les promoteurs continuaient d’affluer, de signer des contrats juteux : le maire s’en frottait les mains et le développement rural allait bon train. La commune ressemblait beaucoup à ces petites villes perdues du fin fond de la France, souvent isolées et entourées d’immenses bois, sur des kilomètres à la ronde. Il faut dire que la ville la plus proche se trouvait à une petite heure de route. Losset ne possédait pas de gendarmerie, seulement un maigre poste de police composée d’une poignée d’hommes.
En centre-ville, une vieille église dominait l’horizon. Remontant aux origines du village, ce patrimoine culturel faisait la fierté des habitants. Au sud s’étendait un vaste cimetière, baptisé « cimetière Saint-José », en référence à José Delmart, le premier prêtre à avoir occupé l’église, construite au début du XVIe siècle. L’homme d’Église avait été, après sa mort, surnommé « saint José » par les villageois qui le portaient en haute estime.
Non loin du cimetière s’ouvrait un vieux quartier d’anciennes maisons de pierre qui remontaient, elles aussi, aux origines de la ville et restaient principalement habitées par des personnes âgées. Il y avait eu du rafraîchissement de façade, des remises en état de toitures abîmées par le temps, ou encore des rénovations internes de plomberie, mais rien à voir avec les nouveaux quartiers.
Les habitants de l’est du village étaient les descendants de ceux qui avaient autrefois travaillé sur les terres agricoles de cette partie du village. Losset ne comptait qu’une école maternelle, primaire et un collège. Quand on entrait au lycée, il fallait obligatoirement quitter la ville et surtout être très matinal, puisque le seul car qui s’y rendait partait aux aurores. Les élèves qui continuaient leur cursus scolaire en études supérieures dans les grandes villes, comme Paris, remettaient rarement les pieds à Losset. Il n’y avait là aucun avenir, pour le moment. Quoique, si vous étiez motivé pour travailler dans le bâtiment ou retourner vigoureusement la terre, ce village était fait pour vous.


                                                                                           2.


Été 2003, la chaleur écrasante brûlait l’atmosphère comme un voile âpre étendu sur toute la bourgade. Au collège, les cours venaient de se terminer, après une longue année harassante. Marie se promettait de profiter des grandes vacances scolaires avec sa meilleure amie. Elle rangea rapidement ses affaires dans son sac dès que la sonnerie se mit à retentir. L’histoire était le dernier cours de l’année. Mme Fareine, les yeux collés à son bureau, releva brusquement la tête et se leva de sa chaise.
— Passez de bonnes vacances ! Et surtout, n’oubliez pas de rendre vos manuels à la bibliothèque avant de partir. Et pour ceux qui s’y prennent à la dernière minute (elle adressa un bref regard à Sam), veuillez vider votre casier.
Mais les élèves ne l’écoutaient pas. Les chaises raclèrent le sol dans un bruit sourd, ils étaient déjà presque tous sortis de la classe, hurlant dans une euphorie collective. Leur liesse était telle que les vivats des élèves pouvaient s’entendre à des kilomètres à la ronde. « Enfin les vacances ! Ciao, le bahut ! » Eh oui. Deux longs mois à se la couler douce. À profiter de chaque instant sans penser aux devoirs à faire à la maison ou à qui finira par être interrogé par surprise devant toute la classe. Mais le plus important pour Marie n’était pas de rester allongée sur un canapé en regardant sa série préférée tout en s’empiffrant de chips et de glace, ni même d’aller faire un peu de shopping avec sa mère dans le centre commercial de la ville voisine. Elle voulait seulement pouvoir passer du temps avec sa meilleure amie, Samantha Bire, alias Sam.
Elles s’étaient rencontrées en classe de sixième, l’année où Marie avait emménagé. Le courant était vite passé entre elles, comme une évidence absolue. Contrairement à Marie, Sam était née à Losset. Elle avait des parents peu fortunés – voire pas du tout. Toujours à compter le moindre centime quand ils se rendaient à l’épicerie du centre-ville, ils étaient connus pour être de vrais descendants de paysans. Sam habitait dans les vieux quartiers. Ses fringues laissaient souvent à désirer, mais Marie comprenait parfaitement sa situation. Malgré leur différence de statut social, elle ne la jugeait pas. Samantha n’était jamais à la mode, et ses camarades remarquaient qu’elle portait souvent les mêmes vêtements. Son placard s’avérait particulièrement limité. Il lui arrivait même de porter un jean plus d’une semaine d’affilée. Par ailleurs, de nature anxieuse et réservée, Sam avait toujours eu des problèmes aux yeux depuis qu’elle était gamine. Elle portait sur le nez des lunettes à monture noire et verres rectangulaires, et elle arborait le plus souvent une longue tresse brune qui lui tombait dans le dos, ce qui la faisait paraître un peu plus intelligente qu’elle ne l’était réellement. Sam donnait l’impression d’être à coté de ses pompes en permanence.
Sam traversa un long couloir sans détacher une seule fois ses yeux du carrelage, et se rendit à la bibliothèque en tenant contre son torse une pile de livres. Elle rendit ses manuels sans daigner dire un mot et quitta les lieux avec, dans un sac à dos prêt à craquer, le reste de ses cours qu’elle finirait par jeter à la poubelle une fois rentrée à la maison.
Les deux copines s’étaient donné rendez-vous devant le collège près d’une clôture, là où étaient entreposés leurs vélos attachés solidement avec une chaîne. En effet, un petit malin volait les bicyclettes et les trottinettes. C’était arrivé plusieurs fois, il ne fallait donc plus prendre de risques. Même si le vieux vélo de Sam ne faisait pas envie, ses parents avaient économisé pendant des semaines pour le lui acheter, aussi elle ne devait absolument pas le laisser disparaître. Les deux amies, inséparables, partaient et revenaient de l’école toujours ensemble. Il arrivait que certains garçons les traitent de « lesbiennes ». Mais elles s’en fichaient royalement. Du moins Marie. Sam réagissait autrement. Elle se sentait persécutée : elle l’avait toujours été. Avant l’arrivée de Marie, elle avait été la cible de moqueries à cause de son retrait relationnel. Elle se tenait souvent à part, comme dans une bulle de solitude où personne n’avait le droit de pénétrer. C’était toujours elle la dernière choisie pour constituer une équipe ou pour un devoir de groupe. Elle n’avait jamais eu de véritable amie, et encore moins de meilleure amie. Néanmoins, tout ça, c’était du passé, et rien n’entraverait leur relation fusionnelle. Elles s’étaient trouvées et avaient scellé quelque chose d’indestructible. Et quiconque oserait violer leur intimité aurait affaire à Marie.
À l’extérieur, Sam semblait perdue, comme noyée dans ses pensées.
— Sam ! s’écria Marie, impatiente, en lui faisant de grands signes des bras.
Samantha releva la tête et lui lança un sourire. Marie la regarda s’approcher en titubant, à cause du sac qu’elle n’arrivait plus à maintenir sur son dos.
— Quelle idée de vider son casier le dernier jour ! pensa-t-elle. Idiote !
Sam s’aidait du mieux qu’elle pouvait, usait de la force de ses bras pour tirer le sac vers le haut, jusqu’à ses petites épaules. Il n’aurait plus manqué qu’elle finisse dos au sol et qu’on se moque d’elle pour la dernière fois de l’année !
— J’arrive, j’arrive ! grommela-t-elle en laissant un profond soupir s’évader. C’est vraiment abusé, tout ce qu’ils nous font transporter comme trucs !
— Bah, alors ? Ça fait dix minutes que j’t’attends ! se plaignit Marie, le visage rouge d’exaspération. On est dans la même classe, mais t’es toujours la dernière à sortir.
— Oui, désolée, s’excusa Sam tout en redressant ses lunettes qui glissaient de son nez en sueur. J’ai croisé par hasard le prof de maths avant d’aller à la bibliothèque. Il m’a demandé si je voulais des cours particuliers, pendant les vacances.
Marie fit les yeux ronds.
— Ah, s’étonna-t-elle en croisant subitement les bras. Tu as accepté ?
— Je lui ai dit non. Je sais que je suis nulle en maths, mais ça va aller. Je vais bosser pendant l’été.
Elle essayait de se rassurer elle-même. Pourtant, dans cette matière, rien n’y faisait. Elle avait beau travailler dur, les formules ne voulaient absolument pas rentrer dans sa petite tête.
— Je vais t’aider, dit Marie d’un ton décidé. Ne t’en fais pas, on aura parfaitement le temps de revoir cette matière. En deux mois, tu auras rattrapé ton retard.
Mais l’expression de Sam ne démontrait pas une réelle motivation. Elle parut embarrassée à l’idée que son amie sacrifie du temps pour elle.
— Je ne voudrais pas être un fardeau, dit-elle en cherchant à fuir son regard.
— Allons ! Depuis quand es-tu un fardeau pour moi ? Ne dis pas n’importe quoi. On va se voir pratiquement tous les jours, on aura largement l’occasion de sortir. Tu as tout juste la moyenne, ce n’est pas non plus catastrophique. Pas comme certaines personnes (elle faisait allusion à certains de leurs camarades).
— J’ai beau réviser chez moi, j’arrive de moins en moins à me concentrer…
— Quelque chose te tracasse ?
Sam resta muette. Marie sentait que quelque chose clochait, mais elle n’insista pas.
— Quoi qu’il se passe, tu sais que tu peux compter sur moi, dit-elle en posant une main chaleureuse sur l’épaule de son amie. Jamais je ne t’abandonnerai. Quoi qu’il arrive. Si tu as besoin de parler, je suis là.
Une lueur d’espoir rayonna un peu sur le visage de Sam. Marie avait le don de toujours lui rendre le sourire quand ça n’allait pas. Elle devait tenir ça de sa mère. Marie devinait qu’il y avait forcément un problème chez elle. Il arrivait que Sam soit tendue, apparemment pour rien. Et quand Marie osait aborder le sujet, Sam restait évasive. C’était ancré dans son caractère, il ne fallait pas lui en vouloir. Sam restait une fille très réservée. Cependant, la confiance que lui accordait Marie lui donnait plus d’assurance.
— Oui, merci. T’es la meilleure ! Qu’est-ce que je ferais sans toi ? se réjouit-elle.
— Pas grand-chose ! ironisa Marie.
Il ne leur restait plus qu’une année à passer au collège. Bientôt, selon leurs résultats de fin d’études, elles iraient au lycée. C’était une sensation à la fois excitante et effrayante. Pour Marie, l’approche du lycée constituait plutôt une bonne nouvelle. Cela lui permettrait de quitter son cocon doré, car elle serait dans l’obligation de prendre un petit appartement dans la seule ville du coin qui avait la chance de posséder un établissement secondaire. Quant à Sam, elle se montrait la plupart du temps assez confuse sur la filière qu’elle choisirait. Le plus compliqué dans sa situation tenait à l’argent. Ses parents n’avaient pas les moyens de lui payer un appartement. Seule une bourse pourrait l’aider. Mais pour que ce soit réalisable, elle devait réussir dans toutes les matières, y compris en maths. Ou alors, comme le lui avait suggéré un jour Marie : « Tu viendras habiter avec moi ! Mes parents n’en sauront rien, du moins mon père. »

Marie détacha son vélo, l’enjamba puis rangea la chaîne dans son sac à dos avant de l’enfiler sur ses épaules.
— J’ai envie d’aller sur le sentier, me vider la tête, dit-elle.
Sam eut un frisson dans le dos. Elle détestait la forêt. Rien qu’à l’idée d’y pénétrer, elle en éprouvait des sueurs froides. Quand Marie lui demandait pourquoi, Sam restait vague, elle ne voulait jamais en parler. Marie pensa au fur et à mesure qu’elle avait développé une hylophobie.
Le sentier en question était un chemin sinueux et terreux, praticable seulement à pied depuis la lisière de la forêt. Peu de personnes empruntaient ce passage, jugé « trop dangereux » par la municipalité. Par ailleurs, aucun être humain sain d’esprit ne s’aventurait dans les bois sans l’aide d’un professionnel. Elle était si immense et si dense qu’il était facile de s’y perdre, au risque de ne jamais retrouver son chemin. Il n’existait qu’une seule et unique route pour entrer et sortir de Losset. Il était donc déconseillé de s’aventurer parmi les arbres, sous peine de ne jamais revenir.
Le visage pâle, Sam resta debout comme un piquet gelé par le blizzard.
— Mais… Tu sais très bien que j’aime pas y aller…
— Tu n’as pas à t’inquiéter, rassura son amie, comme s’il n’y avait pas de quoi en faire tout un drame. C’est aux abords de la ville. Et tu sais très bien qu’on n’ira pas plus loin que le gros rocher. Je connais parfaitement ce chemin. Je l’emprunte souvent. Quand je me dispute avec mon petit frère ou que je veux m’isoler de ma famille, c’est la première chose à laquelle je pense. Et puis, tant qu’on reste sur le sentier, on ne pourra pas se perdre. Il suffira de faire demi-tour.
Sam hésita. Son visage était devenu si sombre que Marie arrivait presque à ressentir son inquiétude : c’était comme un mauvais souvenir qui remontait à la surface. Un souvenir que Sam voulait à tout prix oublier, mais dont Marie ignorait tout jusqu’à présent.
— Je sais, mais… j’ai toujours détesté cette forêt…
— Je te promets qu’on n’ira pas loin. On sera rentrées avant que le soleil ne se couche. De toute façon, je ne suis jamais allée plus loin que le gros rocher, il n’est qu’à vingt minutes à vélo. Et je n’ai absolument pas envie d’aller m’aventurer dans la forêt. On s’y perdrait, elle est bien trop sombre.
Sam secoua la tête en vifs mouvements. Marie observa qu’elle respirait un peu vite, probablement sous l’effet de l’angoisse.
— Tu n’as aucune raison de t’en faire, insista-t-elle d’une voix sereine.
— On va jusqu’au rocher, et ensuite on s’en va ?
Marie fit oui de la tête. Rassurée en partie par son amie, Sam poussa un long et profond soupir. Dans un bruit de salive qu’elle avala avec difficulté, elle opina sans rien dire et laissa même apparaitre un petit sourire en coin sous la contraction de son risorius.
Du haut de leurs quatorze ans, elles considéraient leur amitié comme sacrée. Elles partageaient tout, que ce soit pour se moquer de David Euman, surnommé « le Geek », ou bien de Teddy et de Steven, les beaux gosses du collège. La plupart des week-ends, l’une dormait chez l’autre. Contrairement à leurs parents qui ne se côtoyaient jamais à cause de leurs différences sociales (principalement revendiquées par M. Taude), elles étaient toujours ensemble et s’étaient officiellement proclamées « sœurs de cœur ». Marie avait conscience de la faiblesse de caractère de Sam. En l’emmenant sur le sentier, elle espérait l’aider à vaincre ses angoisses, à les surmonter et à aller de l’avant. Mais elle voulait surtout mettre le doigt sur ce qui lui faisait si peur, pour comprendre réellement ce qui se tramait dans sa tête. Sam refusait toujours d’en parler, c’était donc peut-être l’occasion de crever l’abcès en la forçant à l’accompagner.
Sam grimpa à son tour sur son vélo. Mais avant de partir, elle se rappela quelque chose de parfaitement logique et se retourna vers Marie :
— Avant d’y aller, je dois d’abord déposer mes affaires à la maison. Avec ce sac qui pèse une tonne… Et puis, on est juste à côté de chez moi.
— Bien sûr ! Ça tombe sous le sens. Je déposerai le mien chez toi, du coup, vu que l’accès au sentier en est plus proche. Ça fera un poids en moins. J’le récupérerai demain dans la journée.
— Ça marche.
Et elles dévalèrent à toute vitesse (du moins Marie) la route longeant le bahut, laissant sur place une année supplémentaire derrière elles.

L’état des routes laissait parfois à désirer. On n’échappait pas aux nids-de-poule, qui faisaient au moins cinquante centimètres de large. Le maire passait son temps à construire de nouvelles maisons, à embellir le quartier nord, mais il laissait à l’abandon la plupart des routes, principalement celles des quartiers sud. Les « hauts quartiers » restaient sa priorité, ceux où habitait la famille Taude. Il désirait redonner un nouveau visage au village, et effacer peu à peu les vieilles maisons bancales dépassées par le temps, et ainsi, probablement dans un futur proche, en déloger les habitants et les démolir.
— Alors ? J’suis plus rapide que toi ! lança Marie à son amie en pédalant comme une folle. Si j’arrive la première, tu déposeras pas ton sac chez toi ! Tu devras le garder sur ton dos jusqu’à ce qu’on rentre tout à l’heure !
— C’est ce qu’on va voir, répliqua sèchement Sam en essayant de maintenir un rythme soutenu.
Samantha croisa le regard admiratif d’un collégien qui rentrait à pied. De nature anxieuse, elle avait particulièrement peur des garçons. Dès que l’un d’eux s’approchait d’elle, elle fuyait automatiquement son regard. La plupart du temps, les garçons ne l’approchaient pas pour la draguer ou la complimenter sur sa coiffure ou ses nouvelles lunettes, mais plutôt pour se moquer de sa « gueule d’intello » ou faire tomber les cahiers qu’elle transportait entre ses mains. Sam se contentait toujours de baisser les yeux et de faire comme s’il ne s’était rien passé. Toutefois, depuis qu’elle connaissait Marie, personne n’osait plus la provoquer. Au début de leur amitié, quand cela se produisait, il arrivait que Marie surgisse de nulle part pour aller gifler le responsable qui lui avait fait cette stupide farce. Marie savait se faire respecter. Elle venait de la ville, et clairement, ce n’étaient pas des petits fistons d’agriculteurs qui lui feraient perdre ses moyens. Les garçons avaient fini par la laisser tranquille. Heureusement que Marie était entrée dans sa petite vie minable : elle avait mis fin à ses années de souffre-douleur.
Quand ce genre de scène se produisait, on était sûr que David et son ami, Yannick Graunt, se trouvaient dans les parages, à épier discrètement. Ces deux-là étaient copains depuis la maternelle. David était secrètement amoureux de Marie Taude, et il adorait la voir en action. Elle lui paraissait si courageuse, si parfaite, qu’il était devenu fou d’elle.


                                                                                           3.


David essayait de déposer presque toutes les semaines dans son casier une lettre d’amour, dans laquelle il écrivait à l’encre bleue un petit poème soigneusement confectionné par ses soins. Il s’était créé une signature qu’il apposait en bas de la lettre : « un admirateur ». Il savait avec exactitude le moment où Marie se dirigeait vers son casier afin d’y déposer un ou plusieurs manuels scolaires dont elle n’aurait plus l’utilité pour la journée. Le cœur battant à la fois d’angoisse et d’excitation, il glissa dans la fente la nouvelle lettre et s’empressa de revenir sur ses pas en faisant bien attention à ce que personne ne l’ait vu. Puis il attendit, le visage à moitié caché derrière l’angle du couloir. La réaction de sa bien-aimée fut sans surprise. Comme à son habitude, en ouvrant l’enveloppe, elle se contenta de laisser échapper son exaspération dans un profond soupir, puis elle alla jeter la lettre dans la poubelle la plus proche. David espérait qu’un jour, elle sourirait, ne serait-ce qu’une fois. Au début, elle ne montrait aucune émotion à ses lettres. Elle roulait des yeux et s’empressait de s’en débarrasser. Mais plus le temps passait, plus elles paraissaient l’agacer.
Yannick, quant à lui, se moquait régulièrement de son copain. « Tu rêves, mon pote ! Jamais cette fille ne s’intéressera à toi. Elle est trop bien pour toi, lâche l’affaire. » Il n’avait pas tort. Malgré ses efforts vains, David gardait espoir. Son cœur lui dictait ses mots et ses actes, même si parfois sa conscience lui révélait qu’il se fatiguait pour rien. Fou peut-être aux yeux de ses camarades ou même de son ami, mais qu’importe. L’amour est un sentiment inexplicable, incurable, et parfois, dans les pires cas, incompris. Mais David avait du souci à se faire, car il n’était à l’évidence pas le genre de Marie. Elle rêvait plutôt d’un bad boy, le genre de personne qui vous arrache de votre vie insipide et vous fait découvrir le monde, sans que vous puissiez vous retourner. Marie voulait vivre une histoire passionnelle, authentique. Physiquement, David n’avait rien de bad ou d’audacieux. Son crâne était couvert d’une épaisse tignasse mal coiffée. Il portait de larges lunettes à monture noire qui lui cachaient presque tout le visage et lui donnaient un aspect très réservé. Sa maigreur faisait de lui quelqu’un de fragile et de facile à provoquer. Il était un geek. Il portait régulièrement des habits qui faisaient référence à sa passion : les jeux et les comics. Un super-héros sur son tee-shirt, un sac à dos avec des dessins de zombis maculés de sang, et il avait même un porte-clés collector avec la culotte de Superman, pour laquelle il était fier d’avoir réussi à forcer ses parents à dépenser une fortune afin qu’il l’ait entre les mains. D’ailleurs, il s’en vantait souvent auprès de Yannick, qui, lui, avait laissé passer sa chance, car on en trouvait plus sur le marché. David avait récemment déniché une montre avec un petit bonhomme en costume qui lui indiquait l’heure dès qu’il appuyait sur un bouton. Certains trouvaient cela ringard, mais pas lui. Non, il ne correspondait clairement pas au fantasme de Marie, loin de là.
Yannick et David partageaient les mêmes passions. Les BD, les jeux de société et les jeux vidéos occupaient tout leur temps libre.
Yannick, son ami d’enfance de nature beaucoup plus affirmé, n’avait pas sa langue dans sa poche contrairement à David. Il vivait avec ses parents et sa grand mère. C’étaient les seuls Noirs du village. Il avait le visage fin, des cheveux courts et des yeux fatigués à force de passer trop de temps devant les écrans. Yannick était complexé par ses grosses lèvres. En primaire, on le surnommait « le poisson ». À ce jour, il existait encore des endroits reculés qui avaient tendance à ne jamais accepter les différences de couleur de peau. Dans certaines régions, certains idéaux restaient rigidifiés et immuables, malgré l’évolution de la vie contemporaine. Quant aux traditions maintenues par certains d’une génération à l’autre, elles coexistaient dans leur forme figée avec celles des temps modernes.
Quand il avait appris les rumeurs, son père lui avait expliqué qu’il devait s’en montrer fier, au lieu de les vivre mal.
— Ils se moquent de toi ? Ne t’inquiète pas. Ils finiront par t’accepter. Tous les gosses sont méchants entres eux. N’y prête pas attention.
Yannick avait déjà étudié l’esclavage en cours d’histoire, et jamais il n’aurait pensé – malgré lui – que le mépris envers les Noirs perdurait, sous une forme et dans un contexte différents.
— La différence fait peur, mais elle ne doit jamais rendre hargneux, lui avait dit un jour sa mère. C’est un sujet sans fin. Les enfants se moquent tous les uns des autres. Mais les différences culturelles atteignent le plus souvent leur curiosité.
Par ailleurs, en minorité dans le village, auprès de qui aurait-il pu se plaindre de sa couleur de peau, à part ses parents ? Il y avait bien sa grand-mère, mais elle ne parlait plus depuis des lustres. Elle se contentait d’écouter et de plonger son regard vitreux dans celui de son petit-fils. Heureusement pour lui (et pour sa famille), ces moqueries avaient cessé depuis le collège. Lui et ses parents avaient été en quelque sorte « acceptés » par les habitants, qui avaient laissé leurs réticences dans leurs poches.
David avait toujours pris Yannick comme il était. Et puis, c’était le seul garçon avec qui il s’entendait à merveille, toujours à bidouiller leur ordinateur afin de les rendre plus performant que jamais. « Mets cette carte graphique. Tu verras, le rendu sera cent fois meilleur ! » Il arrivait parfois que ces deux-là passent leur week-end complet à jouer aux jeux vidéo, comme tous les gamins de leur âge ou presque.
Après avoir enfin fait leurs adieux à l’école pour les vacances, David et Yannick s’étaient empressés de se rendre à l’épicerie. Yannick avait pour mission d’acheter quelques légumes pour ses parents. Sa mère préparait un délicieux pot-au-feu, mais il y manquait encore une poignée d’ingrédients. David fut convié (ou plutôt forcé) à participer au repas, puis à dormir chez Yannick. Les deux garçons en profiteraient pour fêter entre amis le début des vacances d’été. Ils s’étaient concocté un programme bien complet, et Yannick ne tarda pas à ressasser encore une fois ce qu’ils allaient faire.
— Alors… on va commencer par manger, vers vingt heures, attaqua-t-il tout excité, puis on jouera aux échecs, et vers vingt-deux heures, on allumera la console. J’ai reçu le nouveau jeu de combat !
David écarquilla les yeux, puis son sourire s’étira jusqu’aux oreilles comme s’il venait d’apprendre qu’il avait gagné le premier prix d’un concours de jeu en ligne.
— Ah, génial ! s’esclaffa-t-il. Depuis le temps qu’on l’attendait ! Ça veut dire que M. Grognet l’a reçu dans son magasin ! Tu me l’as caché exprès, avoue.
M. Grognet gérait la seule boutique de jeux et d’informatique du village. Il l’avait baptisée « GameFan ». Le magasin n’était pas plus grand qu’une chambre d’étudiant et on pouvait à peine y tenir à dix sans se bousculer. Les deux adolescents s’entendaient bien avec le commerçant, ils étaient ses « clients préférés ». La vingtaine, le visage couvert de traces d’acné, Jean Grognet avait les cheveux bruns et une petite moustache sous le nez. Il avait tout appris à Yannick de l’art de l’informatique. Tous les jours après l’école, David et Yannick avaient pour habitude de passer dans son magasin pour y découvrir les jeux et les magazines nouvellement sortis, ou bien lui soutirer les derniers tuyaux pour leur quête de figurines de collection. M. Grognet vendait aussi quelques vêtements et accessoires très appréciés des jeunes. Jean était presque devenu leur ami intime, l’unique adulte de confiance. « Nous sommes la Trinité ! Les élus de cette Terre dévastée ! », s’amusait parfois à chantonner David, comme s’ils formaient tous les trois une ligue de justiciers. Pitoyable, auraient pensé certains.
Dans le rayon légumes, Yannick remarqua que David s’était arrêté dans un coin. Il agita une main vers lui, mais celui-ci, trop occupé à analyser un paquet de céréales, ne fit pas attention à ses appels répétés. Irrité, Yannick attrapa un oignon et le jeta dans sa direction. David le reçut en pleine tête. Il lâcha un juron et laissa tomber le paquet sur le sol, puis se précipita vers Yannick, le visage courroucé.
— Ça va pas, non ? ronchonna-t-il en se frottant vigoureusement le haut du crâne. T’aurais pu casser mes lunettes !
Puis il marmonna quelque chose, tout en palpant son front.
— Tiens, prends ce panier, ordonna Yannick sans prêter attention aux jurons de son ami. Je vais aller chercher ce qu’il faut et on file d’ici.
David poussa un grognement étouffé en guise de réponse.
— Fais pas cette tête. On est officiellement en vacances, alors déride-toi.
— Ouais, bah, fais pas en sorte de les gâcher en m’envoyant à l’hôpital.
Yannick roula des yeux et partit chercher ce dont il avait besoin. David le suivit de près. Une information capitale lui revint soudainement à l’esprit. Une chose qu’il avait intentionnellement omis de dire à Yannick.
— On a de la chance, le soleil se couche assez tard en cette période, commença-t-il.
— Oui, ce n’est pas une surprise, fit bêtement remarquer Yannick en se concentrant sur un amas de carottes.
— En parlant de surprise… Tu crois qu’on aura le temps de passer chez GameFan ? La semaine dernière, M. Grognet m’a dit qu’il aurait une surprise pour moi.
Yannick se retourna lentement vers lui, le visage sidéré et la bouche entrouverte, comme s’il venait d’apprendre que son ordinateur avait pris feu. Ses yeux étaient tellement arrondis qu’il fit peur à une petite fille qui l’observait depuis son Caddie.
— Une surprise ? Comment ça ? Tu m’en as jamais parlé !
Il semblait très déçu. Et il y avait de quoi. Car son ami lui avait caché quelque chose, et cela n’était jamais arrivé. Sans compter qu’il était considéré – à son corps défendant – comme le chouchou de M. Grognet.
— Oui, je t’en ai pas encore parlé parce qu’il savait que tu réagirais comme ça, répondit David en redressant ses larges lunettes pour se donner une contenance.
— Il t’a dit ça ? Mais pourquoi ? D’habitude, tu ne me caches rien. Et pourquoi ce secret ? C’est complètement débile !
— J’ignore totalement de quoi il s’agit. J’en sais pas plus.
Yannick se mit à réfléchir, aussi tendu qu’un linge suspendu, puis laissa retomber ses épaules.
— Bon, se résolut-il. On va pas en faire un drame. On passera vite fait à sa boutique, car ma mère doit finir le bouillon. On ne traînera pas.
— Ça me va. Je suis désolé, mon pote.
— T’en fais pas, c’est rien. Mais la prochaine fois, plus de secret. D’accord ?
— Ça marche !
Et ils s’empoignèrent vigoureusement la main comme pour sceller un pacte sacré, avec tellement d’énergie que les lunettes de David manquèrent de basculer. Quoi que Jean Grognet ait préparé dans son coin, Yannick était prêt pour la guerre. Et il allait bientôt devenir son pire cauchemar.
Pendant qu’il terminait ses courses, Yannick garda en mémoire la conversation, ce qui le priva de toute son attention. Il fit semblant de lire la liste qu’il tenait entre les mains, mais en réalité, il réfléchissait à ce que pouvait bien être la fameuse « surprise » que David venait tout juste d’évoquer. Il se gratta même le crâne, jusqu’à en former une croûte. Une fois passés en caisse, les deux garçons se précipitèrent à travers les portiques qui menaient à l’extérieur du magasin. Pour avoir dissimulé à son ami la fameuse surprise, David fut de corvée et dut porter les sacs de courses.
— Vite ! Le bus arrive ! Faut pas le louper, si tu veux avoir ton cadeau, ironisa Yannick en lui lançant un regard méprisant.
La jalousie s’était emparée de lui. Habituellement, c’était lui qui passait le plus de temps chez Jean, car sa maison en était plus proche, par rapport à celle de David, qui habitait à l’autre bout de Losset. Même si tous les deux y allaient très souvent, Yannick voyait Jean plus souvent. Il y passait des heures à apprendre le bidouillage informatique. M. Grognet le félicitait régulièrement. Yannick se montrait particulièrement doué, et il en ferait probablement sa profession.
Un bus un peu vieillot emprunta le virage du coin de la rue. Il s’arrêta devant les garçons dans un bruit de crissement métallique. Il serait peut-être temps de changer les freins, pensa Yannick en regardant le véhicule et en se demandant s’il serait capable de les conduire sans accident jusqu’à la boutique de M. Grognet. La porte s’ouvrit dans un souffle. Alors qu’ils s’apprêtaient à monter dans le bus, deux jeunes filles à vélo dévalèrent la route à toute vitesse. L’une d’elles portait de grandes lunettes semblables à celles de David, et un large sac sur le dos. Quant à l’autre, à la chevelure dorée brassée par le vent, elle lança un regard furtif à David. Cet instant lui parut une éternité. Il la reconnut aussitôt. Il ne pouvait y avoir qu’une seule fille au monde capable de provoquer une sensation aussi puissante dans son corps. Une étrange chaleur se répandit dans son cœur, comme chaque fois qu’il la voyait.
— Elle m’a regardé, murmura-t-il en lâchant les sacs sans même le remarquer.
Il remonta ses lunettes qui glissaient sous l’effet de sa transpiration en poussant le pont de son index.
— De quoi ? demanda Yannick, incrédule. Qu’est-ce que tu racontes encore ?
Mais les filles s’étaient déjà évaporées. C’est alors que Yannick remarqua les sacs sur le bitume.
— Allez vite, monte ! Et ramasse-moi ce bordel ! Ah oui, j’allais oublier (il appuya sur chaque syllabe) : monsieur le cachottier, surtout, pense à changer de lunettes. Elles tombent tout le temps.


                                                                                           4.


Marie et Sam se laissaient glisser le long d’une pente. Le vent provoqué par leur vitesse caressait leurs joues en un léger souffle tiède. Elles empruntèrent une rue étroite qui donnait sur un petit quartier vieillissant. Toutes les maisons étaient collées les unes aux autres, certaines branlantes, à la limite de s’écrouler, chacune entourée par une banale clôture premier prix. Rien à voir avec les maisons flambant neuves des hauts quartiers où habitait Marie. Celles-ci étaient vraiment très vieilles et dépourvues de volets, leurs façades usées par le temps. Leurs toitures semblaient avoir perdu leurs couleurs d’origine, elles paraissaient ternes et poreuses. Les maisons se ressemblaient étrangement. Elles possédaient toutes un étage et une petite cheminée qui pointait vers le ciel.
Marie et Sam s’arrêtèrent devant un portail émeraude, à travers lequel on pouvait voir l’intérieur de la cour. La peinture s’était partiellement écaillée, ce qui donnait un aspect encore plus miteux à l’endroit. Un petit perron de pierre donnait accès à l’entrée de la maison, dont le revêtement laissait apparaître de belles fissures sur toute la surface. Les deux amies déposèrent leurs vélos dans la cour, puis empruntèrent les petits escaliers de béton.
— Bienvenue dans mon palais, ironisa Sam en voyant la tête contrariée de Marie.
— Je ne vois pas pourquoi la mairie ne fait rien pour votre quartier, dit Marie en secouant la tête. On dirait qu’ils vous ont abandonnés.
Sur le moment, Sam parut embarrassée. Mais cela ne lui importait pas vraiment, dans le fond. Elle avait d’autres soucis à l’esprit.
— C’est le début de la fin, répondit-elle d’un air évasif.
— Ils devraient vraiment faire quelque chose, insista Marie, comme si elle cherchait à ce que quelqu’un dans le quartier l’entende, que ses paroles aillent jusqu’aux oreilles du maire.
— Je crois qu’ils veulent démolir le quartier, avoua Sam. J’ai entendu mes parents en parler un jour.
Marie ouvrit de grands yeux, comme si elle venait d’avaler un morceau de pain de travers.
— Ils veulent… tout raser ?
— Hélas, oui.
— Mais… Et ceux qui habitent ici ? Et ta famille ? Vous allez habiter où ? s’écria Marie, sous le choc.
Sam haussa les épaules.
— Dans le coin, probablement, suggéra-t-elle sans réellement en être convaincue. Mes parents ont reçu une offre d’un promoteur immobilier. Je pense que tout le quartier a reçu la même lettre. Ils veulent tout raser pour construire des maisons neuves, un peu comme dans ton quartier mais en moins prestigieux.
— C’est déconcertant ! Vraiment stupide, ce maire.
— Du coup, ça crée des tensions.
Le visage de Marie devint aussi blanc qu’un linge propre.
— Tu veux dire… chez toi ? Il y a des problèmes ?
Sam se mit à farfouiller dans sa poche en faisant mine de n’avoir rien entendu.
— C’est bon, j’les ai.
— Sam ?
Elle sortit les clés de sa poche et ouvrit rapidement la porte.
— Sam ? Réponds, s’il…
— Maman ! Je suis rentrée !
Sam entra la première, suivie de Marie qui continua à se demander pourquoi son amie ne voulait pas aborder ce sujet. Les deux filles se déchaussèrent. Sam laissa lourdement tomber son sac, comme si elle portait le poids du monde depuis des lustres. Elle remonta sur son nez ses larges lunettes à monture noire qui glissaient sous l’effet de la transpiration. Sam donnait souvent l’impression d’être perdue. Elle gardait la tête inclinée vers le sol et observait le monde par-dessus ses lunettes, comme si elle en avait à peine le droit.
— Ah, ma chérie, se réjouit sa mère depuis une autre pièce.
Une femme se précipita vers elles tout en s’essuyant les mains couvertes de farine à l’aide d’un torchon mauve. Elle avait l’apparence d’une femme tout à fait normale, si ce n’était son visage, saupoudré de poudre blanche. La famille Bire ne roulait pas sur l’or. Chaque fin de mois était particulièrement difficile à boucler. Sam était fille unique, contrairement à son amie qui, elle, avait un petit frère. Sam n’avait aucune raison de se plaindre. En dépit de sa situation précaire, elle se sentait très aimée par ses parents, plus particulièrement par son père, Éric, pour qui sa fille représentait un avenir bien meilleur que le leur. Sam se débrouillait plutôt bien à l’école, mis à part en mathématiques. Ses parents se sentaient très fiers d’elle. Mais ils étaient surtout heureux de savoir que leur fille avait enfin une véritable amie.
Dans le couloir de l’entrée, on pouvait voir quelques cadres accrochés aux murs. Ils montraient la famille dans divers endroits. L’un d’entre eux attira l’attention de Marie pendant que la mère de Sam bombardait sa fille de multiples baisers sur le visage, jusqu’à lui mettre de la farine dans les cheveux. Cette photo avait été prise à la lisière de la forêt. On pouvait voir les arbres en arrière-plan. Ils semblaient pique-niquer, au vu du petit panier en osier qui se trouvait aux pieds de Sam. Tous les trois avaient le sourire jusqu’aux oreilles. Elle a beaucoup de chance d’avoir des parents comme ça, pensa Marie. Elle semble très heureuse. J’aime la voir ainsi. Mais qui a pris la photo ?
— J’ai préparé des pommes de terre avec du bœuf pour ce soir, dit la femme, ce qui interrompit les pensées de Marie. Je pense qu’il y en aura un peu trop pour nous trois. Et je viens de terminer un délicieux gâteau au chocolat. Si tu veux, Marie, tu peux rester dîner. Qu’en dis-tu ?
Sam se tourna vers elle avec le même sourire étincelant que sur la photo. Sur le moment, Marie ne sut quoi répondre. Avant même qu’elle ait ouvert la bouche, Sam répondit à sa place :
— Ça serait génial, maman !
Sam s’approcha de Marie et parla à voix basse :
— Allez, reste manger. Ne fais pas l’idiote.
Marie pensa tout de suite à la réaction de ses parents. Son père, plus particulièrement, n’appréciait guère que sa fille traîne avec des gens d’une classe aussi médiocre. Le problème était qu’il avait souvent le dernier mot au sujet de ce que Marie avait, oui ou non, le droit de faire. Quant à sa mère, il n’y avait aucun souci pour ses fréquentations. Et elle savait que si elle lui demandait l’autorisation, elle la laisserait aller dîner chez Sam avec grand plaisir. Toutefois, connaissant la situation précaire des parents de Sam, Marie ne voulait pas abuser de leur hospitalité.
— Si tu ne restes pas, on n’ira pas en forêt, menaça la jeune fille.
— Où ça ? demanda sa mère, un peu perplexe et qui avait mal entendu.
— Rien, rien, répondit promptement Sam.
Puis elle se tourna à nouveau vers Marie :
— Allez ! Dis oui !
— Pourquoi pas ? répondit bêtement Marie sans se soucier de la réaction potentielle de son père.
— Parfait, conclut Mme Bire. Tu passeras un coup de fil à tes parents, enfin, si ce satané téléphone veut bien marcher. Bref.
— Merci beaucoup pour l’invitation, remercia Marie.
— On doit juste sortir avant, maman. Mais ne t’inquiète pas, on sera de retour avant la nuit.
Sa mère n’avait pas l’air très rassurée.
— Vous comptez aller où, comme ça ?
— On va jeter un œil à la boutique de Mme Élise, mentit sa fille. Elle a des nouvelles fringues à la mode, apparemment.
— Ah bon ? se réjouit sa mère en s’imaginant déjà essayer toutes les nouveautés de la boutique. Ça fait une éternité que je n’y suis pas allée… Avec tous les problèmes d’argent qu’on a, c’est un peu difficile, en ce moment…
— Ne t’en fais pas, maman, on va seulement regarder. Je ne dépenserai pas mon argent de poche.
Mme Bire sembla embarrassée. Peut-être aurait-elle voulu donner à sa fille un peu de monnaie, pour lui faire plaisir. Malheureusement, elle en était incapable.
— On rentrera à temps pour manger, assura Sam en se dirigeant vers les escaliers tapissés qui menaient à l’étage. Je dépose juste quelques affaires avant.
Marie la suivit en évitant le regard de son hôtesse. Sa chambre se trouvait en haut de l’escalier, la première porte à droite, là où étaient collés des stickers de fleurs violettes. Sur le mur trônait un cadre immense contenant diverses photos de la famille. À ses côtés, une photo-portrait représentant Samantha assise sur un fauteuil recouvert de lin, auquel la structure en frêne donnait un aspect sobre et élégant, et ses parents debout de chaque côté de leur fille, eux-mêmes bien habillés. La plupart des photos dans la maison concernaient Sam, ce qui montrait bien la fierté de ses parents. Leur fille était ce qu’ils avaient de plus cher au monde. Sa chambre était bien celle d’une fille. Des posters de beaux chanteurs connus, des autocollants de tout et n’importe quoi un peu partout sur les murs, mais, surtout, un essaim de peluches, qui recouvraient presque tout le lit. Des licornes, des ours, des chevaux de toutes les couleurs masquaient irrémédiablement la couverture.
— Tu as encore tout ça ? demanda Marie, apparemment toujours aussi surprise.
— Oui, je sais. Moque-toi si tu veux. De toute façon, personne à part toi ne vient ici. Je les ai sorties hier soir. Ma mère veut que je les donne.
Sam jeta de toutes ses forces son sac sous son bureau. Marie quant à elle posa le sien délicatement près du lit, sur lequel elle finit par s’asseoir, entre un ours et une bestiole qu’elle n’arriva pas à identifier.
— C’est un elfe, fit remarquer Sam en voyant le visage dubitatif de Marie.
Elle attrapa une autre peluche, une licorne rose. Marie regarda Sam d’un air plutôt moqueur.
— Tu devrais vraiment t’en séparer.
— Je sais. Mais tu vois, quelque part, les avoir avec moi la nuit, ça me rassure.
Marie esquissa un sourire.
— Ça te rassure ? s’étonna Marie en balançant par-dessus son épaule la pauvre bête en polyester. Mais tu risques quoi ? Tu crois qu’un monstre va te dévorer dans ton sommeil ?
Sam la regarda sans répondre. Elle se sentait humiliée. Mais dans le fond, sa copine n’avait pas tort, tout comme ses parents. Durant un instant, Marie s’en voulut et essaya de se rattraper :
— Désolée. Je… je ne voulais pas être grossière avec toi.
— Je comprends, répondit Sam sans lui adresser un regard.
— Tu sais, si tu as peur de quelque chose, tu peux me le dire.
— Je n’ai peur de rien. Enfin, disons que… je sais que mes parents souffrent de leur situation financière, je suis pas bête. J’en suis consciente. C’est juste que… il arrive des soirs où… ils s’engueulent.
Sam avait un timbre de voix à la fois grave et fébrile. Elle sentait que ses parents étaient sur le point d’abandonner. La situation pouvait même virer à une séparation. Ils avaient du mal à s’en sortir. Son père était arrivé au point de cumuler deux boulots. Il rentrait à la maison exténué et n’avait même plus la force d’adresser la parole à qui que ce soit.
— Et… tu penses que c’est grave ? demanda Marie en attrapant les mains de son amie afin de lui montrer qu’elle ne devait pas craindre de lui avouer sa souffrance.
— Oui. J’espère qu’ils ne vont pas se séparer. J’entends parfois ma mère lui dire qu’elle voudrait s’en aller sans lui. Lui ne veut pas. Il se tue au travail, mais chacun rejette la faute sur l’autre. C’est sans fin. Chaque fois qu’ils se disputent, j’entends : « Eh bien, on n’a qu’à se séparer, alors ! »
Marie avala sa salive, sans trouver de mots qui pourraient apaiser sa peine. Sans comprendre pourquoi, elle pensa brièvement à ses parents. Pourquoi étaient-ils mariés ? Parfois, quand elle se sentait très en colère, il lui arrivait de penser que son père n’était rien d’autre qu’un abruti. Il se montrait tellement autoritaire que ça la saoulait plus qu’autre chose. Marie était une battante, non une soumise. Elle ne se laissait faire par personne. Du moins, elle y mettait tout son cœur. Mais en voyant la position de Sam, elle s’estimait quelque part heureuse, même si elle savait qu’elle n’était pas à l’abri de vivre exactement la même situation que son amie dans l’avenir.
— Et tu vois, reprit Sam en essayant de ne pas fondre en sanglots, mes peluches, le soir, m’empêchent d’y penser. Elles me font oublier tout ça. Elles me transportent dans un autre monde. Un monde débile, mais qui compte beaucoup pour moi… Comme quand j’étais petite. À l’époque où mes parents ne se souciaient pas de l’argent, ni d’autres problèmes d’adultes. Mais seulement… de moi. J’ai l’impression qu’ils m’oublient. Qu’ils… qu…
Marie se mordit la lèvre et enlaça sa meilleure amie qui se mit à pleurer sur son épaule. Elle venait de perdre le contrôle de ses sentiments, et s’était enfin confiée à cœur ouvert. Sa douleur coulait abondamment sur ses joues, puis elle plongea son visage dans le cou de Marie comme si elle cherchait à quitter son corps afin de s’évader de sa propre conscience.
— Ma pauvre, ne t’inquiète pas, rassura Marie en lui relevant le visage couvert de larmes, tu sais que tu peux compter sur moi. Allez, viens, on va faire un tour. On va prendre l’air, ça va te faire du bien. Au final, cette sortie était une bonne idée. Et puis, on a toute la soirée pour rigoler ensemble. Sache que tu n’es pas seule. Tu ne le seras jamais, car moi, je serai toujours là pour toi.
— Merci…
Les yeux gonflés, Sam s’essuya le visage d’un revers de manche. Elle se leva d’un bond et se rendit dans la salle de bains, dans le but de se rafraîchir le teint pour que sa mère ne se doute de rien.
Main dans la main, elles descendirent les escaliers en silence et se dirigèrent vers la porte d’entrée. Elles enfilèrent rapidement leurs chaussures, mais avant de sortir, Mme Bire les rejoignit d’un pas pressé, le téléphone à la main.
— Tiens, dit-elle à l’attention de Marie. Tu allais oublier d’appeler tes parents pour ce soir. Mieux vaut les informer le plus tôt possible.
Mme Bire avait dit cela de manière à signifier qu’elle savait pertinemment que ses parents n’étaient pas très enchantés de voir leur fille dîner chez eux.
— Ah ! oui, désolée.
Marie ne l’avait pas oublié. Elle voulait seulement éviter de le faire. À quoi bon ? De toute évidence, son père dirait non. Ou alors, elle pourrait faire semblant d’appeler ? Ça serait facile. Elle pourrait taper n’importe quels chiffres et ferait mine d’engager la conversation. Mais après réflexion, Marie se résigna et composa tout de même le numéro familial. Son cœur se mit à battre lourdement dans sa poitrine, tant elle appréhendait la réaction de son père.
Une voix claire et rayonnante répondit à l’autre bout de la ligne :
— Allô !
— Maman ? s’étonna Marie.
— Ah, c’est toi, ma puce ?
C’était bien sa mère au bout du fil. Marie parut quelque peu soulagée. Sam le remarqua à ses lèvres qui s’étiraient.
— Oui. Dis-moi… Je voulais savoir…
Elle hésita un instant, puis reprit :
— Je peux manger chez Sam, ce soir ? Je te promets de ne pas rentrer tard. Sa maman a eu la bonté de m’inviter à dîner, et…
— Bien sûr ! assura Mme Taude tout naturellement, comme s’il n’y avait pas de quoi en faire tout un plat.
Marie fut très surprise. Les yeux écarquillés, elle sentit le rythme de son cœur ralentir progressivement, jusqu’à redevenir tout à fait normal.
— Ah… génial ! Mais, et papa ?
— On s’en fout, de ton père. Va t’amuser. Mais ne rentre pas tard, hein ? Et surtout, appelle-moi avant de partir.
— Euh, d’accord.
— Je t’aime, ma puce. Allez, à ce soir. Et amuse-toi bien.
Puis elle raccrocha.
Marie n’en revenait pas. Il y avait à peine quelques secondes, la boule au ventre, elle était prête à envoyer balader son père. Mais par chance, c’était sa mère qui avait décroché le téléphone. Son père était peut-être absent ? Ou alors, il s’était passé quelque chose. Ils se sont disputés ? Quoi qu’il en soit, elle allait passer une superbe soirée avec sa meilleure amie, et c’était ça le plus important. Elle remercia à nouveau la mère de Sam, puis s’empressa de sortir de la maison.
— À tout à l’heure, les filles ! Et pas de folies.
Elles prirent leurs vélos, attendirent que Mme Bire referme la porte et se mirent en chemin, non pas vers la boutique de vêtements, mais en direction de la forêt.


                                                                                           5.


Le soleil n’était pas encore près de se coucher sur la petite bourgade, et c’était tant mieux. Le ciel bien dégagé, le soleil brillait avec autant de force qu’en plein après-midi. Dans les rues du centre-ville, les jeunes se promenaient sur les trottoirs, se demandant ce qu’ils pourraient bien faire durant les vacances d’été, car tous n’avaient pas la chance de pouvoir partir pendant quelques semaines de ce trou paumé. Certains d’entre eux n’avaient même jamais quitté le village. Quelques hommes, en rentrant du travail après une éprouvante journée, avaient pour habitude d’aller boire un verre dans le seul bar du village. En apparence, c’était un endroit un peu miteux, mais il n’y avait jamais eu aucun souci particulier. Il faisait bon vivre, à Losset. La plupart des gens se disaient bonjour. On ne constatait que peu d’incivilités. Les gens se respectaient, se connaissaient, pour certains depuis des générations.
La petite police du village ne gérait que des affaires bénignes : une vitrine cassée, un accident de voiture sans gravité. Le cas le plus grave enregistré dans les rapports de police était un vol à main armée commis par une personne d’une autre région. Alfred Knock, chauffeur routier, se trouvait alors en déplacement. Il avait déjà été condamné durant sa jeunesse pour de multiples agressions. De passage à Losset, il avait profité de ce cadre isolé pour envisager de nouveaux méfaits. Alfred avait soigneusement prémédité ses actions. Il avait pour habitude d’attaquer des petits commerçants dans les villes où il s’arrêtait. Comme il était toujours sur la route, il échappait facilement à la police. Mais cette fois-ci, il n’avait pas eu cette chance, et avait fini par être arrêté et jugé.

Le poste de police de Losset n’était pas impressionnant. Il s’agissait d’un simple petit local, avec seulement une poignée d’hommes aux commandes. La plupart d’entre eux passaient leurs journées à tourner dans la ville, à discuter, pour prendre des nouvelles, avec les vieux du coin. Un seul policier restait au poste afin de prendre les appels. Enfin, lorsqu’il y en avait. Au bureau, le temps semblait long, très long… interminable. Dimitri Jouvau, surnommé « le Bleu », le nouveau de l’équipe à peine sorti de l’école de police, passait son temps à regarder les aiguilles de la pendule accrochée à l’entrée. Assis tranquillement derrière son bureau, Dimitri faisait tournoyer son stylo pour s’occuper. Ses collègues avaient pour habitude de l’appeler Dim, comme une marque réputée de sous-vêtements. Pour lui souhaiter la bienvenue, ils avaient organisé une petite soirée festive chez lui, avec son accord. Mais ce qu’il ignorait, c’était que la soirée resterait dans les annales. Complètement bourré, Dimitri avait terminé complètement nu, la tête dans les toilettes, puis il avait enfilé un string rose que les autres lui avaient gentiment glissé à la place du caleçon qu’il croyait avoir pris. Bien entendu, ses collègues n’oublièrent pas d’immortaliser ce moment en prenant une belle photo souvenir. Lors de sa deuxième semaine de service, ils lui avaient caché un string dans son casier, de la même couleur que celui de cette fameuse soirée. Avec, naturellement, la photo, histoire de bien appuyer là où ça faisait mal. Dimitri ne paraissait pas très bien accepté par l’équipe, pourtant il était gentil, calme et respectueux. Cette expérience constituait vraiment une première dans sa vie, et il n’était pas près de l’oublier, même s’il aurait bien voulu qu’elle ne se soit jamais produite.
Dimitri avait l’habitude d’être chahuté, car il était roux. Ça avait toujours été ainsi. Ses cheveux carotte n’avaient jamais plu, et comme si cela ne suffisait pas, sa timidité lui avait valu d’être le bouc émissaire de son école quand il était tout jeune. Au fond de lui, il considérait que c’était à cause de ce vécu qu’il s’était senti obligé d’entrer dans la police. Il voulait à tout prix faire quelque chose de grand, se prouver qu’il pouvait être à la hauteur de ses objectifs. Faire le bien, aider son prochain, mais aussi nuire aux personnes susceptibles de faire du mal aux innocents, à ceux qui n’avaient rien demandé, tout comme lui. Il aurait pu finir prêtre, comme son père l’exigeait, mais il avait refusé. Il ne voulait pas s’enfermer dans une doctrine. Élevé dans une famille catholique, Dimitri Jouvau était un grand amoureux de films policiers. Il voulait à tout prix devenir comme ses héros, aussi courageux, dur et intrépide. Vaincre sa timidité, se faire respecter, et surtout oublier son passé. Pour se défendre, il s’était créé une sorte de cocon d’humour. Quand il lui arrivait de ne pas se sentir à l’aise avec quelqu’un, c’était systématique : il se racontait des histoires que lui seul trouvait drôles. Sauf que maintenant, il commençait à trouver le temps long. Cela faisait des heures qu’il restait assis à son bureau en espérant qu’une personne appelle.
— Putain, fait chier… Fallait vraiment que je tombe sur un patelin pareil ! Si seulement j’avais eu de meilleures notes…
Il fit tournoyer de plus en plus vite son stylo qui lui échappa et tomba au sol.
— Merde !
Drrrrrriiiiiiiiing ! Drrrrrriiiiiiiiiing !
Le téléphone de son bureau rompit soudainement le silence qui commençait à le rendre fou. Dimitri poussa un juron. Il ramassa vélocement le stylo puis décrocha le combiné.
— Oui, allô ! Bureau de police, j’écoute.
— Ouais ! Qu’est-ce que tu fous, en c’moment ? grogna une voix à l’autre bout du fil.
C’était l’un de ses collègues. Il ne le reconnut pas tout de suite, mais il en était presque sûr.
— Chef ? dit-il, hébété comme s’il se sentait soudainement observé.
— Qui veux-tu que ce soit ? T’es pas occupé, là ?
L’intonation de sa voix ne laissait pas indifférent. Son interlocuteur avait un ton froid, très sarcastique et pas franchement amical.
— Je… je range des dossiers, chef. Pourquoi ? Que se passe-t-il ?
— Mme Vandas a perdu son chat. Tu sais, la vieille mémé défraîchie de la rue Mariane ? Je t’envoie une photo d’la bête, tu m’imprimes cette face de rat illico, d’accord ?
Jamais Dimitri n’avait eu une poigne aussi forte. Il entendit même le plastique du combiné réagir sous la pression.
— Très bien. Tu peux me l’envoyer. Je fais ça tout de suite.
Abruti… C’était plus fort que lui. Dimitri aurait tant voulu que cette insulte lui sorte de la bouche. Un peu comme une pierre difficile à avaler qu’on vous forçait à mâcher et qui vous rendait incapable de parler.
Dimitri reçut la photo directement sur son portable qu’il brancha à l’ordinateur devant lui. Il pianota sur le clavier, appliqua un texte dans une police de caractères très grande, en gras, au-dessus du portrait, puis imprima un bon paquet de feuilles. Il reprit le téléphone :
— C’est bon ! assura le jeune policier.
— Parfait.
— Et maintenant, chef ?
— Rejoins-nous. Magne-toi l’cul, conclut-il d’un ton bourru.
Puis il raccrocha. Vraiment un con, celui-là, se lamenta Dimitri. Fallait vraiment que j’me tape une équipe pareille. Il se leva d’un bond, prit le tas de feuilles comme s’il ne s’agissait que de vulgaires dossiers sans importance et sortit du poste. Il entra dans la seule voiture de fonction qui restait sur le parking, un véhicule complètement cabossé auquel il manquait un phare à l’avant et un morceau de calandre. Il inséra la clé et la vieille bagnole démarra en crachotant un épais nuage de fumée depuis l’échappement.
Quand il arriva enfin dans la rue Mariane, Dimitri continua d’avancer jusqu’à la voiture de ses collègues. Il rangea son véhicule pile à côté et tira vigoureusement sur le frein à main pour être sûr qu’elle ne bougerait pas (ce qui était déjà arrivé). Puis il ouvrit la portière, tout en avalant un gros flot de salive et en se promettant de garder une fois de plus son sang-froid.
— Tiens, voilà Dim la Ficelle, railla l’un d’eux.
Eddy Newman était originaire d’Afrique du Sud. Il avait la peau sombre, des cheveux très fins et une grossière moustache qui pendouillait de chaque côté de sa bouche. Eddy était aussi efflanqué que la vieille qui sanglotait à ses côtés, à la différence de la taille. Newman jeta un regard sournois à l’homme qui se tenait debout à côté de lui, comme s’il voulait lui faire comprendre quelque chose sans l’expliquer à voix haute. Ce dernier se retourna vers Dimitri et plissa le front en ouvrant exagérément les yeux, pendant que le Bleu s’approchait à tâtons, mais sans tendre les bras devant lui. Dimitri marchait dans l’ombre et dans le doute. Il se demandait tous les jours pourquoi on le charriait encore avec cette histoire.
— Tiens ! dit-il, comme s’il avait mis un temps fou à comprendre. T’es venu avec ton maquillage ? Tu t’es perdu ?
Patrick Levan était un homme assez banal. Toujours en train de mastiquer un chewing-gum, il présentait cependant un tic particulièrement déroutant pour Dimitri : il n’arrêtait jamais de cligner des yeux, et ça avait le don de l’agacer. Ces deux-là passaient leur temps à se foutre de lui, mais quand on les regardait d’une manière totalement objective, il n’y avait pas de quoi les féliciter. Dame Nature ne leur avait pas fait de cadeau. C’était le genre de personnes à traîner dans les bars uniquement pour chercher les embrouilles. Et ça se voyait sur leurs visages qu’ils avaient déjà été impliqués dans des situations violentes. Dimitri se demandait parfois comment ils avaient pu intégrer la police.
— Allez, le Bleu, viens par ici, aboya Eddy en remontant sa ceinture qui semblait lui descendre bien trop bas. Ramène ça, pour qu’on y jette un œil.
Le jeune policier s’approcha d’eux, toujours avec la boule qui s’était logée dans son ventre lors de l’appel de tout à l’heure. La vieille dame regardait Dimitri comme un espoir vivant. Elle portait des lunettes à verres épais qui lui faisaient des yeux trois fois plus grands que la réalité. Elle se colla presque à lui et scruta le tas de feuilles qu’il tenait dans les mains. Elle portait un long tee-shirt qui représentait des animaux sauvages, et ses cheveux avaient quelque chose de particulièrement étrange. Dimitri ne détacha pas une seconde son attention de sa tignasse.
— C’est pour mon chat ? demanda-t-elle en saisissant l’une des fiches que Dimitri lui tendait en tentant maladroitement de la faire reculer.
— Oui, madame, rassura Dimitri. On va en placarder un peu partout dans le village. Je vous promets qu’on le retrouvera très vite. Il ne peut pas être bien loin.
Mme Vandas eut un sourire mielleux. Le policier remarqua qu’elle n’avait pas son dentier. Soudainement, elle attrapa le bras de Dimitri pour l’enlacer. Ce dernier, surpris, se sentit un peu gêné par ce geste des plus singuliers.
— Merci, dit-elle. C’est très gentil à vous. Je vous aime bien, vous n’êtes pas comme eux.
Maintenant qu’il était plus près, Dimitri remarqua que ses cheveux présentaient une certaine odeur pestilentielle, comme si elle ne les avait plus lavés depuis des années.
— Mais… de rien, répondit-il en évitant de respirer la moindre particule nauséabonde qui flottait dans l’air. Je ne fais que mon travail, madame.
— Appelez-moi Charlotte.
Il eut soudain la nausée. La vieille dame lâcha subitement son étreinte et observa durant un moment la photo de l’animal dans son coin. Puis elle se tourna à nouveau vers lui :
— C’est pour mon chat ? Trévor a disparu.
Dimitri ouvrit grand les yeux. Derrière lui, quelqu’un s’esclaffa bruyamment, c’était la même voix sarcastique qu’au téléphone. Un homme massif en uniforme tapa lourdement sur l’épaule de Dimitri, ce qui lui fit presque perdre l’équilibre. Il avait un visage étroit et de petits yeux narquois. Son ventre rebondi laissait entrevoir quelques parcelles de pilosité, pour le plus grand bonheur des spectateurs.
— Allez, reste pas là, le nigaud. Va les accrocher, on s’occupe de la paperasse. Commence à en mettre dans la rue, là, dit-il en pointant son énorme doigt sur un vieux poteau. N’hésite pas à demander dans le voisinage si quelqu’un a vu un chat ou un hamster. Peu importe, cette vieille peau fera pas la différence. Elle a plus toute sa tête.
Ils se mirent tous les trois à rigoler devant la pauvre vieille dame dont le regard absent s’était figé sur la photo de l’animal.
— Et après ça, retourne au poste, ordonna le chef.
Dimitri avait envie de leur foutre une bonne raclée. Se moquer d’une innocente et inconsciente pauvre femme, quelle honte ! Malheureusement, il devait rester à l’écart et faire ce qu’on lui disait de faire sans rien rétorquer.
À la recherche d’un chat ! pensa-t-il, furieux. Toutes les affaires que traitait la police de la ville paraissaient si minables à ses yeux. Aussi minables que ces trois abrutis. Dimitri avait pu consulter les archives. Il était souvent seul au poste, et pour tuer le temps, il n’avait rien trouvé de mieux que de feuilleter les dossiers dans le casier du chef. Tout était si tranquille, dans cette bourgade. Lui qui venait de la ville, se voir nommé dans un endroit aussi perdu et calme de France ne lui aurait jamais traversé l’esprit. Même s’il était du genre craintif et introverti, Dimitri voulait vivre une expérience rare. Tout au fond de son cœur, il possédait cette lueur qui vous dit, qui vous fait comprendre que vous serez amené à réaliser une chose importante. Une affaire qui fera parler dans les journaux. Dimitri rêvait au fond de lui-même d’une enquête passionnante pour gagner en respect et ne plus être la victime de qui que ce soit. De sauver des vies, d’être un héros.
Ce métier l’avait toujours passionné. Depuis tout petit, quand il était à l’école, il adorait jouer aux policiers avec ses amis. Quand il rentrait à la maison, il recevait toujours des cours de catéchisme donnés par son père. Qui ne le passionnaient aucunement. Lui désirait plus que des contes de fées, par exemple des récits mythologiques nordiques, avec des monstres et des guerres. Après avoir terminé ses études et validé son diplôme, lorsqu’il avait appris son affectation à Losset, Dimitri s’était tout d’abord demandé : Mais où est-ce ? Jamais il n’aurait imaginé partir si loin et dans un lieu si reculé. Il se trouvait loin de sa famille, loin de sa vie, loin de son passé. Et comme si cela ne suffisait pas, il devait travailler avec une équipe condescendante. Le village se révélait un trou perdu entouré d’une immense forêt, d’où il lui était impossible de sortir.


                                                                                             6.


Le temps était particulièrement clément. Un léger vent chatouillait les feuillages des arbres, les faisant danser entre eux. Exagérément touffue, la densité de la forêt laissait à peine entrevoir le ciel, si l’on décidait d’y pénétrer. Tout était calme, silencieux. La nature se reposait sur une terre exclue du monde, en harmonie avec son environnement. On aurait presque pu croire que les hommes n’avaient jamais mis les pieds ici, tellement on s’y sentait unique, voire, peut-être, étranger.
Elle avait le teint pâle. Samantha Bire donnait l’impression d’être effrayée en permanence par quelque chose qu’elle seule pouvait comprendre. Elle s’était juré de ne jamais mettre les pieds dans la forêt. Seulement, Marie avait enfin réussi à la convaincre, même si ce n’avait pas été chose aisée. Ce n’était pas la première fois que Samantha déclinait la proposition de son amie. Marie ignorait vraiment pourquoi elle refusait systématiquement d’y aller. Elles s’étaient déjà disputées à ce sujet par le passé, même si leur brouille n’avait jamais duré longtemps. Sam lui cachait ses raisons. Et Marie ne se doutait pas une seconde que Sam avait parfaitement conscience de rumeurs un peu… dérangeantes qui la poussaient à garder ses distances avec cette forêt maudite.
Les deux copines dévalèrent à pleine vitesse un petit sentier qui traversait la forêt. Marie prit pas mal d’avance sur Sam qui, pour sa part, sentait sa fatigue peser dans ses jambes. Elles atteignirent une petite montée rocailleuse. Dans un souffle, Sam eut l’impression que ses jambes s’embrasaient durant l’effort physique qui parut interminable à ses cuisses, peu habituées à pratiquer un exercice aussi intense.
— Attends ! gémit-elle avant de ralentir progressivement, puis d’actionner lourdement le frein afin de stopper sa course.
Marie se retourna un bref instant en regardant par-dessus son épaule.
— Attends, Marie. Faut… faut que je souffle un peu. J’en peux plus, là…
Marie fit volte-face en se tordant sur son vélo, puis s’arrêta dans un crissement de pneus, raclant la terre aride, qui fit valser la poussière tout autour d’elle.
— Ça va ?
— Oui, juste… attends, suffoqua Sam en essayant de retrouver un rythme cardiaque normal.
Sam sentait comme de la lave lui descendre dans les cuisses, jusqu’aux orteils. Elle reprit son souffle et avala durement sa salive. Sa gorge était devenue si étroite et si aride qu’elle toussota.
— Tu es sûre que ça va aller ? insista Marie avant de descendre de son vélo, pour voir si elle n’allait pas mourir d’épuisement.
Sam donnait l’impression de s’être noyée dans les méandres de l’enfer.
— Ça va… On aurait dû emporter de l’eau quand même, fit-elle remarquer avec éloquence en attrapant sa gourde, dans l’espoir d’y trouver une trace de liquide. Mais la gourde était aussi sèche que sa gorge.
— Oui, tu as raison. On était tellement pressées de partir qu’on en a oublié de remplir nos gourdes.
— C’est malin ! gloussa Samantha en comprenant que Marie se sentait vraiment stupide.
Devant leur sentiment commun d’absurdité, elles se mirent bêtement à rire. Les deux amies décidèrent alors de continuer à pied pendant un bon quart d’heure. Arrivées au gros rocher, elles s’y assirent et y restèrent durant un long moment, le temps de récupérer un peu d’énergie. Marie leva la tête vers le ciel, les yeux fermés, tout en se relaxant. Elle écoutait attentivement le bruissement des arbres et sentait la sueur couler sur sa peau, sous son tee-shirt.
— Il fait vraiment chaud, se plaignit-elle. Le soleil brille encore. Si on reste là, on va finir par cramer.
— Je pense qu’une bonne douche nous fera du bien quand on rentrera, dit Sam, le visage ruisselant.
— Surtout à toi !
Tout était si calme. Les deux adolescentes restèrent ainsi à discuter pendant que le temps de leur insouciance s’écoulait à flots.
— Je ne suis jamais allée plus loin, déclara Marie en jetant un œil au sentier qui s’enfonçait dans la forêt.
Sam fit semblant de ne pas avoir entendu.
— De quoi tu parles ? dit-elle en malaxant sa jambe droite afin de stimuler ses muscles fatigués.
— Le sentier. Je n’ai jamais pénétré dans la forêt, depuis que je suis venue vivre ici. Je m’arrête toujours à ce rocher. Après ça, le sentier disparaît.
Marie faisait allusion à la continuité du chemin qui, quelques dizaines de mètres plus loin seulement, disparaissait et s’enfonçait à travers les arbres serrés.
— Tu n’as aucune raison d’y aller, balbutia-t-elle.
La voix de Samantha était à la fois grave et remplie d’inquiétude. Voyant le regard dubitatif de Marie, elle insista pour convaincre son amie de renoncer à son idée saugrenue.
— Personne ne devrait y aller. Je t’ai déjà dit que c’est un endroit dangereux.
— Dangereux ? répliqua Marie, les sourcils haussés. Explique-moi. Tu me répètes sans cesse depuis des lustres que cette forêt est hostile. En quoi l’est-elle, exactement ? Je viens souvent ici seule et il ne m’est jamais rien arrivé. Je n’ai jamais entendu parler de quelque chose de louche qui se soit passé ici. Alors, explique-moi une bonne fois pour toutes quel est ton problème avec cette foutue forêt ?
Marie s’était emportée sans s’en rendre compte. D’un côté, elle restait impassible devant le fait que Sam ait des problèmes d’ordre relationnel, mais qu’elle puisse avoir la trouille de tout et de n’importe quoi sans raison valable commençait sérieusement à l’exaspérer. Et ce qui l’énervait par-dessus tout, c’étaient les secrets qu’elle gardait sous sa manche, les fantômes qu’elle refusait continuellement de dévoiler à sa meilleure amie.
— Tu es sûre de ne pas vouloir y aller ? essaya-t-elle, refusant de lâcher prise.
Le visage de Sam restait pâle. Ses yeux fixaient le sol, mais son esprit semblait ailleurs.
— Dis-moi, insista Marie en cherchant à attirer son regard. Si je fais ça, c’est pour t’aider. Je veux te rendre plus forte. Je ne veux plus voir cette terreur dans tes yeux qui te rabaisse et te gâche la vie.
Mais Samantha resta évasive.
— On pourrait se perdre. Même si on reste près du sentier. Puis… (Elle hésita.) Je n’aime pas trop la sensation d’être enfermée. La forêt est très dense, et…
— Tu es claustrophobe ? s’étonna Marie qui n’avait aucune connaissance de cette phobie chez elle.
— Non, non. Pas du tout. Juste…
Samantha chercha un prétexte, mais son regard se perdit dans le vide.
— Juste quoi ?
— Rien…
Marie se releva et vint s’agenouiller à sa hauteur, en essayant cette fois-ci de garder son calme.
— Qu’est-ce qui te fait si peur ? Te perdre ? J’aimerais vraiment comprendre. Tu sais, on va pas aller loin. On va juste…
Mais Samantha en avait assez. Folle de rage, elle bouscula Marie et la renversa au sol.
— non !
Submergée par une angoisse incompréhensible aux yeux de Marie, Sam se dirigea vers son vélo dans l’intention de rebrousser chemin. Marie la rattrapa, très inquiète par sa réaction. Sam n’avait pas pour habitude de réagir aussi violemment. Se promener en forêt, qu’y avait-il de mal à ça ? Elle semblait réellement avoir peur de quelque chose. Cette réaction paraissait à Marie si intense qu’à son tour elle commença à ressentir une certaine angoisse. Ce sentiment chez Sam était différent de sa peur de fréquenter des garçons, ou de certaines moqueries dont elle avait malheureusement l’habitude. Cela paraissait autre, enfoui, presque comme un cauchemar qu’elle s’apprêtait à revivre, éveillée, dans la réalité. Marie empêcha Sam de monter à bicyclette et sans le vouloir, elle fit basculer depuis la selle son amie, qui trébucha et tomba sur les fesses.
— Je suis désolée, je ne voulais pas…
Samantha puisa dans ses dernières ressources et se releva avec une légère douleur dans la cuisse, aidée par Marie qui lui empoigna le bras afin de la tirer vers le haut. Sa colère semblait s’être volatilisée dans sa chute. Mais son regard restait tout aussi sombre qu’un ciel obscur dépourvu d’étoiles.
— J’ai… entendu des choses… avoua Sam, le regard embué.
— Des choses ? répéta Marie, qui sentit dans sa poitrine son cœur s’arrêter. Mais de quoi tu parles ?
— Mon père m’a déjà raconté un truc sur cette forêt. À une époque, elle n’était pas si paisible qu’elle peut le paraître aujourd’hui…
Les mots de Samantha s’évaporèrent dans un silence de mort. Elle remua encore les lèvres, mais sa gorge s’était nouée de terreur.
— Prends une bonne inspiration, suggéra Marie en la faisant se rasseoir sur le gros rocher. N’aie pas peur, je t’écoute. Prends ton temps.
Après avoir avalé une grande bouffée d’oxygène, Samantha, qui avait l’impression d’être surveillée comme si elle n’avait aucun droit de parler, se lança et lui révéla enfin son secret bien gardé :
— Cette forêt est… maudite.
À ce dernier mot, Marie ressentit un long et inhabituel frisson dans son dos. Ses mains étaient devenues soudainement moites. Sans qu’elle s’explique pourquoi, son corps réagissait comme si on venait de lui révéler qu’elle était sur le point de mourir.
— Mau… maudite ? bégaya-t-elle en se figeant sur place, comme si elle venait tout juste de sentir la présence d’un prédateur insatiable grognant dans son dos.
Sam se tut un moment. Du fond d’elle-même, de vieux souvenirs remontaient à la surface, comme le contenu d’une bouteille de soda qu’on aurait trop secouée. Bien loin de souvenirs joyeux et agréables. Non, plutôt d’affreux cauchemars qui, depuis son enfance, depuis des années entières, s’éternisaient pour la torturer la nuit. Des cauchemars qui l’avaient parfois rendue folle, jusqu’à ressortir du placard toutes ses peluches afin de se sentir protégée, comme quand elle n’était qu’une innocente petite fille. Samantha dormait toujours d’un œil, ce qui expliquait sans aucun doute qu’elle ait toujours l’air pâle et fatiguée. Tard la nuit, quand il lui arrivait de se réveiller en sursaut, elle restait le nez collé à sa fenêtre, qui donnait sur les bois. Serrant Marlène, sa peluche préférée, contre sa poitrine, Sam guettait inlassablement l’obscurité, craignant d’apercevoir dans l’ombre une forme qui l’observerait.
Elle s’en souvenait comme si c’était hier. Elle avait attendu durant des heures, une éternité peut-être. Mais ce soir-là, elle avait à nouveau fait un terrible cauchemar. Samantha s’était dressée sur son lit avec la sensation d’avoir été emprisonnée dans un cercueil de glace, avant de se laisser retomber. Son corps était devenu si froid et si tremblant qu’elle avait été incapable de se mettre debout ni même de crier pour avertir ses parents que quelque chose n’allait pas. Elle était restée allongée là, à regarder le plafond qui n’avait plus le même aspect que d’habitude. Le mur au-dessus d’elle était devenu aussi sombre qu’une salle de cinéma qu’on aurait subitement plongée dans le noir. Samantha avait ressenti une force mystérieuse, pesante, mais particulièrement hostile l’aplatir contre son matelas, ce qui l’avait empêchée de remuer le moindre membre. Comme si son corps avait été subitement dépourvu de matière. Puis une odeur putride d’animal en décomposition s’était immiscée dans ses narines. Et c’est alors qu’elle était apparue.
Flottant au-dessus d’elle comme un ballon qui perdrait en altitude, une forme humaine était descendue lentement de l’ombre. Le cœur de la jeune fille avait tambouriné de plus en plus fort à mesure que cette chose s’était approchée d’elle. Il faisait si sombre que Samantha avait eu beaucoup de difficulté à distinguer son visage. En même temps, elle aurait bien voulu fuir son regard. Mais ses pupilles ne répondaient plus, elles restaient figées droit sur l’intruse. La femme avait de longs bras pâles et de longs doigts fins qui remuaient lentement, comme se laissant noyer dans un grand bassin d’eau invisible. Le visage caché par des cheveux noirs ondulés, elle était restée là à flotter au-dessus de la pauvre jeune fille impuissante et tétanisée. Samantha avait été persuadée qu’elle la regardait, même si elle ne voyait pas ses yeux.
Son visage… Non ! Je ne veux pas voir son visage ! Va-t’en !
Et pourtant, après quelques instants, Samantha avait cru apercevoir un large sourire se dessiner là où devait se trouver une bouche. Un sourire glacial qui avait donné à l’adolescente l’impression de voir la mort prête à passer à l’acte. La légende disait vrai. Ce n’étaient pas des rumeurs qu’on se murmurait afin d’alimenter une curiosité malsaine. Elle existait bien.
Le lendemain, Sam s’était réveillée dans la même position. Elle n’avait jamais aussi mal dormi de sa vie. Dans un coin de son esprit, la partie rationnelle avait essayé de la raisonner en lui faisant comprendre qu’elle avait à nouveau fait un terrible cauchemar. Pourtant, en observant ses mains qui tremblaient toujours d’horreur, Sam s’était rendu compte qu’elle n’avait pas rêvé. D’autant plus qu’en levant les yeux vers le plafond, elle avait distingué cinq écorchures longues de trente centimètres, comme si une main humaine les avait creusées. Les murs et le parquet pesaient lourdement sur sa chambre. Quelque chose s’était introduit pendant la nuit. Quelque chose de terrifiant, qui avait laissé sa trace. Sam s’était alors posé une question qui l’avait fait frissonner comme jamais : allait-elle revenir ?

Sam était persuadée que Marie aurait le courage d’encaisser une révélation pareille, qu’elle y croie ou non. Aussi fut-elle très surprise de constater comme l’expression sur le visage de sa copine s’était aggravée et décomposée. Marie ignorait que Sam avait fait de terribles cauchemars pendant une bonne partie de son enfance. Et elle était loin de deviner, d’imaginer ce que Sam allait lui raconter dans quelques secondes.
— Un soir, commença la jeune fille en se demandant si elle était bien consciente des mots qui lui sortaient de la bouche, j’ai surpris une conversation. On était au printemps, je crois. Je devais avoir huit ou neuf ans. Mon père était au téléphone, il semblait secoué, et en colère. Très contrarié. Il répétait sans cesse : « Mais ce n’est qu’une légende ! Les sorcières n’existent pas, maman ! Alors, arrête, avec tes histoires. Ce n’est pas de ma faute si tu es partie ! Je ne m’en irai pas d’ici ! » Je me suis demandé de quoi il parlait, pourquoi il s’énervait comme ça au téléphone. Quelques jours plus tard, je lui en ai parlé. Il a avoué qu’il m’avait vue l’écouter. Pour me rassurer, il m’a répété que les sorcières n’existaient pas. Qu’il s’agissait de légendes vieilles de plusieurs siècles. Mais j’étais curieuse. Alors, j’ai insisté. Il a laissé échapper qu’à une époque, cette petite ville, autrefois un village, avait été l’objet d’un épisode effroyable. Un spectacle que personne ne souhaiterait connaître un jour. Un massacre de jeunes enfants, commis par une sorcière qui hantait les bois. On racontait qu’elle voulait se venger, car son enfant avait été assassiné devant ses yeux par les gens du village. On ne connaît pas la vraie version. Certains ont déformé la réalité, d’autres ont préféré laisser cette histoire enterrée. Quoi qu’il en soit, il s’est passé ici une chose horrible. Au fil des siècles, la légende a fini par s’éteindre. Ma grand-mère était persuadée qu’elle était réelle. Elle avait même dit à mon père qu’une fois, elle avait vu apparaître la sorcière à la lisière de la forêt, et qu’elle avait quitté la ville pour cette raison. D’autres s’étaient montrés sceptiques à l’idée qu’une femme hante les bois. Mon père s’en est longtemps voulu de m’avoir raconté cette histoire. Il savait qu’elle était à l’origine de mes cauchemars, qui avaient commencé quelque temps après. Ça a duré des années. Je n’en ai jamais parlé. Je me suis imaginé beaucoup de choses… Peut-être parfois un peu trop. Au point de…
Samantha tremblait de tout son corps en ressassant le souvenir de cette femme, dans sa chambre. Quant à Marie, son visage s’était figé sur une expression horrifiée.
— Combien de fois ai-je rêvé que je me retrouvais seule dans les bois, dans l’ombre, sans personne pour me protéger ? Avec pour seule compagnie la peur et le désespoir ? Aujourd’hui, je comprends pourquoi ma grand-mère est partie. Quand mon grand-père a succombé à sa maladie, elle a fait ses valises quelques jours plus tard. Je ne l’ai jamais revue depuis. Il a dû se passer quelque chose, j’en suis sûre. Ils étaient des adultes, je ne vois pas pourquoi ils auraient réagi ainsi, tu comprends ? Avoir peur au point de s’en aller…
Marie ne savait plus quoi dire ni quoi penser. Son regard s’était perdu dans le vide. Elle se sentait à la fois choquée et captivée par l’histoire de son amie.
— Je n’ai jamais entendu parler de ça, s’indigna-t-elle. C’est complètement… fou. Et tu le sais depuis toutes ces années ?
— D’après mon père, une poignée de gens sont au courant. Ce n’était qu’une vieille légende qui s’est étouffée au fil du temps. Peut-être que tout est faux. Juste une histoire à effrayer les enfants. Dans tous les cas, je ne m’y risquerai pas.
Mais Samantha ne croyait pas du tout que la légende soit inventée. Elle disait ça dans l’unique but de rassurer son amie.
— Pourquoi tu ne m’en as jamais parlé ?
— Je ne voulais rien dire. J’avais peur de passer encore une fois pour une victime, pour la froussarde de l’école… Les gens se sont toujours moqués de moi, avec mes grosses lunettes. Alors, une histoire de sorcière… Je t’envie beaucoup. J’ai toujours été quelqu’un de faible. Un fantôme, contrairement à toi. Tu es une personne forte, pleine de courage et de détermination. Et je savais qu’en te racontant une histoire pareille, tu finirais par comprendre.
Le regard de Marie se transforma. Il ne dégageait rien de terrorisé ou de triste, mais plutôt de déterminé. Elle posa ses mains sur les épaules de sa meilleure amie :
— Alors, ça va être ton tour de le devenir.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? interrogea Samantha, qui devinait et appréhendait la réponse.
— On va s’aventurer dans cette satanée forêt. Et je vais te prouver qu’il n’y a pas de quoi avoir peur. Il n’y a ni sorcière, ni démon, ni quoi que ce soit de terrifiant.
À ce moment-là, le corps de Sam aurait voulu se trouver à des milliers de kilomètres. L’idée de s’aventurer dans la forêt la tétanisait. Et pourtant, elle resta muette, incapable de répondre. Sa respiration s’était arrêtée, tout comme son cœur qui avait fini par s’éteindre dans le vide. Ses muscles ne répondaient plus aux sollicitations de son cerveau. Son imagination commençait à lui jouer des tours. Marie lui avait promis de rester sur le sentier qui longeait l’extrémité de la forêt et de faire demi-tour dès qu’elles atteindraient le gros rocher.
Sam regarda le sentier s’enfoncer et disparaître dans les bois, englouti dans la pénombre boisée comme dans une gueule diabolique qui avalerait ceux qui oseraient y mettre un pied. Marie secoua Sam par les épaules pour la ramener à la raison, car celle-ci donnait l’impression de s’être endormie les yeux ouverts. Samantha battit des paupières et sembla revenir à elle, s’échappant d’une tourmente primitive. Marie était là. Que pouvait-il lui arriver ? À sa connaissance, aucune affaire policière n’avait eu de lien avec les bois. Aucune disparition, aucune attaque. Que craignait-elle, au fond ? D’être confrontée à une peur ancienne et profonde, construite sur des chimères ? Pour une fois dans sa vie, elle avait le droit d’être courageuse. Samantha sentit tout à coup une rage ancrée, qui chassa l’angoisse d’entre ses os. Marie a raison. Il faut que je me réveille. Mes parents sont anéantis. Ma vie ne rime à rien. Je suis toujours celle qu’on montre du doigt. Ça suffit ! Je me dois d’être… courageuse ! Coûte que coûte !
À contrecœur et sans dire quoi que ce soit, c’est le cœur haletant que Sam se releva d’un bond et empoigna son guidon de toutes ses forces.
— On y va, ordonna-t-elle en se hissant sur sa selle, sans quitter une seconde des yeux le bout du sentier, comme si elle s’apprêtait à affronter une chose qu’elle aurait dû combattre des années auparavant.
Marie fut à la fois surprise et heureuse de voir enfin Samantha avec un regard totalement déterminé. Elle avait fini, enfin, par chasser ses démons. Au moins en apparence. Je vais te prouver qu’il n’y a pas de sorcière.
Sam suivit Marie de près, puis elles se mirent en chemin. Sous leurs pieds, le sentier disparut et se changea en un étroit chemin de terre à peine plus large qu’un pneu de camion, et qui menait directement dans l’immensité de la forêt. À l’intérieur, on ne voyait presque rien. Pourtant, il faisait encore jour, mais tout paraissait plus sombre qu’à l’ordinaire. C’était comme si la vie n’était pas la bienvenue. Les arbres au caractère sinistre inondaient le ciel de leurs branches, ce qui rendait presque impossible d’en distinguer la cime. Comment peut-il faire si sombre, d’un seul coup ? Sam se sentait coupée du monde. Elle ne cessait de regarder autour d’elle, avec l’espoir d’apercevoir des bribes de clarté. Mais rien. Elle se sentait quasiment menacée, voire observée par la forêt. La densité des arbres l’étouffait, au même titre qu’un claustrophobe coincé dans un coffre à jouets. Le courage dont elle venait de faire preuve semblait s’être volatilisé dès qu’elle s’était engouffrée dans les bois.
Elle se crut replongée dans les profondeurs de ses cauchemars et s’en voulut presque de s’être montrée un peu trop audacieuse. Chaque mètre lui apportait un sentiment déplaisant. Une unique impression de s’enfoncer dans la gorge du diable. Son angoisse grandissait peu à peu, au fur et à mesure qu’elles pénétraient dans ces limbes boisés.
Soudain, elle remarqua qu’au loin, l’environnement s’assombrissait de plus en plus.
— C’est pas une bonne idée, ce n’est absolument pas une bonne idée, se répétait, dans une profonde solitude, Sam, qui commençait à regretter son acte de bravoure.
Pourtant, Marie se trouvait à peine à quelques mètres devant elle. Sam la suivait à la trace, presque sans détourner les yeux. Elle avait fini par ne plus regarder autour d’elle, pour se concentrer uniquement sur Marie comme un point de sortie ou une lanterne scintillant dans les ténèbres. Elle avait l’impression que le temps s’était arrêté et que tout tournait autour d’elle. La forêt l’attendait depuis si longtemps qu’elle paraissait se délecter enfin de voir sa proie dépérir de terreur, avant de passer à l’acte.
— stop ! hurla soudain Marie sans raison.
Son hurlement généra un écho semblable à un grondement orageux. Marie s’arrêta net, au point d’en perdre le contrôle de sa roue arrière. Quant à Sam, surprise, elle actionna aussitôt ses freins avec énergie, en s’efforçant de ne pas heurter son amie.
— Chut ! Mais qu’est-ce qui te prend de hurler comme ça ? beugla-t-elle, comme s’il y avait une possibilité qu’un psychopathe erre dans les bois.
— Là. La maison, dit Marie sans prêter attention à Sam, qui commençait vraiment à s’angoisser. Regarde !
Mais Sam n’entendait rien. Elle était tellement furieuse qu’elle ne prêta aucune attention à ce qu’elle pouvait raconter. À ce qu’elle désignait, plus précisément.
— T’es malade de freiner comme ça, ronchonna-t-elle, tous ses membres flageolant comme des drapeaux en plein mistral. Et qu’est-ce qui t’a pris de hurler aussi fort ? Tu m’as fait peur ! J’aurais pu…
Marie regardait sur sa gauche. Immobile, comme hypnotisée par une vision terrifiante. Samantha fronça les sourcils, ressentant une appréhension quelque peu inhabituelle. Pour la première fois de sa vie, elle voyait Marie anxieuse.
— Marie ? Tu m’entends ? s’enquit la jeune fille.
Sam lâcha son vélo. Légèrement en retrait, elle ne voyait rien à cause d’un immense tronc d’arbre et d’une horde de buissons broussailleux. Quelque chose clochait. Ce n’était pas dans les habitudes de Marie de réagir avec autant d’embarras. Aussi, c’est le cœur en pause que Samantha s’approcha d’elle pour comprendre ce qui la tétanisait.
— Qu’est-ce que… commença-t-elle, avant de réaliser sur quoi son regard s’était pétrifié.
Elles n’en crurent pas leurs yeux : elles s’étaient aventurées dans les bois sans savoir dans quelle direction elles allaient. Il était question de ne parcourir qu’une centaine de mètres. Pourquoi étaient-elles allées aussi loin ? Que leur était-il passé par la tête ? Et surtout, que faisait cette maison ici ?
La densité de la forêt, sous laquelle la chaleur s’écrasait depuis la cime des arbres jusque sous leurs pieds, était magnifique en cette saison. En temps normal. Mais cette beauté n’avait strictement rien à voir avec ce qu’elles observaient à cet instant. Tout avait été terni. En plein milieu des bois, une vaste clairière, miteuse, s’étendait, jonchée de milliers de feuilles mortes. Ici, les branches étaient dépourvues de feuilles, et ressemblaient à des griffes acérées. La vie paraissait éteinte, bien pire que dans les bois. On aurait même pu imaginer qu’elle n’avait jamais existé. Les arbres tout autour formaient une espèce de carapace sinistre, qui accentuait le sentiment d’une étreinte dont on serait incapable de s’extraire.
En plein milieu se dressait une vieille bâtisse qui tenait à peine sur ses fondations, une masure qui aggravait le caractère désolant du décor. Elle paraissait très ancienne et à l’abandon depuis certainement plusieurs siècles. Elle avait un large toit en chaume et deux petites fenêtres cassées, preuves qu’elle était bien abandonnée. La maison tenait à peine debout, tout comme les deux jeunes filles dont les jambes en guimauve semblaient se vider de toute matière organique.
Marie et Samantha n’osaient plus bouger. Quelque chose leur semblait vraiment étrange. Un peu comme si cette maison n’avait rien à faire là. Il est vrai que les environs de Losset restaient assez sauvages, et que les terres alentour restaient pour beaucoup inexplorées.
— Tu peux me dire ce que ça fait là ? s’étonna Marie, qui n’avait pas remarqué qu’elle tenait la main de Samantha.
Elle n’en revenait pas. Il lui était impossible de songer, d’envisager la réalité de la légende. Elle qui était de nature sceptique était-elle en train de changer d’avis ? Non. Il devait y avoir une explication rationnelle. Après tout, il ne s’agissait que d’une vieille maison abandonnée au beau milieu des bois. De plus, peut-être, personne ne savait qu’elle se trouvait là. Ni la police ni les autres adultes. Pas même le maire.
— Tu penses que ce serait la maison de… balbutia Samantha qui sentait la vieille bâtisse engloutir toute raison de croire qu’elle délirait.
Pourtant, ses yeux ne lui mentaient pas. Sam éprouvait l’étrange impression que la ruine la regardait comme un morceau de viande qu’on aurait déposé devant un chien affamé.
Non. Ça ne peut pas exister. C’est n’importe quoi. Ce n’est qu’un tas de ruines. Rien de plus. Mais… pourquoi me fait-elle si peur ? Ce n’est que du bois. Ce n’est… qu’un souvenir… Un rêve… Je l’ai déjà vue… Mon Dieu… Cette femme…
Marie, qui réfléchissait intensément, s’empressa de revenir à la raison pour ne pas sombrer dans des suggestions un peu trop précipitées avant d’en avoir le cœur net.
— Bien sûr que non ! s’agita-t-elle en lâchant soudainement la main de Sam. Ce n’est qu’un tas de bois, rien de plus. Je te parie qu’il n’y a personne à l’intérieur. Et ça doit sentir le moisi.
— Je ne sais pas… murmura Sam en faisant un pas en arrière. J’ai la sensation d’avoir déjà vu cette maison.
Elle paraissait de plus en plus mal à l’aise. Marie le remarqua et commença à se poser des questions. Qu’est-ce que son amie lui cachait encore ?
— Tu es déjà venue ici ? s’étonna-t-elle en haussant les sourcils. Tu m’as avoué que tu n’avais jamais pénétré dans la forêt.
— Non, je ne suis jamais venue, répondit Sam d’un ton évasif. Et je ne voulais pas venir, je te signale.
— Mais alors, comment se fait-il que tu l’aies déjà vue ? C’est impossible ! Sauf peut-être dans un manuel scolaire, ou…
— Aucun manuel ne parle de cette maison, coupa Sam qui perdait patience. Cet endroit n’existe pas. Il n’est pas censé exister…
— Pourtant, la maison est bien là, assura Marie.
Sam réfléchit un instant, le regard abattu. Ses mains tremblaient.
— On ne devrait pas être ici. On devrait… On devrait y aller.
Marie regarda Samantha droit dans les yeux. Mais celle-ci détourna une fois de plus son regard vers un tas de feuilles chiffonnées comme si on les avait écrasées, mastiquées et recrachées sur le sol.
— Où l’as-tu vue ? insista Marie.
Elle toisa Samantha, mais soudain, celle-ci eut une étrange expression sur le visage. Elle sembla tout à coup se décomposer, après avoir remarqué quelque chose d’étendu près de la maison.
— Qu’est-ce que c’est ? murmura-t-elle sans pour autant s’en approcher.
Elle pointa son doigt en direction de la dépouille. Marie se retourna et examina attentivement de quoi il pouvait bien s’agir. Elle s’en approcha à pas de loup et finit par se trouver au-dessus de ce qui semblait être un cadavre de chat. Le pauvre animal était en phase de putréfaction. Des vers se baladaient et se dandinaient à travers la chair qui pourrissait depuis un bon moment. L’odeur pestilentielle noua la gorge de Marie et la fit presque vomir.
— C’est… dégueulasse, se lamenta-t-elle tout en se plaquant la main sur la bouche.
— C’est bien un animal ? demanda Sam, plantée comme un piquet.
— Oui. C’est un chat. Et je crois que ça fait longtemps qu’il est là.
— C’est cet endroit. Cette maison… Elle est maudite.
— Je n’en suis pas si sûre, répliqua Marie en lançant un regard suspicieux à Sam. Ce n’est qu’une simple maison. Et ce n’est qu’un cadavre d’animal. Ce sont des terres sauvages. Il a pu arriver n’importe quoi.
— Éloigne-toi de cette maison. Viens, on s’en va d’ici. Ma mère va finir par s’inquiéter.
Marie dévisagea Samantha qui, de plus en plus préoccupée, avait tendance à reculer pas à pas, à mesure que Marie s’interrogeait sur la véritable raison de ses craintes.
— Tes cauchemars, ça ne serait pas cet endroit ? finit-elle par lui demander.
Le visage pâle, Samantha eut une sorte de tic. Elle avait si froid, et pourtant, à en croire la sueur qui coulait sur son front, la chaleur dominait bien l’atmosphère.
— Tu ne veux pas me répondre ? Très bien. Je vais aller jeter un œil, dans ce cas.
Samantha accourut derrière elle et lui agrippa un bras pour la tirer à contresens.
— Non, mais ça va pas la tête ! s’emporta tout à coup Sam, qui avait enfin montré qu’elle pouvait marcher. On rebrousse chemin ! Moi, je n’entre pas là-dedans ! Et il est hors de question que tu y ailles !
Sam lâcha sa prise, et s’éloigna avant de faire demi-tour et d’ajouter, d’un ton bourru :
— Il faudrait rentrer, maintenant. Ma mère doit probablement avoir terminé de préparer le dîner, conclut-elle d’un ton sans réplique.
— Oui, tu as sûrement raison, se ravisa Marie en esquissant un léger sourire, à la surprise de Sam. On devrait rentrer. Et puis, cet endroit file les jetons. Regarde-moi ces fichus arbres ! On se croirait dans un film d’horreur ou un truc du genre.
— Raison de plus pour partir, conclut Sam en éprouvant une sensation positive lui parcourir tout le corps.
— Je suis désolée si j’ai insisté. Mais tout ça paraît tellement… irréel. Tu as tes secrets. Puis tu me racontes une histoire assez dingue. On tombe nez à nez avec une vieille maison. Si c’est une blague, ce n’est pas drôle.
— C’est loin d’être une blague, se justifia Sam, le visage très sérieux. Personne ne doit connaître cet endroit.
— Quoi que tu aies rêvé, il ne s’agit que du pur produit de ton imagination. Et quelles que soient les histoires que tu as entendues, ce ne sont que des légendes. S’il y avait eu quelque chose de dangereux ici, on le saurait depuis bien longtemps.
Samantha hocha la tête.
— Tu as peut-être raison. Ou alors, c’est moi qui deviens folle, à force d’être faible.
— Tu es loin d’être faible. Regarde ! Tu es venue jusqu’ici. Même si tu avais la frousse, tu es quand même venue. Et ça, c’est un acte de courage auquel je m’attendais pas. Tu as enfin vaincu ta peur. Tu m’as suivie et tu m’as fait confiance. Et ça, c’est la chose la plus belle que tu m’aies montrée de toi.
Samantha avait le regard brillant. Elle finit par enlacer son amie et une fois dans ses bras, laissa couler une larme.
— J’espère que mes parents ne vont pas se séparer… sanglota la pauvre jeune fille, blessée. Tout ça doit me travailler. J’ai l’esprit confus…
Marie joignit ses mains aux siennes.
— Je suis là, moi. Quoi qu’il arrive. Je suis là. Allez, viens. On s’en va.
— D’accord…
Marie, habituellement courageuse, était soudainement rassurée de s’en aller. Submergée de doutes, elle ne voulait pas chercher à comprendre, seulement quitter les lieux. En temps normal, elle aurait affronté n’importe quoi, n’importe quel danger.
Une sorcière ? Quelle débile. Ça n’existe pas.
Et puis, si on avait voulu leur faire du mal, elles auraient assurément déjà été attaquées. Non, ce n’était qu’une chimère qui flottait dans un recoin de leur esprit. Un cauchemar refoulé qui s’agitait dans leur subconscient. Le même sentiment que l’on éprouve quand on se retrouve dans une cave avec, pour seul éclairage, une petite ampoule à la luminosité médiocre. On a tout de suite tendance à imaginer qu’elle va finir par s’éteindre toute seule et que quelque chose va surgir du fond de la pièce. Du seul endroit où l’on ne voit rien, que l’on guette sans vraiment savoir pourquoi. Au fond de soi, on reste persuadé que cet élément énigmatique nous observe et qu’il n’attend qu’une chose, que l’on perde notre acuité visuelle afin de s’emparer de nous.
L’esprit qui joue des tours, des sons que l’on interprète comme paranormaux alors que dans la réalité, c’est seulement le crépitement du bois qui grince, ou bien le vent qui souffle contre le Velux sur lequel les branches ont tendance à taper. Il arrive parfois que nous ne soyons plus maîtres de nos émotions. Que nous nous égarions dans nos propres limbes, dans un monde obscur dans lequel nos certitudes sont confrontées à l’inexplicable. Un sentiment qui nous pousse à apercevoir une simple éventualité, incertaine et brumeuse.
Alors qu’elles s’apprêtaient à rebrousser chemin et à quitter cet endroit poisseux, elles entendirent tout à coup comme un long grincement dans leur dos. Samantha sut tout de suite de quoi il s’agissait, car son cœur se mit à saigner en se rompant d’horreur. Le bruit provenait de la maison. Un bruit semblable au gémissement d’une femme enceinte durant une atroce contraction. L’équivalent d’une souffrance émotionnelle, profonde et génératrice d’angoisse. Marie et Sam sentirent leur poids se multiplier par dix, s’enfonçant dans cette étrange sensation nostalgique qui recelait les images les plus angoissantes de leur maigre existence. Elles se retournèrent lentement, perdues entre la réalité et la fiction. Samantha ressentit des picotements dans les mains. La porte, qui était fermée peu avant, était dorénavant ouverte, devant leurs yeux exorbités. Les deux filles restèrent figées à contempler un hall d’entrée plongé dans le noir. Personne de l’autre côté. Aucune lumière. Rien qui indique que quelqu’un l’avait poussée.
— Le vent ? bégaya Sam, la gorge nouée, en attendant impatiemment que Marie évoque une raison plausible.
Elles ne se regardèrent pas. Toute leur attention était focalisée sur la maison. Principalement sur cette fichue porte qui s’était ouverte seule, sans l’aide de qui que ce soit. Elles s’attendaient à ce qu’une tierce personne franchisse l’ouverture, mais elles eurent beau attendre : rien.
— Et comment le vent aurait-il pu l’ouvrir ? essaya de comprendre Marie, sans détacher ses pupilles du seuil, espérant y voir un pied dépasser. Ça n’a pas de sens…
Il n’y eut pas le moindre souffle. Les feuilles restèrent immobiles sur le terrain aride et dépourvu de verdure. Pas une seule ne s’était soulevée. Le seul souffle que l’on pouvait entendre à présent était celui de leurs respirations haletantes, leurs muscles pétrifiés par l’incompréhension la plus totale. Tout paraissait figé dans le temps. La maison semblait les attendre.
— On devrait vraiment partir…
— Non, rétorqua sèchement Marie.
Allait-elle y entrer ? Rien que d’y penser, l’idée la troublait. Et pourtant, Marie refusait d’éprouver la moindre frousse, du moins en apparence. Pourtant, elle était bel et bien terrifiée. Son cœur n’avait jamais battu aussi vite. On aurait pu croire que la maison possédait une âme malfaisante. Malgré la petite taille de la bâtisse, Marie ressentait la déconcertante impression que celle-ci dominait le ciel, jusqu’à réduire le jour en une nuit indélébile. La silhouette de la maison dominait le monde, plongeant les rêves dans des cauchemars perpétuels. À l’intérieur, il ne resterait de l’humanité qu’une épitaphe inscrite de la main du diable et rangée au placard. La maison était dépourvue de bonté. Qui aurait pu vivre dans un endroit pareil ? Cette maison ne convenait ni aux humains, ni à l’amour, ni à l’espoir. Seulement à la mort.
Néanmoins, il fallait à tout prix que Marie se montre forte devant Sam. Elle n’avait jamais eu peur de qui ou de quoi que ce soit, elle ne commencerait pas aujourd’hui. Samantha était déjà noyée dans la peur.
C’est elle… Je le savais… Elle n’attend plus qu’une chose. Mon Dieu ! Mes jambes ne veulent plus bouger. Je veux partir loin. Je ne veux pas voir son visage.
Marie devait garder son sang-froid et rester concentrée. Ne pas céder à la peur. C’était la seule chose à faire. Elle s’avança d’un pas traînant en direction de la maison. Elle voulait à la fois s’en approcher et s’en éloigner. Pourtant, il lui fallait éclaircir cette situation invraisemblable. Elle voulait absolument prouver à Sam que les sorcières n’existaient pas. Ce n’était qu’une simple maison, vieille et crasseuse, même si elle filait la chair de poule. Il ne fallait absolument pas entrer dans le jeu d’un cerveau affolé qui se mettrait à délirer. Elle pensa soudain à une farce. Il est vrai que, un peu plus tôt, Sam lui avait raconté une histoire peu banale. Et comme par hasard, elles finissaient par se retrouver ici.
Quoique, en y réfléchissant, c’était mon idée de traverser les bois. Donc, logiquement, Sam n’y est pour rien.
Toutes ces questions se mélangeaient dans son esprit, sans qu’elle puisse démêler le vrai du faux. Néanmoins, sans s’en rendre compte, Marie était déjà arrivée près de l’entrée. Le vantail s’était ouvert vers l’intérieur. La jeune fille voyait distinctement des clous maladroitement enfoncés tout autour sur le chambranle, ce qui donnait un aspect encore plus dérangeant à l’ensemble. Ébranlée mais intrépide à la fois, Marie sentit son cœur s’engouffrer dans les ténèbres, à la merci de l’inconnu, là où tout et n’importe quoi pouvait maintenant arriver. La masure reposait à même le sol, sans perron ni support, totalement engoncée dans la terre, comme si elle avait été hissée depuis l’enfer. La gorge nouée et le sang lui tapant dans les oreilles comme pour marteler l’angoisse et l’appréhension d’un éventuel danger, elle finit par enjamber le seuil en regardant une dernière fois son amie restée à l’attendre.
— Fais attention ! dit Sam en joignant ses deux poings devant son visage, le regard anxieux.
— T’en fais pas, soupira Marie. Je reviens vite.
J’espère…
Et elle entra enfin.
À l’intérieur, une odeur de bête morte, de moisi et d’humidité empestait l’atmosphère lugubre. La lumière provenant de l’extérieur laissait traîner une petite lueur fade et argentée qui éclairait ce qui semblait être la pièce principale. Marie avançait sur la pointe des pieds. Le vieux bois craquait sous chacun de ses pas qui soulevaient une masse de poussière, tel un voile d’argent, et faisait apparaître en apesanteur des milliards de petites particules grisâtres. Marie se cacha tout d’abord le visage dans le creux de son bras, afin d’inhaler le moins possible la puanteur que dégageait la pièce.
C’est insupportable, cette odeur ! Et puis, je n’y vois pas grand-chose.
Elle remarqua des plantes accrochées un peu partout, toutes suspendues à une ficelle attachée à d’épaisses poutres qui soutenaient maladroitement le toit de chaume. Du ricin, de la mandragore et du laurier. Marie se demanda comment de telles choses avaient pu rester intactes alors que la maison était abandonnée depuis très longtemps. Mais ce n’était pas tout. Elle peinait à les distinguer, mais en se rapprochant d’un des murs, elle y découvrit différents symboles. Peut-être réalisés avec de la peinture ou de la terre. Marie parvenait à peine à en distinguer la couleur. L’envie la prit d’en toucher un. Du bout de son index, elle caressa l’une des marques. La sensation qu’elle en tira était plutôt celle d’une matière rugueuse et pâteuse. C’est à ce moment-là qu’elle réalisa que cet endroit était bel et bien flippant :
— Du sang ? marmonna-t-elle en reculant d’un pas.
Quoi qu’il en soit, ces symboles n’avaient aucune signification pour elle. Ils lui étaient totalement inconnus. Dans l’ombre, sous la fine lumière que le soleil distribuait gracieusement, elle en remarqua un autre. Un cercle, avec, à l’intérieur, deux triangles superposés. L’un à l’endroit et l’autre à l’envers. On aurait dit le symbole du temps. Marie fut déçue de ne pas avoir de lampe pour y voir un peu plus clair. Et il n’y avait rien pour allumer un feu.
Quoique… Toute maison a une cheminée. Il doit sûrement y en avoir une quelque part. Je n’en ai pas vu sur le toit. Elle se trouve peut-être de l’autre côté de la maison ?
Marie fit demi-tour et heurta malencontreusement du genou quelque chose de lourd, ce qui lui fit pousser un juron. Elle caressa la surface, entraînant un amas de poussière. Il s’agissait d’une table. La table en bois massive était recouverte de toiles d’araignée aux filaments brillants qui s’emmêlèrent entre ses doigts. Elle secoua vigoureusement sa main pour s’en débarrasser. C’est alors qu’elle distingua une étrange silhouette, en bout de table. Elle eut un léger haut-le-corps, avant de réaliser que ce n’était pas grand-chose. Elle plissa les yeux, comme si cela lui permettait d’y voir plus clair. Une étrange poupée reposait sereinement sur la table. Marie la saisit et la tapota, ce qui fit à nouveau jaillir un nuage de poussière. Elle la détailla de plus près en la menant dans le faible rayon de lumière. Ses yeux étaient de simples boutons noirs cousus à la main sur une épaisse pelote de laine. Elle avait de longs cheveux noirs dressés sur la tête et qui lui tombaient jusqu’au bas du dos. La poupée arborait aussi un large sourire exagéré. Elle n’avait rien d’effrayant. Rien de comparable avec cet endroit. Elle semblait d’ailleurs y être la seule chose bienfaisante. La poupée, fabriquée avec très peu de moyens, ressemblait à une fillette.
— Elle a dû appartenir à la petite fille qui vivait ici, chuchota Marie avec commisération. Je me demande où tu es aujourd’hui. J’espère que tu n’es pas enterrée juste là, dehors.
La famille semblait s’être volatilisée. Dehors, aucune trace, aucune pierre tombale. Absolument rien qui aurait expliqué la situation. Absolument aucun indice de ce qui avait bien pu se passer. Marie crut tout à coup sentir un mélange de cendres et de bois lui venir au nez. Elle longea la table et remarqua enfin de l’autre côté une petite cheminée. Dehors, il faisait très chaud. Et pourtant, l’intérieur de la maison restait glacé comme au début de l’hiver.
— J’allumerais bien un feu. Tiens, c’est quoi, ça ?
Marie remarqua dans l’âtre une étrange boîte posée sur un tas de bois complètement secs. Elle s’agenouilla. À première vue, elle ressemblait à une vieille boîte à bijoux tout à fait banale, à la surface lisse, vernie. C’était la seule chose qui semblait avoir de la valeur ici. Mais elle n’avait rien à faire dans une cheminée. Pourquoi l’avoir mise là ? Elle est si jolie… Marie y retrouva le même symbole du temps que sur le mur. Mais cette fois, il était gravé dans une matière dorée. La boîte était impeccable, un vrai travail d’orfèvre. La jeune fille n’y voyait presque rien, elle aurait pu sortir de la maison pour mieux la contempler, mais elle préféra rester à l’intérieur. Elle se décida à l’ouvrir. Elle souffla dessus, libérant de la cendre et de la suie, puis dégoupilla le petit crochet en fer. Elle la posa délicatement sur le sol poussiéreux avant d’y jeter un œil et de l’ouvrir soigneusement. Le regard ébahi, elle saisit l’objet qui dormait à l’intérieur. Du bout des doigts, méticuleusement, elle attrapa une ficelle attachée au trésor, et la tira vers le haut.
— Une… amulette ? s’étonna-t-elle, en observant attentivement le bijou.
L’amulette présentait une forme ronde et creuse. Taillée dans le bois, son centre montrait deux triangles qui se touchaient en leur sommet.
— Tiens, on dirait le même symbole que sur le mur, remarqua la jeune fille. Étrange…
Fort heureusement, à cette époque de l’année, le soleil se couchait particulièrement tard. Dans le cas contraire, repartir en pleine nuit aurait constitué un sérieux problème. La lueur que produisait le soleil bascula en un point précis du sol, non loin de l’entrée principale, comme si le ciel avait décidé d’y poser son index. Marie s’en approcha afin de mieux observer ce qu’elle venait de découvrir. Au milieu, elle remarqua une étrange gravure faite à la main. Elle semblait avoir été réalisée à l’aide d’une lame ou d’un vieux couteau. On aurait dit des lettres, formant un unique mot. Marie se concentra un instant, puis lut d’une voix calme, songeuse :
— S… A… L… AAR.
Soudain, au moment même où Marie terminait son déchiffrage, un puissant vent surnaturel balaya l’intérieur de la maison et fit claquer violemment la porte, plongeant la pauvre jeune fille dans le noir total. Elle eut un sursaut profond. Prise de panique, elle sentit son cœur s’arrêter sur le coup. Elle ne voyait plus rien, aveuglée, dans l’ombre du néant. Elle ne comprenait absolument pas ce qui venait de se passer. Tout à coup, dans un réflexe primitif, réalisant le cauchemar dans lequel elle était plongée, Marie poussa un hurlement pour essayer d’atteindre Samantha, restée à l’extérieur. Mais à sa grande surprise, sans qu’elle puisse l’expliquer et bien qu’elle ait parfaitement senti ses cordes vocales vibrer sous la puissance de son cri, pas le moindre son ne sortit de sa bouche. Pourtant, elle était sûre d’avoir hurlé de toutes ses forces. Sa gorge et ses cordes vocales s’étaient bien contractées.
Que se passe-t-il ? Pourquoi je n’arrive pas à crier ? Mon Dieu !
C’était comme si on avait pressé le bouton « Mute » d’une télécommande de télévision. Pourtant, ses lèvres ne cessaient de bouger ! Sauf que maintenant, elles tremblaient de peur. Sa mâchoire et sa langue remuaient, mais rien, aucun son. C’est alors que durant ses tentatives désespérées et ininterrompues, quelque chose tomba lourdement dans la pièce. Pétrifiée par le vacarme, Marie se figea. Quelque chose avait frappé le bois, comme un corps qu’on aurait détaché juste après l’avoir pendu. Marie ne bougea plus un seul muscle. Elle tendit l’oreille pour comprendre ce qui venait de se produire. Elle qui se croyait seule ne l’était plus. La jeune fille tremblait de la tête aux pieds tout en serrant le plus fort possible la poupée et le bijou, comme s’ils pouvaient la protéger.
Qui est là ? Qui est là ? Que se passe-t-il ? Je ne vois rien… C’était quoi, ce bruit ?
Marie se sentit plongée dans un cauchemar éveillé. Sam se tenait juste là, dehors, à l’attendre, incapable de deviner ce qui se passait à l’intérieur. Le silence pesant se brisa sur un déchirement de chairs. Marie entendit un déplacement laborieux dans la pièce, avec beaucoup de peine et un faible gémissement. La créature semblait chercher quelque chose.
Elle me cherche, j’en suis sûre… Va-t’en ! Ne viens pas ici.
Les bruits de pas semblaient se rapprocher d’elle. Cette chose devait se trouver proche de la table. Marie se colla contre la cheminée afin d’éviter de croiser son trajet. Elle ramena ses pieds le plus possible contre l’âtre, comme si cela suffisait à la faire disparaître. Puis elle ferma les yeux, attendant que cette chose passe son chemin. Elle ignorait totalement de quoi il s’agissait et ce qu’elle voulait. Marie serra de plus en plus fort contre elle, au niveau de son cœur, la poupée, comme le font les petites filles quand elles ont peur la nuit. Comme le faisait probablement Samantha toutes les nuits. À mesure que les pas se rapprochaient, des palpitations l’empêchèrent de respirer. Elle n’en revenait pas d’être encore en vie, tant dans sa poitrine son cœur pompait avec hargne. Elle eut le réflexe de balayer la pièce d’un vif regard, mais cela ne servait strictement à rien. Il faisait bien trop sombre pour y voir quelque chose.
Va-t’en ! Laisse-moi tranquille ! Qui que tu sois. Samantha, fuis ! N’entre surtout pas !
Durant un instant, la chose parut s’être tout à coup volatilisée. Marie en était presque certaine. Pendant une bonne minute, le bruit de pas avait cessé. La maison semblait aussi vide et triste que tout à l’heure. Elle jeta un œil en direction de la porte, s’imaginant se lever et la franchir à une telle vitesse que peut-être elle s’en sortirait indemne. Marie remua lentement une jambe dans l’espoir de se mettre debout, jusqu’au moment où elle crut sentir un léger souffle dans son oreille droite. Elle se ravisa aussitôt et se plaqua contre la cheminée. Qu’est-ce que c’était ? J’ai cru percevoir… quelqu’un respirer près de moi !
Marie entendit une suffocation, un peu comme si une personne éprouvait beaucoup de mal à respirer. Elle crut reconnaître les gémissements d’une femme. Plus Marie se concentrait sur le bruit, plus elle avait l’impression de l’entendre distinctement. Ce n’était pas son imagination qui lui jouait des tours. C’était bel et bien réel. On aurait dit un mélange de sanglots et de râles de strangulation. Elle en était quasiment certaine : cette chose était toute proche. Marie sentit une odeur répugnante, bien pire que celle que dégageait la maison. Pendant un instant, elle pensa à un cadavre. Peut-être l’une des personnes qui vivaient ici ? Impossible ! Les morts ne ressuscitent pas.
Marie entendit à nouveau un petit gémissement. La femme semblait en souffrance. Car c’était bien la voix d’une femme. Puis, sans que Marie devine pourquoi, la voix se mit à glousser. Pas dans le genre « rire joyeux », plutôt d’une manière contre-nature, froide et tourmentée.
— Qu… qu’est-ce que vous voulez ? murmura-t-elle avec beaucoup d’hésitation, redoutant de tout son corps de se faire attaquer par cette chose.
Cette fois-ci, Marie entendit bien sa propre voix, qu’elle avait miraculeusement récupérée. Et si je criais à nouveau ? Mais elle n’en fit rien. Si cette chose avait voulu lui faire du mal, elle l’aurait déjà fait. Marie ne la voyait pas, mais elle était presque sûre qu’elle l’observait dans le noir. Et ce, probablement avec des yeux de prédateur.
— Vous êtes… Vous habitiez ici ? J’ai trouvé une poupée. Elle était… à votre fille ? Vous êtes…
Allait-elle le dire ? Aurait-elle la force et la conviction suffisantes pour prononcer ce mot ?
— Êtes-vous la sor…
Soudain, la voix de Sam transperça l’épaisse porte, toujours scellée par une force inconnue.
— Marie ? Alors ? Pourquoi la porte s’est refermée aussi violemment ? Ça va, à l’intérieur ? Marie ? Tu m’entends ?
Samantha frappa à plusieurs reprises contre l’épaisse porte en bois, sans se douter de ce qu’il y avait de l’autre côté.
— Va-t’en, Sam ! Ne reste pas là ! Va prévenir quelqu’un ! Il y a quelque chose ici ! fuis !
C’est alors que se produisit une chose horrible. La porte s’ouvrit d’un coup dans un vacarme assourdissant, les gonds explosés. Aveuglée par la lumière du jour, Marie s’empressa de cacher son visage à l’aide de son bras. Elle eut un sursaut quand elle crut voir une ombre difforme sortir rapidement de la maison. Elle n’avait aucune idée de ce que c’était. Cette chose – ou femme –, quelle qu’elle soit, était sortie si vite qu’elle n’avait pas vraiment eu le temps de réaliser à quoi elle ressemblait. La lumière était enfin revenue, mais pour elle, plus rien ne serait comme avant… L’atmosphère pesante de la masure n’avait rien de comparable à ce qui l’attendait dehors.
Marie se releva avec peine. Ses genoux la faisaient horriblement souffrir. La posture qu’elle avait gardée ne lui facilitait pas la tâche. Enfin debout sur ses deux jambes encore tremblantes, elle se traîna lamentablement vers l’extérieur. Là, elle plissa les yeux. La lumière du jour lui parut des plus intenses, jusqu’à ce que ses pupilles s’y habituent. Elle avait l’impression de ne pas avoir vu un ciel aussi lumineux et transcendant depuis des siècles. Quand elle parvint à ouvrir ses paupières, Marie remarqua que Sam n’était plus là.
— sam ? sam ? Où es-tu ? hurla-t-elle en portant ses deux mains à sa bouche.
Son amie avait disparu. Elle songea tout de suite que la chose l’avait probablement emportée. Ou alors, serait-elle en train de la traquer ? Elle a probablement eu le temps de fuir. Mon Dieu… Sam… Je dois te retrouver. J’arrive !
Marie rangea l’amulette dans sa poche et oublia la présence de la poupée, restée près de la cheminée. Elle courut à l’opposé de la masure et quitta la clairière, puis s’aventura dans la forêt sans savoir quelle direction prendre. Elle scruta le sol comme si la terre allait lui révéler un indice, une trajectoire de recherche. Elle regardait dans tous les sens, espérant dans son cœur que Sam réapparaîtrait par magie et qu’elles s’en iraient aussitôt.
C’est alors que l’effroyable pointa le bout de son nez, et que l’espoir se brisa dans un bruit d’éclats de verre qu’on aurait balancés au fond d’un puits. Un cri lointain et puissant, absolument épouvantable, déchira brusquement le silence accablant du bois. Non pas un hurlement ordinaire, mais une sorte d’agonie monstrueuse. Marie reconnut immédiatement la voix de Samantha. Les hurlements incessants venaient de toutes les directions à la fois, un peu comme si ce n’était plus elle mais la forêt tout entière qui agonisait. Désorientée, Marie fit les cent pas, ne sachant pas par où commencer à chercher. Puis, sur une fraction de seconde, un cri se précisa, dans une unique direction. Marie courut à toutes jambes vers l’appel, sans prendre la peine de récupérer son vélo. Elle fila aussi vite qu’un chien de chasse qui poursuit sa proie. Sans se retourner, elle fonça sans se rendre compte du danger qui l’attendait. Son amie était sa priorité, elle en était responsable. C’est elle qui avait eu l’idée de venir ici. Que dirait-elle à ses parents et à ceux de Samantha s’il lui arrivait quelque chose ? Comment pourrait-elle vivre avec cette idée ? D’une manière invraisemblable, encore sous le choc et confuse, son unique instinct était avant tout de retrouver Sam, même si cela mettait sa propre vie en danger. Néanmoins, une pensée tout à fait logique la figea sur place : Cette chose l’attaque-telle en ce moment ?
— Oh, mon Dieu, Sam. J’arrive !
Marie réalisait enfin l’horreur à laquelle elle était confrontée. Mais il était trop tard.

Les cris se turent comme lorsque l’on éteint subitement la lumière. Marie ne bougea plus. Ruisselante de sueur, elle écouta attentivement le silence pesant autour d’elle. La catalepsie dont elle souffrait à l’instant empêchait son cœur de battre. Jamais, oh ! non, jamais Marie n’aurait cru un jour découvrir une scène aussi macabre, aussi épouvantable que celle qui se dressait sous ses yeux. Derrière un buisson, une large flaque de sang s’étendait sur le sol miteux. Un pied dépassait. Prise de convulsions, Marie s’approcha courageusement de ce qui semblait être un cadavre. Mais pas n’importe lequel. Il fallait qu’elle sache, qu’elle voie de ses propres yeux terrifiés si c’était bien Sam, là, allongée par terre.
— S… Sam ?
Aucune réponse. La gorge nouée, Marie aperçut la deuxième jambe, jusqu’au genou. De multiples contusions dessinaient l’horreur qu’elle avait dû subir.
— Oh, non… sam ! sam ! non !
Marie se trouvait face à la pire chose qu’un être humain puisse imaginer. Cela ne pouvait pas être vrai. Et pourtant… Le corps de Samantha Bire reposait sur le dos, le regard vitreux tourné vers un ciel qu’elle ne verrait plus jamais. La pauvre fille avait les bras tendus à l’horizontale et les jambes légèrement écartées. Devant cette atrocité indescriptible, malgré l’abomination étalée au sol, Marie remarqua quelque chose d’anormal. Les jambes et les bras semblaient avoir été déchirés et séparés du corps, puis remis à leur place avec un espace de quelques centimètres, évoquant un crime satanique. Qui pourrait s’amuser à faire une chose pareille ? La sorcière existait-elle vraiment ? Marie eut envie de vomir. Elle sentit un long frisson désagréable lui parcourir le ventre puis se coincer au fond de sa gorge. Sa salive lui piquait la bouche.
Elle se retourna un bref instant afin de ne plus sentir l’odeur infecte que le corps dégageait. Mais elle ne put se retenir de régurgiter ses tripes sur le seul endroit épargné par le sang. Cette pauvre Sam venait d’être brutalement arrachée à la vie. Sans raison, sans que l’on comprenne pourquoi, laissant Marie dans une profonde incrédulité. Que dirait la police ? Ses parents ? Tout le monde ?
Personne ne croira cette histoire. Personne…
En passant ses mains le long de son corps, Marie perçut la présence d’un objet dans une des poches de son jean. Elle n’avait aucun souvenir d’y avoir mis quoi que ce soit. En y plongeant sa main, elle sortit un objet qui lui parut familier, l’amulette.
— Qu’est-ce que… Je ne me souviens pas de l’avoir placée là…
SALAAR…
Marie lut mentalement à nouveau l’inscription gravée. Elle avait envie de pleurer, de crier, de mourir. Oh, bien sûr, Marie pleura de toute son âme devant la dépouille de son amie, décédée dans des conditions que personne ne pourrait expliquer, pas même elle. Elle s’effondra lourdement sur ses genoux auprès du corps. Elle pleura durant de longues minutes, sans se soucier de savoir si cette chose reviendrait ou pas. Toutefois, un détail sécha ses sanglots. Marie s’essuya le visage sans s’apercevoir qu’elle étalait du sang sous ses yeux gonflés. Elle avait remarqué avec effroi un trou au niveau du cœur de Sam. Plus près, l’odeur était encore plus abjecte. Son regard se figea sur le sternum de son amie. On aurait dit qu’on lui avait transpercé le torse à mains nues et qu’on en avait extrait tout ce qu’il y avait à l’intérieur, de la même façon que pour un poulet avant de le passer au four. Afin de renforcer ce sentiment épouvantable, Sam laissait comme seul testament une expression faciale des plus meurtries, figée devant une monstruosité dont elle ignorait tout. Submergée par la culpabilité, Marie se releva lentement en prenant soin de ne pas mettre un pied dans la flaque de sang. Elle recula de quelques pas sans quitter Sam des yeux. Il lui était impossible de s’empêcher de pleurer.
— Je suis désolée, Sam… Pardonne-moi… Pitié… Non…
Jamais Samantha ne connaîtrait une vie heureuse. Une vie pleine, le lycée, l’amour, devenir mère et même ressentir les mauvais côtés de la vieillesse. Jamais Marie n’oublierait cette abomination ni, surtout, la force exceptionnelle que Sam possédait en secret. Ce désir enfoui de surmonter le mal quel qu’il soit, alors qu’elle donnait sous le regard cruel du monde l’apparence d’une fille brisée.

                                                                              Chapitre 2


                                                                             La surprise


                                                                                      1.


Le soleil se coucha lentement sur la petite ville de Losset, mais le ciel resta éveillé un peu plus longtemps, laissant une douce chaleur voiler le paysage de la bourgade. Les rues étaient à présent étrangement calmes, alors qu’un peu plus tôt dans la soirée, tous les élèves du collège les empruntaient dans un immense vacarme, en hurlant leur joie d’être enfin en vacances. Quelques silhouettes humaines seulement, pour la plupart des personnes âgées, continuaient de se promener afin de profiter encore un peu du soleil que le ciel offrait en cadeau, avant de s’enfermer chez elles. Les lampadaires du centre-ville ne s’étaient pas encore allumés, mais cela ne tarderait pas. Tous les gosses du coin étaient déjà rentrés chez eux, probablement en train de jouer à des jeux vidéo ou de préparer divers projets de vacances. Certains quitteraient la ville pour partir loin, pendant que d’autres n’auraient nulle autre option que de rester cloîtrés dans ce petit coin paumé de France.
À l’angle de la rue principale, M. Telier, le seul boucher de Losset, abaissa le store de sa boutique après une longue journée de labeur. Ce soir-là, il fermait plus tôt que d’habitude, car il s’apprêtait à partir en vacances avec sa femme et ses deux filles. Élisabeth Malat, sa dernière et fidèle cliente, s’empressa de sortir en saluant amicalement le commerçant. Elle tenait dans une main un grand sac plastique qui contenait tous les ingrédients pour réaliser un délicieux pot-au-feu.
Élisabeth travaillait à la mairie de Losset. Responsable du développement économique de la ville, cette femme s’occupait de tout ce qui touchait aux flux économiques au sein de la commune, que ce soient les petits commerces ou les ressources de la municipalité. Elle avait l’apparence d’une femme soignée, le visage sévère et creusé par des rides pour lesquelles le temps, de toute évidence, plaidait coupable, et un chignon tiré vers l’arrière qui offrait à la vue un front rugueux deux fois plus grand que la moyenne. Ils n’étaient qu’une poignée d’élus à gérer la ville. La plupart d’entre eux n’étaient pas originaires de Losset. Ils étaient si peu nombreux que certains occupaient même d’autres postes en plus de leur fonction officielle, chose improbable dans les grandes agglomérations. Ils n’avaient donc pas le temps de s’ennuyer. La superficie de Losset n’était pas importante, mais s’il advenait que les projets du maire continuent à croître dans son sens, il faudrait à ce rythme-là, dans un futur proche, élire de nouveaux conseillers municipaux qui devraient se cantonner exclusivement à leurs fonctions attitrées. Le maire et ses projets loufoques ! Certains riverains n’étaient pas d’accord avec cet homme aux multiples ambitions douteuses. On se demandait même comment on avait pu être assez stupide pour élire quelqu’un de si déloyal.
Cet homme était un capitaliste, et il se murmurait qu’il profitait du peu de ressources économiques de la commune pour raser le passé de celle-ci et construire un avenir à l’image des nouveaux quartiers. Qui cela intéresserait-il de venir vivre ici ? Pourquoi choisir une petite ville perdue comme nouveau foyer ? Étant donné l’état des terres, ses transactions immobilières ne devaient pas lui coûter un sou. Pourquoi tout simplement ne pas rénover ce qui est ancien ? Les quartiers sud étaient délaissés depuis des années. Une situation oppressante, sournoise, mais voulue par lui pour mener à bien son projet de destruction-reconstruction. Le maire ne pensait qu’à transformer la ville. Qui sait ? Peut-être prévoyait-il aussi de raser intégralement de la carte les quartiers sud pour y construire une gare ? Des projets fort ambitieux pour un homme qui ne venait pas du coin. Il ignorait probablement de quoi les racines de la ville étaient faites. Et ne se doutait pas que la ville diffusait des rumeurs à qui voulait les entendre. Comme on le racontait dans les villes voisines…
— Passez de bonnes vacances, monsieur Telier ! Mes amitiés à votre femme, s’écria Élisabeth en agitant une main sur le seuil de la boutique.
— Bonne soirée à vous aussi, gloussa le boucher. Vous saluerez de même votre époux.
— À bientôt ! Faites attention sur la route. Et revenez-nous vite.
— Je n’y manquerai pas, merci !
Et il ferma l’imposante porte de verre dans un cliquetis métallique, en prenant soin de ne pas oublier de la verrouiller. Les risques de cambriolage restaient faibles, voire nuls, à Losset. Mais il était toujours préférable pour lui de savoir que son lieu de travail, sa seule source de revenus, était bien protégé.
En attendant son mari, à l’étage, Mme Telier s’occupait de faire les comptes sur son bureau dans leur chambre. Les valises rangées dans l’entrée étaient prêtes depuis la veille. Leurs deux filles s’amusaient dans le salon à se courir après, en faisant des bruits de pas sonores. M. Telier les entendait cavaler d’en dessous, ce qui commençait à l’irriter profondément. Les vacances excitent toujours ces gosses…
Il gratta son gros ventre en marmonnant son exaspération. Le plafond de la boucherie n’étouffa pas les martèlements incessants durant toute la fermeture. Le boucher nettoya son magasin d’un jet d’eau et lustra une dernière fois la grande vitrine vide et rutilante. Leur appartement se situait juste au-dessus de la boutique, ce qui était fort pratique. Ils n’avaient à descendre qu’une dizaine de marches pour arriver au travail. Une chance ! Grâce à cet avantage, les économies de carburant à l’année étaient colossales. Ils ne se servaient jamais de leur voiture, mis à part pour effectuer de longs trajets ou encore rendre visite à des éleveurs provinciaux, afin de prospecter et négocier éventuellement quelques rabais.
M. Telier était physiquement très imposant. Il n’avait presque pas de cou. Son crâne chauve et ses petits yeux bleus lui donnaient une expression tout à fait amicale. Son regard dégageait une sympathie très franche de nature. Il était très apprécié des gens, mais surtout des enfants à qui il donnait un bonbon dès que leurs parents payaient l’addition. Noyé dans l’obésité depuis son enfance, fils de boucher, il avait repris le flambeau de ses parents qui lui avaient tout appris. M. Telier avait perdu sa mère quand il avait à peine douze ans. Il avait dû quitter l’école avant la fin du collège afin de venir en aide à son père qui n’arrivait plus à s’en sortir seul. Personne d’autre ne pouvait tenir la cadence, particulièrement rude dans un tel métier. De plus, personne dans le coin ne désirait travailler du matin au soir six jours sur sept.
Malgré son jeune âge, M. Telier avait tenu bon et avait appris à aimer de bon cœur ce métier. Quand il était petit, il avait voulu devenir militaire. Il se disait qu’à l’armée, il réussirait certainement à maigrir et à prouver sa valeur aux yeux de ses parents. Mais il n’en avait nul besoin. Ses parents ne cessaient de lui répéter qu’il n’y avait aucune honte à être gros. Mais lui voyait ça d’un autre œil. Quand vos camarades vous insultent parce que vous êtes différent, vous avez toujours tendance à vouloir changer votre image pour pouvoir vous plonger anonymement dans la masse. Comme quoi, le destin d’une personne peut littéralement changer en l’espace d’un claquement de doigts, ou lorsqu’elle prend en pleine figure la mort d’un proche. M. Telier avait dû abandonner ses rêves et se consacrer au métier de boucher avec son père, jusqu’à ce que celui-ci finisse par mourir d’une grave pneumonie, un soir d’hiver.
Sa famille avait toujours vécu ici. Il était un digne héritier du village, avant qu’il ne se transforme en petite ville. Les terres des origines coulaient dans son sang. Il avait rencontré sa femme par hasard. Elle était venue à Losset en voyage touristique, car on entendait dire que la bourgade regorgeait d’histoires vieilles de plusieurs siècles. Des balivernes, selon M. Telier :
— J’ai grandi et toujours vécu ici, lui avait-il dit. S’il y avait des histoires de fantômes ou quoi que ce soit d’autre, je serais au courant !
Charmée par ce personnage à la fois atypique et sympathique, elle en avait oublié rapidement les commérages crachés aveuglément par les villes voisines sur cette innocente commune, et était tombée follement amoureuse de ce gros nounours. Elle s’était rendu compte d’elle-même que les rumeurs étaient fausses. En vingt ans, jamais il ne s’était passé quoi que ce soit de bizarre ou de dramatique, mis à part l’affaire du camionneur. Absolument rien de « surnaturel » ne s’y était produit. Losset s’avérait être une ville très calme, paisible et reculée, idéale pour s’éloigner du stress urbain.
— Les enfants, arrêtez immédiatement de courir, à la fin ! vociféra-t-elle en tapant de la main sur le tas de feuilles qu’elle utilisait pour faire ses comptes. Si vous voulez qu’on s’en aille vite, laissez-moi travailler tranquille ! Et vous dérangez sûrement votre père, en bas ! Alors, stop !
— Oui, maman ! répondirent en chœur deux petites voix mielleuses de fillettes prises la main dans le sac.
Elles ricanaient comme deux chipies quand elles furent attirées par une plainte venant de l’extérieur. Elles tendirent l’oreille. Les deux gamines, de huit et onze ans, se turent puis traversèrent le salon d’un pas de dinosaure.
— Les filles ! grogna leur mère, excédée.
Elles collèrent leur nez à la fenêtre qui donnait en plein milieu de la rue principale. Leurs deux visages appliqués à la vitre firent apparaître une épaisse couche de buée. Époustouflée, l’une d’elles se mit subitement à rire avec acerbité.
— Regarde ! C’est qui, ces deux-là ?
— Celui-là n’a pas l’air content, répondit sa sœur en pointant son doigt vers le plus grincheux des deux garçons.


                                                                                             2.


Deux jeunes garçons remontaient la rue, les jambes en guimauve. L’un était noir, apparemment hystérique au vu des gestes vifs et répétés qu’il faisait à destination de son ami qui traînait des pieds un peu plus loin derrière lui, avec le poids des courses dans son sac à dos. Ce deuxième larron, qui semblait encore bien plus fatigué que son compagnon, avait les cheveux bruns et de larges lunettes à monture sombre sur le nez, qui lui couvraient presque tout le visage. Le dos voûté, les cheveux mal coiffés et la figure en décomposition, David avait les bras qui lui pendaient le long du corps et se balançaient indépendamment de toute volonté. Le chemin qu’ils empruntaient présentait un degré d’inclinaison assez important. Losset n’était pas une ville à la surface plane, mais offrait un relief plutôt anarchique, avec de longues pentes et d’interminables montées.
— Allez, dépêche-toi, abruti ! se plaignit Yannick en fusillant du regard son ami épuisé. Fallait que ça arrive aujourd’hui !
— C’est pas d’ma faute si j’ai oublié ma carte de bus dans mon casier, répliqua David, la gorge sèche. Le proviseur a tout fermé. Et si cette vieille n’avait pas remarqué que je n’avais pas montré ma carte au chauffeur avant de monter, on serait déjà arrivés…
David remonta ses lunettes avant de continuer :
— Et j’ai l’impression de porter une pierre sur le dos ! Si seulement on n’avait pas acheté ces fichues pommes de terre ! Deux kilos ! Mon dos commence à se briser.
— On s’est tapé tout le chemin à pied à cause de toi ! Et c’est pas comme si c’était facile. Alors, accélère ! Et en plus, je veux voir cette fameuse « surprise » que M. Grognet t’a exclusivement réservée. Si t’avais pas oublié ta fichue carte, on se serait pas fait virer du bus. J’aurais dû rester, ajouta-t-il avec mépris. Je t’aurais attendu au magasin. Quel débile !
David, excédé par la colère de son ami et exténué physiquement, sentit une profonde rage lui monter à la gorge.
— Écoute, je t’ai dit au moins cent fois que j’étais désolé. On va pas non plus en faire tout un fromage !
— Si seulement tu pouvais être concentré sur ce que tu ne dois pas oublier comme tu l’es sur cette fille.
David fronça les sourcils, puis s’arrêta de marcher :
— Quel est le rapport ? Je te signale que ça arrive à tout le monde, d’oublier quelque chose.
— En tout cas, tu n’oublies jamais de lui déposer tes fichues lettres.
Les mots brûlèrent les lèvres de David, mais il préféra ne rien ajouter. Yannick était vraiment très remonté d’apprendre que M. Grognet avait quelque chose pour ce crétin et rien pour lui. Une profonde jalousie qui ne lui était pas vraiment habituelle puisque dans la normalité, c’était lui qui était le plus souvent en relation avec cet homme. M. Grognet était comme un grand frère pour Yannick. Et celui-ci refusait d’être relégué au second plan.
Le bus remontait tout le centre-ville. Le relief de Losset était loin d’être parfait. Les rues montaient, descendaient, remontaient encore, comme un océan de vagues instables. Rien n’était droit dans cette satanée ville. Une simple maison pouvait paraître deux fois plus grande si l’on se plaçait d’un point de vue différent pour la regarder. Par endroits, c’était un enfer à vélo, au point de vous sculpter les cuisses au laser. À pied, la traversée se révélait encore plus épuisante. Et malheureusement pour ces deux-là, le magasin se trouvait en haut de la plus ardue des rues.
— Il aurait pas pu… ouvrir… son magasin en… périphérie… de la ville, se lamenta David, haletant.
— Tais-toi, conclut Yannick en voyant du bout de la rue la devanture du magasin se hisser à l’horizon. On est arrivés. Il fait vraiment chaud, même à cette heure-ci. On ferait mieux de se dépêcher. Mes parents vont se poser des questions. Le ciel commence à s’assombrir.
— Ouais, ils doivent nous attendre. Et j’ai hâte de tester le jeu de combat.
— Avec tout ce qui vient de se passer, crois-moi, je ne te ferai pas de cadeau.

À l’intérieur de la boutique, une silhouette faisait le guet à travers une épaisse porte de verre. Un homme mince se tenait immobile, les bras croisés, à observer les deux garçons qui arrivaient péniblement jusqu’à lui. Il ouvrit la porte, sortit de sa boutique et plongea ses mains dans ses poches. Il avait les cheveux bruns et une petite moustache. Sa maigreur et les stigmates d’une sévère éruption cutanée qui remontait à son adolescence lui donnaient l’air d’un jeune lycéen introverti.
— Tiens, tiens. Voilà mes deux clients préférés.
Le front de Yannick se plissa, ce qui agrandit exagérément ses yeux.
— Deux clients préférés ? s’indigna-t-il, comme s’il avait été insulté. Moi, je n’ai pas eu l’honneur d’entendre parler de surprise, à ce que je sache.
Jean Grognet eut un petit rire retenu.
— Vous vous êtes vus ? On dirait deux loques. Et vous êtes en retard. Allez, entrez.
Yannick fusilla David du regard. Il prit aussitôt un ton sarcastique pour se justifier :
— On est en retard à cause de lui. Si Monsieur n’avait pas oublié sa carte de bus !
David plissa les yeux derrière ses immenses verres. Il se contenta de ravaler sa fierté, dans le but de mettre un terme à cette querelle débile. Devant sa réaction, Yannick parut satisfait, et il entra le premier dans la boutique.
Une fois à l’intérieur, Jean Grognet contourna le comptoir et pénétra dans une autre pièce réservée au personnel. Le local n’était pas grand. Et Jean y travaillait seul depuis toujours.
— Je reviens tout d’suite, lança-t-il avant de disparaître.
David jeta son sac dans un coin. Il sentit aussitôt son dos revivre. Les deux amis ne purent s’empêcher, comme à l’accoutumée, de balayer de leurs yeux ébahis toute la boutique, comme si c’était la première fois qu’ils la voyaient. Dans une vitrine étaient entreposés sur deux étages plusieurs gros ordinateurs de différentes marques, ainsi que divers composants électroniques.
— Oh ! s’émerveilla Yannick, la bouche grande ouverte. Il a reçu les nouveaux processeurs !
— Génial, grommela David, le dos en compote et sans lâcher du regard la porte derrière laquelle se terrait M. Grognet, impatient de découvrir la surprise qu’il lui réservait.
Les murs de la boutique étaient recouverts de dizaines de cadres et d’affiches qui représentaient des jeux vidéo et des superhéros de BD. Des étagères arboraient différentes figurines, à l’image de personnages fantastiques. Des dragons, des créatures avec des costumes de toutes les couleurs, des véhicules et même des peluches. Il y en avait pour tous les goûts. Cet endroit était le paradis du geek. Le point de non-retour à la vie normale. Les gosses du coin aimaient beaucoup cette boutique, on y trouvait vraiment de tout, aussi bien pour les garçons que pour les filles. Mais les clients de Jean restaient principalement masculins et jeunes.
Yannick et David eurent soudainement un haut-le-corps. Ils avaient entendu ensemble un bruit sourd venant de la pièce où Jean s’était enfermé.
— C’est rien ! s’écria Jean depuis l’autre côté. Juste un carton qui m’est tombé dessus.
Puis sa voix se rétrécit et il ajouta :
— Enfin, sur mon pied, mais bon.
Les deux jeunes firent mine de n’avoir rien entendu. Yannick retourna à ses rêveries pendant que David, collé au comptoir, se pencha d’un côté comme s’il avait été capable de traverser des yeux le mur qui le séparait de M. Grognet. Jean ouvrit la porte et revint en claudiquant, une pochette plastifiée entre les mains. Une bande dessinée y était soigneusement protégée. Il la posa délicatement sur le comptoir, tout en lançant un large sourire à David. La réaction de celui-ci fut immédiate. Les yeux exorbités et la mâchoire tombante, on aurait pu croire qu’il venait d’hériter d’un million d’euros.
— Ça alors ! Mais c’est… le numéro spécial des aventures de Lézard-Man ! Comment l’avez-vous eu ? C’est un collector ! Il est numéroté ! Il y en a que vingt dans la France entière ! Mais comment… ? Impossible !
— J’ai réussi à convaincre mon fournisseur, assura Jean qui semblait décontenancé devant la frénésie incontrôlable de David. La négociation a été difficile, mais comme je savais que c’était ta BD préférée, j’ai tout fait pour me la procurer. J’ai eu beaucoup de chance. Elle vaudra une petite fortune, plus tard. Si jamais tu la vends…
— La vendre ? coupa David qui paraissait avoir avalé de travers une boulette de riz. Jamais de la vie.
Yannick détacha son intérêt de la vitrine et rejoignit les deux autres.
— Ah ! C’était juste un livre débile, dit-il avec mépris, exaspéré par la réaction hystérique de David.
— C’est toi, le débile, répliqua ce dernier en le fusillant du regard, comme s’il avait touché à quelque chose de bien plus précieux que sa propre vie.
— Ouais. Heureusement que moi, j’avais mon titre de transport, contrairement au débile.
— Et c’est pour ça que tu m’as suivi, au lieu de prendre le bus et de m’attendre ici, débile ?
— J’ai eu pitié de toi, je te signale, abruti.
— Arrêtez, les enfants, trancha M. Grognet, lassé du conflit.
Si on y avait regardé de plus près, on aurait découvert que sa fine moustache s’était hérissée. David songea à porter à Yannick la gifle qu’il méritait, mais au lieu de ça, il se contenta de le détailler comme un chiffon sale, sans utilité et sans intérêt particulier.
Le chauffeur de bus ne s’était même pas rendu compte qu’il était monté sans sa carte, et il avait commencé à s’éloigner de l’école. Mais pas de chance, une vieille dame, dont le visage était aussi fripé que celui d’une momie de l’Égypte ancienne, était allée rapporter au conducteur que le garçon n’avait ni payé ni présenté son titre de transport. Derrière ses larges lunettes à monture noire, David s’était juré de se venger la prochaine fois qu’il la croiserait. La ville n’était pas immense, il était donc fort probable qu’il la rencontre à nouveau un jour. La prochaine fois que je la verrai, je jure que je jetterai un œuf sur sa vieille tronche pourrie et périmée.
Jean Grognet continua de les regarder se disputer, impuissant, comme s’il observait deux chiens se battant pour un morceau d’os. Il eut soudain une idée. Pourquoi ne pas lancer ce sujet épineux ? Ça les déstabilisera certainement :
— Alors, toujours pas de copine ? demanda-t-il avec un rictus, à David, tout particulièrement.
Les deux garçons furent subitement pris de mutisme. Yannick haussa les épaules pour seule réponse. Quant à David, son regard se perdit dans un monde que lui seul connaissait. Un univers où il flottait dans l’obscurité, tel un vaisseau lumineux perdu dans l’immensité de l’espace.
— Qu’y a-t-il ? Tu penses encore à elle, binoclard ? interrogea Yannick, provocateur.
— Ne sois pas si dur avec lui, défendit Jean en prenant un air sérieux. S’il est amoureux d’une fille, c’est bien.
— Elle est trop bien pour lui, grogna Yannick en s’éloignant du comptoir pour aller retrouver la vitrine à ordinateurs.
Jean regarda David :
— Il est de bonne humeur, aujourd’hui, constata-t-il avec ironie. Enfin, est-ce que ça lui arrive un jour de l’être ?
— Ouais, c’est de ma faute. Mais ça va lui passer.
Jean se pencha vers lui comme s’il voulait que Yannick n’entende aucun mot de la conversation. D’aussi près, son visage maculé de boutons paraissait plus gros que la normale.
— Comment s’appelle-t-elle ?
La question le mit mal à l’aise. David redressa ses lunettes, puis vérifia par-dessus son épaule que Yannick n’écoutait pas. David avait le regard triste et désespéré.
— Marie. Marie Taude, dit-il d’un ton indifférent, comme s’il savait que l’avouer ne changerait rien du tout.
— Ah, oui, je vois. La fille du médecin. Effectivement, elle est très jolie. Mais dis-moi, est-ce qu’elle ressent la même chose ou…
— Pas du tout, soupira-t-il d’un ton sans appel. C’est à peine si elle sait que j’existe. Pourtant, on est dans la même classe. Chaque jour, je ne peux m’empêcher de la regarder. La plupart du temps, je n’arrive pas à me concentrer pendant les cours. Toute mon attention est tournée en permanence vers elle. Quand elle fait bouger ses cheveux, je ressens comme un frisson très bizarre me parcourir tout le dos, comme si mon corps entrait directement en contact avec sa chevelure. Mon cœur se met à battre très fort et s’emballe même, parfois. J’ai très souvent des picotements dans les doigts. On est assez éloignés, mais je parviens malgré tout à sentir son parfum. Ce parfum de coco… Mais rien à faire. Elle ne me remarque pas. J’ai l’impression de la connaître depuis toujours alors que je ne lui ai jamais vraiment parlé…
Il se tourna vers Yannick et ajouta :
— Il a raison, elle est trop bien pour moi. Je m’fais des idées. Ça n’arrivera jamais…
— Ne te décourage pas, fiston, l’épaula Jean avec un geste chaleureux. Il ne faut pas désespérer. Un jour, elle te remarquera, tu verras. Ce n’est qu’une question de temps.
David souffla dans le vide, sans aucun espoir. Néanmoins, il savait qu’il pouvait faire confiance à M. Grognet. Yannick et lui se connaissaient depuis toujours et Jean était devenu leur seul ami « adulte ». Il savait trouver les mots justes, et il avait de l’expérience, malgré son jeune âge. David et Yannick pouvaient se confier à lui sans problème, ils savaient qu’il ne raconterait rien à personne. Surtout pas à leurs parents. Enfin, tout dépendrait bien évidemment de la gravité du sujet. Mais fort heureusement, ils n’avaient à raconter que des histoires de jeunesse sans réelle importance.
— En tout cas, merci pour la BD. Je vais m’y mettre dès ce soir.
— Et tu as toutes les vacances pour la terminer. Même si je sais que tu l’auras sûrement finie ce soir, dit-il avec un rire forcé.
David fit un signe d’approbation en se mordillant les lèvres. Jean ne le connaissait que trop bien.
Vu que l’autre me fait la gueule, je ne risque pas de jouer à son jeu vidéo. Je vais donc en profiter pour lire.
Quand ses parents lui achetaient une bande dessinée, elle ne faisait jamais long feu. Il en possédait une collection démesurée dans sa chambre. David avait une haute étagère sur laquelle les bouquins prenaient tellement de place qu’il avait dû trouver un autre moyen de ranger ses nouveaux livres – dans une boîte à chaussures sous son lit. David était fou de superhéros et d’heroic fantasy, et Lézard-Man était l’un de ses préférés. Mais il avait un penchant tout particulier pour les histoires d’horreur. Il collectionnait tous les numéros de Ghost Reaper, ce héros dépourvu d’âme qui avait pour mission de réduire à néant les démons ayant réussi à s’échapper des enfers, dans l’unique but de trouver un corps et de répandre ainsi le mal sur terre. Ghost Reaper était un personnage très sombre, balafré, bras droit depuis la nuit des temps du Seigneur des enfers. Envoyé sur terre par Satan lui-même – ce dernier étant incapable de quitter son trône –, si quelqu’un devait régner sur les hommes, ce serait lui et personne d’autre. Sauf que durant sa quête, Ghost Reaper apprendrait qu’avant d’être au service du diable, il avait vécu sur terre des siècles auparavant, comme être humain. Cette triste nouvelle le mènerait à tenter de récupérer son âme ainsi que ses souvenirs d’homme. Et pour ce faire, il devrait collecter une centaine d’âmes non plus humaines, mais des « darmes », l’équivalent de l’âme chez les démons. Cette énergie malfaisante dont la naissance remontait à la création du diable accroîtrait la puissance de Ghost Reaper, qui pourrait alors affronter le diable en personne lors de son retour en enfer, afin d’assouvir sa vengeance.
David rejoignit Yannick qui n’avait toujours pas lâché des yeux la vitrine d’ordinateurs.
— Tu peux m’expliquer à quoi ça sert d’avoir un bon PC si la connexion est pourrie ?
Yannick n’eut aucune réaction, bien trop concentré à disséquer le langage informatique sur les vignettes descriptives collées aux appareils.
— C’est juste, mais c’est pas bon pour mes affaires, ça, dit Jean en quittant le comptoir.
— C’est toujours bien pour jouer, avoua Yannick avec conviction. Vous avez eu beaucoup de clients, aujourd’hui ?
Jean se gratta l’arrière du crâne. La question semblait l’irriter.
— Non. C’était un jour particulièrement calme, dit-il avec dépit, en allant regarder dehors. Mais vu que la ville se développe, peut-être qu’un jour, le magasin marchera mieux.
Son regard se perdit à travers la vitrine. À l’extérieur, le ciel commençait à virer au bleu nuit. Il observa une jeune fille plus loin dans la rue qui marchait tranquillement à côté de son vélo. Il ne fit pas vraiment attention à elle et retourna vers sa caisse comme s’il n’avait rien vu.
— Bon, les enfants, je vais fermer le magasin. Vous devriez y aller.
Yannick décolla enfin son visage de la vitrine et alla rejoindre David qui venait d’attraper son imposant sac à dos. Il le souleva et le hissa sur ses épaules dans un effort déconcertant.
— Ça marche, on repassera demain. Il me faut absolument cette nouvelle carte graphique. Le problème, c’est qu’il me reste à convaincre mon père…
Yannick n’était pas très sûr que son père puisse la lui acheter. Néanmoins, ça ne coûtait rien d’essayer. Du moins, pas pour lui, en tout cas.
— Passez une bonne soirée, les gosses. Avant de sortir, retournez l’écriteau « Ouvert ».
Ils sortirent du magasin et David ajouta avec un enthousiasme sincère par-dessus son épaule :
— Encore merci pour la BD !

À l’extérieur, il regarda intensément le ciel qui s’obscurcissait peu à peu au-dessus de lui, le soleil laissant place à une lueur orangée qui s’étendait sur tout l’horizon. Au-dessus de leurs têtes, la lune commençait à scintiller tel l’œil de Dieu scrutant les terres dont l’histoire dissimulait les secrets enfouis dans le cœur des ancêtres. Yannick, dont le regard sérieux s’était perdu dans ses propres pensées, semblait réfléchir à ce qu’il allait inventer comme excuse afin de convaincre son père de débourser un peu d’argent pour son fils unique. Les deux amis n’avaient ni frère ni sœur, du moins pour le moment. Leurs mères étaient toutes les deux enceintes, l’une de douze semaines, l’autre de seize. David se voyait déjà avoir un petit frère à qui il transmettrait sa passion. Il aimait singulièrement charrier ses parents à ce sujet, contrairement à Yannick qui, pour le moment, était parfaitement satisfait d’être le seul gosse de la maisonnée.
Du fond de la rue, David remarqua une silhouette qui venait dans leur direction. Il la regarda avec attention, mais ne la reconnut pas tout de suite, elle était bien trop loin pour ses petits yeux bigleux. Mais il parvint tant bien que mal à distinguer quelques traits physiques essentiels afin de se faire une idée. C’était apparemment une jeune fille blonde, qui avançait lentement vers eux tout en traînant son vélo à ses côtés. Soudain, David se mit à écarquiller les yeux quand il comprit ce qu’ils lui montraient. Le teint pâle et le cœur en fièvre, la jeune fille semblait s’être perdue dans les ténèbres. David secoua la manche de son ami et la pointa du doigt sans détacher son regard d’elle.
— Hé, regarde ! C’est pas… ?
Yannick hésita et fit l’effort de se concentrer davantage. Ses sourcils se froncèrent, ses yeux se rétrécirent. Puis il affirma à mi-voix :
— Oui, on dirait… Marie. Mais qu’est-ce qu’elle fait là ?
— Je ne sais pas, répondit vaguement David qui paraissait tout aussi ébranlé que lui devant l’expression horrifiée de Marie.
Quelque chose n’allait pas. On aurait dit qu’elle avait vu un fantôme. Ou pire encore, un monstre. Le visage livide, Marie continua sa route d’une démarche lasse, sans remarquer la présence des deux garçons qui s’étaient figés sur place à l’observer. Elle passa près d’eux, sur le trottoir d’en face, puis s’éloigna aussi lentement qu’elle était arrivée. Ils la regardaient, ébranlés, ne sachant quoi dire, sans quitter des yeux son regard terrifié, jusqu’à ce qu’ils ne voient plus que son dos. Elle avait la même expression d’horreur que les victimes, dans les films d’épouvante, confrontées de très près à une mort certaine. Ce sentiment épouvantable qui vous prend aux tripes et vous consume la raison, vous rend incapable de vous en sortir et engloutit dans votre tête tout espoir de survie. Quand vous en êtes là, les deux jambes plantées dans le sol, paralysé par une peur irrationnelle (ou rationnelle) dans un couloir sombre sans en voir le bout, et que votre instinct vous indique une présence malfaisante dissimulée dans le noir. Peut-être est-elle derrière vous, à attendre que vous vous retourniez et que vous la regardiez droit dans les yeux ? Vous êtes incapable de la distinguer. Plongé dans l’incertitude et piégé dans une émotion infantile surgie de vos pires souvenirs de gosse, entre réalité et folie.
Quand on est confronté à une chose qui nous dépasse, et que la logique ne peut l’expliquer, devient-on fou ? La terreur que l’on croit connaître lorsque l’on est jeune n’est en réalité qu’une simple théorie éloignée de la vraie peur. Elle est incrustée dans nos pires fantasmes, ancrée dans notre chair à l’image d’un tatouage indélébile. Cela nous paraît stupide. Sentir une présence et tout à la fois rester persuadé d’être seul. Au bout du compte, rien ne se passe. Sur le moment, nous éprouvons seulement une peur bleue de l’inconnu, surtout quand nous sommes incapables de voir cette chose. Mais qu’arriverait-il si nous y étions confrontés ? Qu’arriverait-il si une chose abominable nous tendait ses bras ?
Marie le savait. Elle l’avait senti, presque touché. Cette chose dans le noir que nous redoutons tous, mais dont nous restons incertains de l’existence. Quelles étaient les chances qu’une personne la rencontre ? Marie en avait fait l’amère expérience. Qui croirait son histoire, si elle-même n’y croyait pas vraiment ? Pourtant, c’était bien arrivé. Dans son esprit défilaient continuellement les images de la dépouille de Sam accueillie par la mort. Tout ce sang… Et l’odeur indescriptible d’une chair fraîchement démembrée, qu’elle n’oublierait jamais. Que dirait-elle à ses parents ? À la police ? Aux parents de Sam ? Au monde ? Elle passerait pour une folle. Il n’y avait qu’un seul endroit sur terre où l’on pourrait lui venir en aide. Où l’on pourrait ressentir cette peur incrustée au fond de son cœur et peut-être lui apporter la libération.


                                                                                            3.


Plongée dans la tourmente, Marie continua de marcher droit devant elle sans vraiment se rendre compte de son environnement. Le dernier fragment lumineux s’en alla dans l’ombre que le ciel consuma sans effort. Dans la rue, les lampadaires s’illuminèrent un à un.
Marie se dirigeait inconsciemment vers l’église, tel un spectre dépourvu de toute lucidité. Les cloches chantaient du haut de l’édifice, ce qui signifiait qu’il était tard et que la nuit s’était enfin installée au-dessus de Losset. Marie était loin de penser à l’inquiétude grandissante de Mme Bire, le visage collé à sa fenêtre dans l’attente désespérée de leur retour. Marie avait tellement l’esprit confus en ce moment précis que plus rien n’existait vraiment pour elle. D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, elle n’avait jamais aimé l’église. Pourtant, toutes les semaines depuis son arrivée à Losset, elle avait été forcée de s’y rendre. La famille du côté de son père, apparemment très croyante, avait instauré un nouveau rituel, et c’est ainsi qu’ils allaient à la messe tous les dimanches matin. Une nouvelle attitude née de leur dispute, peu avant d’emménager dans la ville. Ils avaient pensé que, en suivant la ligne divine, ils obtiendraient une sérénité d’esprit qui les rendrait plus heureux. Quelle idiotie ! Comment peut-on croire qu’en joignant ses mains et en prononçant une prière dans le vide, tous nos péchés seraient lavés ?
Pourtant, Marie atteignit le pied de la vieille église. Quelque chose d’indescriptible l’avait poussée à se réfugier auprès de Dieu. Elle laissa tomber son vélo et grimpa les quelques marches du vieux perron. Le visage blafard, elle hésita un instant avant d’entrer. Comment suis-je arrivée ici ? Je… Je ne me souviens pas d’avoir marché jusque-là…
Elle reprit soudainement ses esprits et resta plantée devant l’immense porte de bois, avant de se décider enfin à entrer. Elle poussa la porte et la referma derrière elle. Il fait froid. Et sombre.
Dans le narthex, elle croisa le regard quinaud d’une vieille dame. Celle-ci portait un voile attaché à son chapeau et qui lui cachait la moitié du visage. Elle toucha du bout des doigts l’eau du bénitier et regarda Marie avec de petits yeux intéressés. Elle dévoila l’autre partie de son visage, révélant ainsi un œil vitreux et aussi blanc qu’une perle. Elle se mit à bafouiller une prière concernant des enfants, priant Dieu de les protéger du mal qui sévissait dans ce bas monde. Mais Marie éprouvait une étrange sensation. Comme si les prières de la vieille femme la concernaient elle, plutôt que d’autres.
— Protégez-les. Pitié, Seigneur, protégez mes petits-enfants. Je vous en conjure. Le mal… Le mal est de retour. Que Dieu vous protège tous. Enfants de sang… enfants du démon. Qu’elle soit épargnée. Cette pauvre fille…
Cette vieille femme est-elle folle ? Pourquoi me dit-elle tout cela ?
D’aspect aussi lugubre que le ton de sa voix, elle disparut en refermant la porte, sous les yeux embués de Marie.
La jeune fille passa derrière un rideau rouge et se retrouva dans une salle oblongue, entièrement vide, appelée nef. La nef est la principale salle qui va du portail à la croisée du transept, où les gens s’asseyent pour y chuchoter tranquillement leurs prières. Marie était seule. Le regard curieux des anges de pierre se tournait uniquement vers elle. Du fond de l’église, un immense autel était recouvert de fleurs. Il y en avait des roses, des blanches, et d’autres qui donnaient l’impression d’être en deuil. Marie s’en rapprocha lentement. Au niveau du transept, un vieil homme vêtu d’une chasuble blanche et rouge sur laquelle étaient brodés quelques motifs dorés remarqua la jeune fille. Le père Gregor avait une présence spirituelle reposante. Toujours d’un tempérament serein, son visage creux faisait ressortir ses yeux fatigués par le temps qui passe et qui s’efface, à mesure que son cheminement spirituel le rapprochait de Dieu. Sa calvitie brillait d’une couleur pâle sous les vitraux de l’église, à travers lesquels la lune faisait transparaître sa lumière éternelle d’une façon théâtrale.
Après ce qu’elle venait de vivre, l’église lui avait paru le seul endroit possible où se sentir en sécurité. Elle avait hésité à se rendre au poste de police, mais avait renoncé, convaincue qu’elle ne saurait pas expliquer ce qui venait de se passer dans la forêt. Pour vaincre le mal, il fallait d’abord s’adresser à Dieu. C’était le seul endroit sur terre où cette chose ne pourrait pas la trouver. Peut-être est-ce comme dans les films ? Les démons ne s’approchent jamais d’une église…
Le père Gregor vint vers elle, en la dévisageant respectueusement. On voyait sur son visage qu’il avait tout de suite compris que quelque chose de grave s’était produit.
— Que t’est-il arrivé, mon enfant ? demanda-t-il avec commisération, en lui redressant le visage délicatement de sa main afin d’y plonger ses petits yeux. On dirait que ça ne va pas.
Marie tremblait de partout. Toujours sous le choc, la gorge nouée comme si elle avait une corde autour du cou, incapable d’émettre le moindre son, elle poussa un léger gémissement puis essaya de reprendre le contrôle.
— Allez, parle… Parle.
— J’y… j’y arrive pas.
— Tu n’as pas à avoir peur, reprit le vieil homme en s’asseyant à la première rangée. Viens t’asseoir, tu te sentiras mieux.
Marie alla se poser auprès du prêtre dans une apathie profonde.
— Mon… mon père, balbutia-t-elle. Je ne suis pas croyante…
Le père Gregor la regarda tout d’abord avec étonnement, puis eut un rictus apaisant et chaleureux.
— Tu dis ne pas croire en Dieu, mon enfant ? Cela étant, ton cœur t’a guidée dans les bras du Seigneur. Regarde autour de toi.
Les yeux de Marie ne se détachaient pas des siens. Elle ressentait un étrange réconfort paternel. Dans une église, la haine n’existe pas. Il n’y a que l’amour. La charité et le cœur d’un homme prêt à tout entendre et pardonner. La voix du prêtre sonnait de manière si inoffensive et pacifique que Marie se sentit immédiatement en confiance.
— Si cela peut t’aider, on peut aller dans le confessionnal.
— Non, c’est inutile. Je…
Marie se donnait beaucoup de mal pour trouver ses mots. Et le courage de raconter ce qui venait de se produire. Peut-on parler de sorcières dans une église ? De démons ? Elle ne savait pas exactement comment le père Gregor réagirait ou même s’il comprendrait ce qu’il entendrait. Comment expliquer à un homme de foi que les monstres existent réellement ? Que prétendre qu’ils résident seulement en enfer est un leurre. Nous rattachons le terme de « monstre » à plusieurs cas. Un tueur en série, un violeur, des terroristes. Mais cette fois, c’était différent. Quelque chose d’inconnu, de mystérieux, qui vivait dans l’ombre, venait de frapper, et pas n’importe qui. Pourquoi cette chose avait-elle sauvagement assassiné Samantha dans des circonstances qui dépassaient l’entendement ? Pourquoi Marie s’en était-elle sortie indemne ? Pourquoi n’avait-elle pas été attaquée, alors qu’elle se trouvait dans la même pièce que Sam ? Des questions sans réponses. Une chose était sûre, et elle en était certaine, Marie n’avait rien inventé. Tout était vrai dans son esprit. Ou alors, dans le cas contraire, elle était folle.
— J’ai… rencontré… la mort.
Dans un plissement de lèvres, le père fit pointer ses pommettes et son expression habituellement bienveillante tourna en son contraire, devenant aussi grave que la nuit. Il adopta une voix calme :
— Rencontrer la mort, dis-tu ? Si cela est vrai, c’est une expérience épouvantable. Néanmoins, s’en relever et en sortir debout comme toi démontre que ta volonté de vivre est inviolable. Peu importe ce qui s’est passé. Tu as survécu à cette expérience terrifiante. Maintenant, il est de ton devoir de révéler ces informations au grand jour.
— Aller voir la police ? s’écria Marie, à l’évidence peu convaincue.
Le père Gregor se pencha vers elle et posa une main sur chaque épaule de la pauvre jeune fille. Il la regarda le plus sérieusement du monde :
— Va. Tu es ici chez toi, Marie. Mais tu dois aller voir la police, maintenant. Si tu as vu ou assisté à quelque chose de grave, tu dois en parler à la police.
— Vous savez qui je suis ? s’étonna-t-elle en essuyant, d’un revers de manche, son visage larmoyant.
— Bien entendu, assura-t-il en redressant son vieux dos. La fille du médecin. Ton père est un homme humble, à ce qu’on dit.
Mon père, humble ? Ça m’étonnerait…
— Et ta mère, reprit l’homme, prie pour toi à chaque fin de messe. Elle prie pour ton avenir. Pour que tu vives heureuse et en parfaite santé. Une femme admirable. C’est toujours elle qui sort la dernière, d’ailleurs.
Le prêtre traversa la nef en direction du rideau rouge.
— Allez, mon enfant. Je te raccompagne. Reviens me voir quand tu le souhaites. Dieu sera toujours là pour t’écouter. Mais j’insiste pour que tu ailles voir la police. Ils sauront quoi faire.
— Mais je ne vous ai même pas raconté ce qui s’est passé !
— Inutile. Je comprends parfaitement que quelque chose de grave vient de se produire simplement en te regardant. Mais je ne suis pas l’homme de la situation. Tu reviendras me voir pour apaiser ta souffrance. Nous nous confierons à Dieu ensemble.
Marie ne sut quoi répondre. Elle sentait au fond d’elle-même qu’elle pouvait lui faire confiance. Se confier totalement à lui. Mais elle n’était pas croyante. Pourtant, elle tenait en ce moment même une longue et intime conversation avec le vieil homme, ce qui aurait été inenvisageable quelques heures plus tôt. Que s’était-il passé en elle ? Possédait-elle une foi chrétienne enfouie sous son caractère terre à terre ? Pourquoi, lorsque l’on se retrouvait dans une situation que l’on ne maîtrisait plus, se tournait-on vers quelque chose de simple et de facile ? Toute superstition s’était volatilisée. Maintenant, Marie croyait aux fantômes, aux démons et aux monstres. Mais personne ne la croirait, elle. Son monde s’était inversé. Elle qui se sentait comme une fille tout à fait normale ne l’était plus, désormais. Elle avait été témoin d’un drame, d’une scène terrible que personne ne pourrait comprendre ni imaginer. Elle venait de perdre sa meilleure amie dans des circonstances totalement mystérieuses. Comment expliquer à un adulte qu’une chose était sortie d’une vieille masure et avait déchiqueté son amie à l’extérieur, tandis qu’elle-même n’avait absolument rien eu, alors que la chose savait qu’elle se trouvait là ?
C’est en portant cette blessure psychologique que Marie sortit de l’église. Le cœur meurtri, elle contempla la lune, sous une légère brise glacée. La chaleur avait fini elle aussi par disparaître, laissant les ombres de la nuit se délecter de sa souffrance. Au loin, au poste de police, une seule fenêtre éclairée donnait signe de vie.
Mes jambes n’arrêtent pas de trembler. Je n’ai jamais eu aussi froid et aussi peur de ma vie. Est-ce que je dois vraiment prévenir la police ?
Et pourtant, il le fallait bien. Car d’ici quelques heures, la ville serait plongée dans l’horreur et l’incertitude les plus totales.


                                                                                             4.


Tous les soirs vers vingt heures à la tombée de la nuit, la vieille église avait coutume de sonner les cloches avant de s’endormir une nouvelle fois sous les étoiles. Mais ce soir-là, elles ne sonnèrent pas pour marquer la fin d’une journée de plus, pour faire vibrer le cœur et l’âme des croyants allongés paisiblement dans leur lit ou sur leur canapé, en famille. Elles frappèrent la tristesse et les pleurs d’une jeune fille traumatisée, la tête ensevelie dans les ténèbres. Au rythme du glas, le jour s’éteignit dans la mort, arpentant les rues de la ville dans un profond cauchemar.
Le poste de police se trouvait seulement à deux pâtés de maisons et était visible de l’église. Dimitri venait de finir d’agrafer tous les avis de recherche du chat disparu de Mme Vandas dans le centre-ville. D’ailleurs, c’est en enfonçant la dernière qu’il s’en était planté une par inadvertance dans le pouce, faute de luminosité suffisante. Aïe ! Ces fichus lampadaires n’éclairent rien du tout !
Dimitri venait tout juste de rentrer au poste. Et comme à son habitude, il était seul. Ses collègues devaient probablement tourner dans les quartiers de la ville pour interroger les citoyens sur la disparition du foutu chat. Une bonne excuse pour ne pas traîner au poste.
— Pas besoin d’être trois pour faire ça, dit-il dans un grognement de solitude. Sont jamais là, eux. Toujours moi qui m’tape la paperasse, et qui attends sagement derrière ce satané comptoir. Et puis, on n’y voit rien, à cette heure-ci ! Comment espèrent-ils retrouver un chat ? Encore en train de discuter gonzesses, j’imagine.
Dimitri avait l’habitude de se retrouver seul au poste. Ses collègues passaient leur temps à errer dans la ville, pendant que lui restait au bureau à attendre que le téléphone se mette à sonner. Ce qui n’arrivait jamais. La ville était tellement calme et sans souci particulier qu’il se demandait le plus souvent s’il allait finir sa vie dans la police à ne rien faire d’autre que de sauver des animaux.
Dimitri aspira le sang qui lui coulait du pouce. Il entra dans la réserve et sortit d’un casier une grosse boîte à pharmacie rouge. Cette saloperie d’agrafe était logée en grande partie dans sa chair. Il la saisit délicatement du bout des doigts, l’extrayant lentement à l’aide d’une pince pour ne pas arracher la peau dans laquelle elle était logée, puis l’extirpa enfin entièrement.
— Putain ! Ça fait mal, c’te saloperie ! s’écria-t-il.
La blessure lui rappela une ancienne éraflure, qu’il s’était faite quand il avait huit ans. Un souvenir à la fois joyeux et triste. C’était au début d’une nouvelle année d’école, en CE2, à la rentrée des classes. Une sublime fille du nom de Christelle était là, toute nouvelle. Dimitri tomba immédiatement sous son charme et fut prêt à tout pour qu’elle le remarque. Il fit maintes fois le pitre afin qu’elle s’en rende compte, mais ça n’avait jamais abouti à quoi que ce soit. Il passait pour un idiot, la plupart du temps. Mais un jour, Dimitri avait réussi à l’interpeller. Christelle lui proposa un défi très débile. Il était jeune et amoureux, donc, forcément prêt à relever n’importe quel défi, surtout si l’idée venait d’elle. Il aurait tout accepté pour la faire rire. L’épreuve consistait à se tailler le petit doigt dans un taille-crayon. Sans réfléchir, Dimitri enfonça son auriculaire dans le trou et le coinça contre la lame. Durant un instant, il se demanda s’il savait ce qu’il faisait. Mais devant l’excitation de la jeune fille, il ne réfléchit plus et commença à se râper la peau. Cela aurait dû lui faire très mal, mais devant le regard admiratif de Christelle, Dimitri ne ressentit aucune douleur. Pourtant, un amas de sang avait déjà bel et bien envahi toute la capacité du réservoir.
Ce qu’on peut être con, quand on est jeune…
De la réserve, il entendit brusquement une porte se refermer. Il se redressa sur ses deux jambes et tendit l’oreille, comme le ferait un chien de chasse entendant subitement un chevreuil bouger derrière un buisson.
— Qui est là ? demanda-t-il sans qu’aucune voix lui réponde.
Dans un profond et long silence, il entendit les cliquetis de l’horloge accrochée au mur de l’entrée du poste clapoter jusqu’à lui. Il en oublia sa blessure et son pansement durant un instant.
— Qui est là ? répéta-t-il en regardant vers le petit couloir.
Mais toujours un long silence. C’est une blague ou quoi ? pensa-t-il, avant d’aller jeter un œil. Si c’est eux, c’est vraiment pas drôle.
Tout en retenant sa respiration et en s’imaginant les pires crasses que ses collègues pourraient encore lui faire vivre, Dimitri marcha silencieusement sur la pointe des pieds en direction du comptoir. Il sentait le coup fourré préparé par les autres policiers, qui s’étaient probablement mis en tête de lui faire une blague pourrie, une fois de plus. C’est sûrement pour cette raison qu’ils ne sont pas encore revenus. J’en ai sérieusement marre, de leurs conneries.
Seul le chef n’était pas en service. Il dînait au restaurant avec une femme qu’il avait prétendument rencontrée dans un bar. Tant mieux pour moi, se félicita Dimitri. Car il ne subirait plus de condescendance pour aujourd’hui. Son chef était le pire des trois. Un vrai casse-pieds.
Il ne savait pas pourquoi, probablement le réflexe du policier, mais sa main droite restait posée sur son arme. Si ces enflures préparaient un sale coup, ils se raviseraient sur-le-champ avec une arme pointée sur eux. Quand il arriva à l’angle du couloir, Dimitri fut soulagé et relâcha toute pression interne. Il vit une jeune fille, debout, qui attendait tranquillement devant le comptoir, le regard absent.
— Eh, quand on demande s’il y a quelqu’un, la meilleure des choses serait de répondre ! dit-il sur un ton apaisé.
Marie resta sans aucune réaction. C’est à peine si elle avait remarqué sa présence. Elle était de nouveau plongée dans l’horreur, et ne contrôlait plus ses pensées. Les images défilaient en boucle, à l’infini, comme un film qu’on serait dans l’obligation de visionner. Dimitri adopta un visage préoccupé :
— Ça va ? demanda-t-il en remarquant l’apparente absence de la jeune fille. Tu m’entends ?
Qu’est-ce qu’elle a, cette fille ? Je n’ai jamais vu un regard aussi… effrayé. Dimitri contourna le comptoir, jeta rapidement un œil vers l’extérieur puis referma la porte. De toute façon, il faisait tellement noir dehors qu’il n’y verrait rien. Il se pencha légèrement à sa hauteur et la prit par le poignet.
— Viens t’asseoir par là. On va… discuter (il appuya sur le dernier mot). On appellera tes parents juste après. Tu n’as pas à avoir peur. Tu es seule ?
Marie suivit ses instructions sans aucune conscience, dépourvue de volonté. Comme une marionnette qu’on déplacerait à sa guise. Elle tremble de partout. Et… c’est quoi ce sang, sur ses vêtements ?
Le visage pétrifié, Marie s’assit, toujours perdue dans les terribles souvenirs qui polluaient sa tête remplie de brume. Elle n’imaginait même pas, à ce moment, ce que pouvaient ressentir les parents de Samantha. Mme Bire avait certainement déjà appelé ses parents afin de savoir où elles étaient passées et si elles étaient finalement rentrées chez Marie. Mais si c’était le cas, le policier debout en face d’elle aurait déjà dit quelque chose. Il ne semblait pourtant pas avoir connaissance de quoi que ce soit, à en croire son comportement inquisiteur.
Dimitri tira une chaise à roulettes et se posa à quelques centimètres de Marie sans pour autant relâcher son bras. Il avait l’impression que s’il cessait de la retenir, elle s’effondrerait lourdement sur le carrelage.
— Je suppose que tes parents ignorent que tu es ici ? dit-il d’un ton calme.
Marie se contenta de hocher la tête lentement en guise d’approbation, sans détacher ses pensées de la tourmente qui sévissait dans son esprit. Dimitri s’éclaircit la gorge avant de poser une question dont il n’avait pas l’habitude :
— Tu n’as rien pris ? Pas de drogues particulières ?
Marie ne bougea pas un muscle. La question n’avait aucun effet sur elle.
Cette fille n’a pas les idées claires. On dirait qu’elle n’a pas toute sa tête.
— Tu habites ici ? Dis-moi au moins ton nom, que je puisse prévenir tes parents. On t’a fait une mauvaise blague ? Ça expliquerait tout ce faux sang sur tes vêtements. C’est les vacances et tes camarades se sont joués de toi ?
Elle ne m’entend pas… J’ai comme l’impression qu’il s’agit d’autre chose. Dimitri avait un mauvais pressentiment. Alors qu’il ignorait totalement l’objet de sa présence, il ne pouvait s’empêcher de ressentir instinctivement un frisson d’effroi devant l’expression livide de Marie. Elle semblait terrifiée. Pas le genre de frayeur dont on se remet, après une mauvaise blague. Pas non plus la peur de quelque chose qui surgirait derrière soi alors qu’il n’y a aucune raison de s’affoler. Non, rien de tout cela. Rien de stupide. Les émotions de Marie semblaient plus profondes, plus intimes. Ses lèvres tremblaient comme lorsqu’on est trop longtemps plongé dans de l’eau glacée. Et elle ne cessait de se frotter les mains, comme si elle avait les doigts gelés. Dimitri était sûr d’une chose, il ne s’agissait pas d’une plaisanterie de gosses pour fêter les vacances. Les jeunes, de nos jours, étaient capables de tout et même du pire. Mais ça semblait… différent.
Il attrapa un calepin puis regarda l’horloge murale et gribouilla quelque chose. Il est… vingt heures trente. De son pouce indemne, délicatement, il essuya une larme qui avait coulé subitement le long de sa joue. Marie leva les yeux sur lui. Dimitri contempla le bleu de ses iris et comprit qu’il venait enfin de gagner son attention.
— Alors, dit-il, le regard empli de compassion. Raconte-moi.


                                                                                          5.


Amanda restait à la fenêtre de sa cuisine qui donnait directement sur une impasse attenante à la rue principale. Immobile et préoccupée, elle s’était mise, sans s’en rendre compte, à se ronger les ongles, en espérant les voir débarquer au coin de la rue. Elle s’imaginait les pires scénarios possible et songeait à appeler les parents de Marie afin d’en avoir le cœur net. Elles ne sont pas encore rentrées. J’espère qu’elles ne se sont pas perdues. Il fait si noir, dehors. Et si elles avaient été agressées ? Mon Dieu…
Mme Bire avait pour habitude de se montrer très protectrice. Sa fille était la chose la plus importante qu’elle avait « faite », dans sa misérable vie, avec la rencontre d’Éric, son mari. Chacun prenait place dans son cœur fragile. D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, Amanda avait toujours été choyée par sa propre mère. Cet amour maternel avait toujours été présent dans sa famille. Cela lui semblait évident de transmettre ces attitudes qui lui paraissaient naturelles. Samantha était son unique enfant, son bébé et la seule source de vie qui lui permettait de sortir la tête de l’eau – ou plutôt des emmerdes financières.
— Chérie ! Je suis rentré ! s’écria une voix dans un claquement de porte.
Amanda resta silencieuse, trop concentrée à scruter la survenue de la moindre silhouette. Elles arrivent toujours par ce chemin. Derrière la maison. Elles empruntent toujours ce raccourci.
Son mari venait tout juste de rentrer du travail. Il laissa tomber son manteau sur une chaise du salon, puis s’empressa d’aller rejoindre sa femme dans la cuisine.
— Ah, tu es là. Bah, alors, c’est étrangement silencieux, ici, dit-il, l’air soupçonneux.
— Elles ne sont pas rentrées. Elles ne sont pas rentrées… dit-elle en serrant ses bras autour de son corps comme si elle venait d’attraper froid.
— Les filles ?
Il la prit contre lui. Et Amanda ressentit une chaleur apaisante s’enrouler autour d’elle.
— Oh, ne t’inquiète pas, chérie, assura-t-il solennellement. Elles ne vont sûrement pas tarder. Et avec Marie, Sam ne risque rien du tout. Une vraie guerrière, cette fille.
D’un ton amusé, il essaya de la rassurer en l’enveloppant plus fort. Mais Amanda éprouvait un mauvais pressentiment. Elle avait l’impression d’avoir avalé de l’eau glacée. Et jamais de sa vie elle n’avait ressenti une chose aussi étrange. Le corps d’Amanda paraissait aussi fébrile que si elle avait été plongée dans un bassin d’eau dans lequel elle n’aurait absolument rien pu voir. Tous les scénarios possibles s’embrouillaient dans sa tête, comme un film accéléré au point de ne plus voir que des bribes d’images inachevées.
— Il commence à faire nuit, ajouta-t-elle en se débattant soudainement de l’étreinte de son mari.
L’anxiété du regard s’était transformée en colère.
— On devrait appeler la police, ordonna-t-elle sur un ton qui ne laissait guère le choix.
— Appeler la police ? Pour si peu ? Ce sont des adolescentes, pas des gamines.
Sa femme le fusilla du regard avec une telle puissance qu’il en recula d’un pas.
— Tu prends à la légère ce que je dis ? Sérieusement ?
Amanda plongea ses yeux dans ceux de son mari qui n’eut d’autre option que d’approuver et de réaliser qu’elle avait peut-être raison. Je ne l’ai jamais vue comme ça. Elle est vraiment inquiète. Je devrais peut-être aller jeter un œil.
Ce n’était clairement pas dans les habitudes de Samantha de traîner dehors à cette heure-ci. De nature très réservée et fragile, elle n’était pas le genre de fille à rester dehors tard le soir. Elle ne sortait d’ailleurs presque jamais, sauf pour aller voir sa copine, mais uniquement en journée. Même en compagnie de Marie, Sam n’oserait jamais s’aventurer nulle part, surtout dans un endroit qu’elle ne connaîtrait pas. La jeune fille avait ses propres codes : école, bibliothèque, maison. Amanda se souvenait encore de la petite fille qui n’osait jamais aller à la cave ou au grenier. Il ne fallait absolument pas aborder le sujet avec elle. Même pour aller chercher un objet utile. C’était un non catégorique. Elle leur disait toujours qu’elle avait peur de se faire attaquer dans le noir. Ses parents lui répondaient qu’il n’y avait assurément pas de quoi s’inquiéter. Aucun monstre ou psychopathe ne se cachait quelque part dans la maison. Malgré ça, il lui était impossible de s’y aventurer. Cette peur irrépressible s’était installée depuis le soir où elle avait aperçu cette femme, au-dessus de son lit. Amanda l’avait souvent entendue cauchemarder quand elle était plus jeune. Elle se plaignait d’une sorcière qui la poursuivait dans les bois et même jusqu’à la maison. Amanda s’était demandé comment elle s’était mis cette idée en tête. Elle avait ouï dire qu’une vieille légende évoquait une sorcière qui aurait vécu ici, mais il y avait si longtemps, quand la petite ville n’était alors qu’un village agricole. Amanda pensait qu’un des élèves lui avait sûrement raconté des sottises en lui annonçant que la sorcière finirait par se manifester chez elle. Et bien sûr, naïve et fragile comme l’était Samantha, elle l’avait cru sur parole. Cependant, les autres ignoraient totalement qu’elle l’avait bien vue de ses propres yeux.
Éric regardait sa femme se tourmenter inlassablement l’esprit. Il savait que pour un simple retard, Amanda se faisait un sang d’encre et bâtissait les pires hypothèses chaque fois. Mais il fallait l’admettre, Samantha n’était jamais rentrée aussi tard. Et l’inquiétude de sa femme commençait à lui peser sur la conscience.
— Bon, se résigna-t-il. Si ça peut te rassurer, je vais aller faire un tour au commissariat. Ça te va ?
Le visage crispé et maussade d’Amanda se détendit soudainement. Le corps tremblant, elle s’immobilisa contre le torse de son mari et fondit en larmes.
— Merci, chéri. J’espère juste qu’elle va bien. Vois avec eux si vous ne pourriez pas partir à leur recherche. On ne sait jamais. J’espère seulement qu’elles ne sont pas perdues…
— Bien sûr, on va faire ça. N’hésite pas à m’appeler si elles reviennent. Je prends le téléphone portable avec moi.
— D’accord, approuva sa femme entre deux sanglots.
Éric reprit son manteau comme s’il ne l’avait jamais quitté, puis sortit de la maison en laissant derrière lui une mère dévastée, ravagée d’angoisse, qui ne se doutait pas qu’elle allait vivre la pire nuit de sa vie.


                                                                                             6.


Dans une chambre d’adolescent, sur un lit entièrement dédié à Batman, deux amis jouaient sur un échiquier sur lequel les pièces habituelles avaient été remplacées par des figurines de bande dessinée. Assis en tailleur, l’un d’eux semblait bouillir d’impatience pendant que l’autre gardait un regard vide, entièrement perdu sur le plateau, incapable de réfléchir à son prochain coup.
— C’est à toi de jouer, j’te signale, grogna Yannick, le visage déformé par une expression de rage.
Yannick regardait son ami comme un abruti fini. Il savait à quoi il pensait. Enfin, à qui il pensait. Lassé d’attendre, il attrapa une pièce représentant Superman et la lui jeta à la figure, afin qu’il reprenne ses esprits et continue de jouer. Superman rebondit violemment sur son front et alla se perdre sous le bureau. Derrière ses larges lunettes, David lui adressa un regard noir. Il serra les dents si fort qu’il les sentit presque s’écraser les unes contre les autres.
— Aïe ! se plaignit-il en se tenant le front. T’es malade ou quoi ?
— Arrête de rêvasser et concentre-toi sur le jeu.
David était, contre toute attente, obligé de dormir chez son copain. Et pour ne rien arranger, il y avait eu un imprévu. Les parents de Yannick avaient préparé le repas uniquement pour les deux garçons et la grand-mère. À la surprise de tous, son père avait offert un petit cadeau à sa femme : aller au restaurant afin de fêter leur anniversaire de mariage. Ils voulaient profiter de cette soirée en toute intimité, heureux d’en avoir enfin l’occasion. De plus, sa mère le pouvait encore. Enceinte de douze semaines, elle attendait un garçon, au grand bonheur de Yannick qui se voyait déjà tout lui apprendre sur l’informatique. Les parents de Yannick et de David s’entendaient parfaitement bien. Ils se connaissaient depuis des années. Il n’était pas rare que le week-end, ils organisent une soirée autour d’une table, chez l’un ou chez l’autre. Il leur arrivait même de partir en vacances ensemble. Ils formaient en quelque sorte une grande famille. Les deux copains s’appréciaient comme des frères. Peut-être pour cette raison se détestaient-ils comme tels, parfois.
— Ne me dis pas que tu penses encore à Marie ? demanda Yannick en allant ramasser la figurine. Je sais qu’elle avait l’air bizarre, mais elle nous a même pas calculés.
David le savait, il était inutile de lui rappeler ce détail. Malgré ses deux gros verres, l’échiquier lui paraissait minuscule. Dans son esprit, il ne voyait que le visage blafard de Marie. Il se posait sans cesse cette question : pourquoi n’avait-elle pas réagi à leur présence ? Pourquoi avait-elle l’air si… bizarre ?
— Oh, tu es triste ? minauda Yannick. Elle était là, comme un zombi. (Il mima un mort-vivant en tendant les bras devant lui.) D’ailleurs, heureusement pour nous qu’elle a pas voulu nous bouffer. J’ai cru voir un peu de sang, sur elle…
David ne réagissait pas aux provocations de son ami. Du moins, il faisait mine de ne rien entendre. Cette indifférence agaçait l’autre un peu plus. David était vraiment inquiet pour Marie, et lui semblait se moquer totalement de la situation.
— Si tu veux lire ta BD surprise, vas-y. Moi, je vais jouer au jeu vidéo.
— Elle avait l’air d’avoir eu la trouille de sa vie, annonça gravement David.
— Ah bon ? s’étonna Yannick en attrapant sa manette, comme s’il venait d’entendre quelque chose de banal. Et elle a eu peur de quoi, à ton avis ? Elle a vu une grosse bite ? dit-il en gloussant.
Cette parole péjorative de plus ne laissa pas David sans réaction. Cette fois-ci, Yannick était allé trop loin. Beaucoup trop loin.
— mais t’as fini de raconter des conneries ? s’emporta-t-il en se levant d’un bond, poussé par une rage féroce et incontrôlable. Elle avait l’air profondément perturbée ! Tu l’as bien vue ! D’habitude, Marie est une fille forte ! Et je ne l’ai jamais vue aussi fragile ! Elle avait l’air terrifiée !
Yannick n’en revenait pas. Il écarquilla les yeux devant la colère démentielle de David.
— Silence, en haut ! hurla une voix de femme venant du rez-de-chaussée. Ne vous disputez pas, sinon vous allez au lit !
— Et ta grand-mère dort, ajouta sèchement une voix rauque qui ne devait être que celle de son père. Alors, ne faites pas de bruit.
— Hein ? balbutia Yannick, comme s’il paraissait encore plus choqué en réalisant que ses parents étaient rentrés. Mais depuis combien de temps ils sont rentrés, eux ? Et pour qui elle se prend, celle-là ? grogna-t-il en faisant allusion à sa mère. On n’est plus des gosses !
— Ah bon ? répliqua sèchement David en allant chercher sa bande dessinée dans son sac. Vu tes réactions débiles, tu es à des années-lumière de la maturité.
David s’installa au pied du lit. Il se mit aussitôt à lire. Quant à Yannick, vexé, il se contenta de ranger bruyamment le plateau et les pièces en marmonnant des injures que lui seul pouvait comprendre. David ne fit plus attention à lui. Il s’était plongé dans sa lecture, du moins, il essayait. Alors que ses yeux feuilletaient les images qu’il admirait tant, son cerveau restait coincé sur l’élue de son cœur. Il tournait les pages sans rien comprendre au déroulement de l’histoire. Je ne l’ai jamais vue comme ça. J’ai mal au cœur. J’ai envie de la voir, de lui parler. De la rassurer. De… faire n’importe quoi pour qu’elle aille mieux.
Il savait que, quand un garçon lui cherchait des poux, Marie ne baissait jamais les yeux. Combien de fois avait-il vu un gars écrasé par cette fille ? Elle n’aurait jamais vécu un mauvais coup. Personne n’aurait osé lui faire un coup bas. Elle était respectée. C’était une fille aussi dure que gentille. Et si belle, si appréciée. Je dois comprendre. Je dois l’aider. Peu importe ce qui s’est passé. Je l’aime. Je l’aime si fort… Elle ne doit pas se sentir seule.
Marie ne méritait aucune punition, seulement un amour inconditionnel, vrai et sincère. David ne voulait pas y croire. Avait-elle eu des ennuis qu’elle n’avait pas pu gérer ? Sans le savoir, il venait de terminer sa bande dessinée. Il la posa par terre.
— C’est impossible que tu l’aies déjà finie, articula exagérément Yannick en rejoignant son ami.
— J’ai rien lu, soupira-t-il. Comme tu le sais, j’ai la tête ailleurs.
— Désolé, mec, j’voulais pas…
— C’est bon, trancha David. On arrête de se prendre la tête.
Yannick opina.
— Ouais. Mais tu sais, si tu tiens tant à savoir ce qui s’est passé, pourquoi tu ne l’as pas rattrapée, tout à l’heure ?
David sentit un pincement dans sa poitrine. La même piqûre qu’il ressentait chaque fois qu’il voyait Marie jeter à la poubelle l’une de ses lettres.
— Tu sais très bien pourquoi, ronchonna-t-il. Elle ne me remarque jamais. Et encore moins tout à l’heure. Je suis juste une espèce de… courant d’air, pour elle. Un truc qui passe sans qu’on s’en aperçoive, rien de plus.
— Un truc ? Moi, je te conseille une chose. Si tu tiens tant à elle, tu devrais essayer, suggéra sérieusement Yannick. Se lamenter éternellement dans son coin comme tu le fais n’y changera rien.
David fit mine de réfléchir.
— Je sais. J’en suis conscient, reconnut-il en contemplant le poster d’un jeu de tir au mur, comme s’il y cherchait un moyen de s’en convaincre. Mais j’y arrive pas. Je sais que je suis pas assez bien pour elle.
Bien que je l’aime quand même.
Yannick poussa un long soupir d’exaspération.
— Tu t’entendrais mieux avec Samantha, conclut-il froidement, apparemment à bout de nerfs. Vous êtes pareils, tous les deux. Aussi trouillard l’un que l’autre. Vous formeriez un couple d’introvertis coincés et pudiques parfait.
Autant Yannick transpirait la condescendance la plupart du temps, autant il semblait avoir pour une fois tout à fait raison.
— Sinon, continua-t-il tout en désactivant la veille de son ordinateur sur le bureau, c’est une fille ou un garçon ?
Leurs mères étaient tombées enceintes à seulement un mois d’intervalle. La différence était que la mère de David refusait de connaître le sexe du bébé avant sa naissance. Les deux femmes se donnaient mutuellement des conseils et des nouvelles sur l’évolution de leur grossesse. La mère de David, enceinte un mois plus tôt que la mère de Yannick, se disputait déjà avec son mari au sujet du prénom, bien qu’ils ignorent le sexe de l’enfant à venir. David leur avait conseillé le nom d’un de ses personnages de BD. Mais, comme il s’en était douté, ses parents n’étaient pas tout à fait d’accord pour appeler leur enfant Ébarthone (en référence au personnage mi-homme mi-démon de Ghost Reaper).
— J’en sais rien du tout, dit David qui semblait prendre la question aussi mal que s’il s’agissait de son propre enfant. Je crois que mes parents ne veulent pas le savoir pour le moment. Je dirais même qu’ils ne veulent rien savoir avant sa naissance. Mais comme je te l’ai déjà dit, je préférerais que ce soit un garçon. J’ai toujours voulu avoir un frère.
Yannick haussa les sourcils, ébranlé par ce qu’il venait d’entendre.
— Je suis là, moi.
David songea qu’il n’aurait jamais cru entendre une phrase aussi sérieuse lui sortir de la bouche.
— Je sais, reprit-il calmement, avec des pincettes, devinant une légère frustration dans la voix de Yannick. Mais là, ce sera vraiment différent. Toi, tu es mon meilleur ami.
L’expression de Yannick se détendit, et il étira ses joues jusqu’aux oreilles.
— Jusqu’à la mort.
— Jusqu’à la mort, répéta David en mettant sa main sur son cœur.
— On est vraiment des nazes, quand même. Faut qu’on grandisse.
— On verra ça plus tard, abruti.
Et ils rirent ensemble comme les meilleurs amis du monde.
— Moi, quand il naîtra, je lui apprendrai plein de trucs.
— Ça risque d’être assez dur de former un bébé en informatique, rétorqua David, sarcastique.
Yannick s’installa sur la chaise de son bureau et pianota sur les touches de son ordinateur.
— Tu regardes quoi, sur ton ordi ? demanda David, très intéressé, en le rejoignant.
— J’ai téléchargé un film d’horreur hier soir, dit-il avec une grande excitation. Ça a pris toute la nuit et une bonne partie de la journée, à cause de ce réseau pourri. Je l’ai laissé allumé tout ce temps.
Yannick tapa énergiquement sur son clavier. Son visage et ses yeux noirs reflétaient maintenant le bleu pâle de l’écran. David prit une chaise pliante posée contre un des murs et s’assit à ses côtés.
— Cool ! Et c’est quoi, comme film ?
Yannick le laissa mijoter quelques instants. Il cliqua sur le curseur du fichier qui s’ouvrit au bout de plusieurs secondes. L’expression du visage enchanté de David aurait pu laisser penser qu’il avait enfin conclu avec Marie.
— Le Loup-garou de Bosseniac ! s’écria-t-il. Mais comment t’as fait pour l’avoir ? Il n’est même pas encore sorti !
— Chut ! Parle moins fort, sinon ma mère va encore nous engueuler, grommela-t-il en le fusillant du regard.
— Pardon, j’avais oublié… Mais pourquoi ta mère ne veut pas qu’on fasse de bruit ? Y a pas de bébé, à ce que je sache ?
— Ma grand-mère dort dans la chambre d’amis.
— Ta grand-mère ? s’étonna David en gardant la bouche ouverte. Mais elle est totalement sourde ! Comment on pourrait réveiller quelqu’un qui n’entend absolument rien ? C’est pas logique ! Et je t’ai déjà vu l’appeler dans son dos sans qu’elle s’en rende compte.
— Elle n’est pas totalement sourde, soupira son ami en regardant longuement le mur qui séparait sa chambre de celle où sa grand-mère se lovait dans les bras de Morphée. Elle est… dévastée. Depuis que mon grand-père est parti, elle souffre beaucoup. Elle ne peut plus vivre seule, donc elle est venue habiter chez nous. C’est assez récent. Et ça lui fait du bien d’être avec sa fille et son petit-fils. Elle paraît un peu plus heureuse.
David semblait mal à l’aise. Il aurait voulu se cacher n’importe où, tellement il avait honte.
— Ah… Je ne savais pas qu’elle allait si mal, dit-il, le regard débordant d’empathie. Je ne la connais pas beaucoup. J’ai dû l’apercevoir une ou deux fois seulement.
— T’inquiète, elle semble aller bien pour le moment. Le soir, elle se couche tôt. Elle n’a pas beaucoup d’appétit mais elle tient le choc, d’une manière ou d’une autre. Elle fait son deuil à sa façon.
— Tu as de la chance en tout cas. Moi, je n’ai jamais connu mes grands-parents. Tout ce que je sais d’eux, c’est qu’ils sont morts il y a longtemps, durant la guerre.
— Oui, c’est triste. J’aime beaucoup ma grand-mère. Elle a toujours été gentille avec moi. Mon grand-père, lui, était plus sévère, mais il avait tout de même un grand cœur. Et c’est ce dernier qui a eu raison de lui.
Yannick avait les yeux qui lui piquaient. Il détourna la tête afin de ne rien montrer devant son ami, mais il avait été trahi par sa voix nouée de tristesse.
— N’aie pas honte, tu sais, le rassura David en bousculant amicalement son épaule. Ça fait toujours mal de perdre quelqu’un qui compte. Ça fait partie de nous. On n’y peut rien. Profite de la chance que tu as. Moi, j’aurais aimé partager des choses avec mes grands-parents. Malheureusement, ça n’arrivera jamais…
Yannick essuya furtivement son visage d’un revers de manche.
— Ouais. Maintenant, j’ai juste peur de la perdre, dit-il d’une voix étranglée. J’entends mes parents, le soir. Ils parlent de cercueil, d’emplacement et du père Gregor. Je pense qu’ils s’attendent au pire. Et ça semble assez proche. J’ai l’impression qu’ils préparent déjà les funérailles pour les semaines à venir. Elle ne sera probablement plus là quand mon frère naîtra…
— Merde. C’est… vraiment triste. Je ne savais pas que c’était grave à ce point. T’en parles jamais. Tu sais que je suis là pour toi, mon pote ?
Yannick hocha la tête. Il essaya de retrouver son comportement habituel tout en admettant qu’il se sentait mieux d’avoir parlé de tout ça avec David.
— Merci. T’es vraiment le meilleur et le plus débile des potes qu’on puisse avoir.
— N’en fais pas trop non plus, répondit David d’un ton comique.
Yannick se concentra de nouveau sur l’écran d’ordinateur dans le but d’oublier absolument cette conversation des plus gênantes.
— Bon… Je pense qu’un bon film d’horreur nous ferait le plus grand bien.
— On vient de parler de mort, tu tiens vraiment à lancer le film ? demanda David, troublé.
— Oui. On éteint la lumière ?
— T’es vraiment taré.
Et ils furent plongés ensemble dans le noir, où seul l’écran laissait traîner une étrange lueur bleutée dans toute la pièce.


                                                                                              7.


Dimitri se passa la main dans les cheveux. Sans surprise, elles étaient moites. Ce qu’il venait d’entendre le laissa sans voix durant de longues minutes. Les mots lui venaient en tête, mais ils restaient bloqués au fond de sa gorge qui s’était rétrécie au fil de l’histoire abominable que Marie avait eu tant de peine à raconter. La nuit noire, que Dimitri fixait à travers la fenêtre, n’avait rien de comparable avec les mots prononcés par une jeune adolescente, et qui s’étaient si profondément enfoncés dans son esprit qu’il en avait mal au crâne. Il resta debout, à regarder dehors où rien ne semblait vivre. La mort venait d’envelopper la ville avec un appétit sordide. Il se retourna plusieurs fois vers elle avant de finalement se décider à se rasseoir sur sa chaise. Heureusement pour lui, Marie n’était pas tombée sur le carrelage, comme il se l’était imaginé. Pourtant, il sentait que s’il ne maîtrisait pas suffisamment ses émotions, c’est plutôt lui qui s’évanouirait comme un mort. Dimitri éprouvait une nouvelle sensation. Un sentiment qu’il n’avait jamais imaginé ressentir un jour : l’horreur. Les explications sur les circonstances de la mort de Samantha lui paraissaient tellement… atypiques. Comment une chose aussi atroce avait-elle pu se produire ? Marie s’était gardée de divulguer l’existence de l’amulette qui reposait secrètement dans l’une des poches de son pantalon. Elle avait seulement affirmé s’être aventurée dans une ancienne maison abandonnée dans les bois, et expliqué que durant son exploration, quelqu’un en avait profité pour attaquer son amie restée seule à l’attendre à l’extérieur. Elle avait décrit la dépouille de Sam exactement comme elle l’avait trouvée. Mais il lui avait été impossible de retranscrire avec des mots l’odeur que le corps mutilé dégageait à ce moment-là.
— Un m… meurtre ? À Losset ? balbutia le policier, qui paraissait, lui aussi, en peine d’aligner des mots cohérents.
Dimitri avait beaucoup de mal à la croire. Il rêvait d’aventure, mais pas comme ça. Pas de cette façon. Il mit une main devant sa bouche, comme s’il était prêt à vomir rien qu’en imaginant la scène. Un corps mutilé. De la chair arrachée et des membres remis à leur place. Le torse creusé. Un amas de sang. Mais c’est quoi, ce délire ? Et pourtant, ce n’était que pure reconstitution mentale de la scène de crime. Il visualisait les membres arrachés, la chair recouverte de vers, survolée de mouches comme l’on peut voir dans les films d’horreur. Il imaginait l’odeur d’un mélange de cadavres qu’on aurait exhumés, répartis dans un grand bac et mélangés avec de la moisissure, mixture qu’on vous ferait avaler de force. De toute sa vie, il n’avait jamais vu de morts, et encore moins de cadavres déchiquetés. Et pourtant, il était prêt à en découvrir un d’ici quelques heures. Et comme si ce n’était pas assez difficile, celui d’une jeune fille. Si Marie disait vrai, la ville s’arrêterait de vivre paisiblement, et elle finirait par sombrer dans une angoisse de masse. Tout le monde dorénavant se méfierait les uns des autres. Une méfiance réciproque qui rongerait les habitants en moins de deux. Et ruinerait les projets du maire. Qu’adviendrait-il, si les médias s’en mêlaient ?
« N’achetez pas dans cette ville, un tueur rôde dans le coin, ce n’est pas un lieu sûr pour vos enfants ! Une pauvre adolescente a été retrouvée démembrée dans les bois. »
Et que dirait sa mère ? Elle qui l’avait prévenu que Losset n’était pas un endroit rassurant. Que les terres étaient « maudites ». Pouvait-il le croire, maintenant ? Où s’agissait-il d’un pur hasard ? D’un psychopathe de passage ? « Oh, mon fils, dirait sa mère. Mais dans quoi t’es-tu embarqué, encore ? Je te l’avais dit ! Les gens murmurent des choses. Des choses pas très catholiques, sur cette ville. Le diable vit dans ses terres, il en a toujours été ainsi. »
De l’autre côté de la fenêtre qu’il venait à peine de quitter, une lueur jaunâtre traversa les carreaux en balayant l’un des murs du commissariat, comme un esprit curieux qui commencerait à peine à hanter les lieux. Dimitri entendit distinctement le moteur d’une voiture sur le parking, puis l’enclenchement du frein à main. Le moteur s’arrêta brusquement. Dimitri se leva et se dirigea à nouveau vers la fenêtre. Un homme vêtu d’un blouson noir sortit du véhicule et s’approcha de l’entrée du poste.
Une fois à l’intérieur, l’homme aux cheveux cireux qui lui tombaient aux épaules se rua aux pieds de Marie.
— Mon Dieu ! Mais qu’est-ce que tu fais ici ? s’écria-t-il, à la fois rassuré et paniqué.
Marie tomba en larmes et Éric la prit immédiatement dans ses bras.
— Vous êtes son père ? demanda le policier tout en appréhendant ce qu’il aurait à lui dire s’il approuvait.
L’homme secoua la tête de gauche à droite.
— Non. Je suis celui de Samantha, Samantha Bire. L’amie de Marie. Mais ma femme commençait à vraiment s’inquiéter. La nuit est tombée et les filles n’étaient pas encore revenues. Elle a souhaité que je vienne vérifier ici pour que, si elles ne rentraient pas, on puisse partir à leur recherche.
Éric regarda avec insistance autour de lui. Ce qu’il vit sembla le terrifier : il n’y avait aucune trace de sa fille. Il prit entre ses mains le visage de Marie et planta son regard déconcerté dans le sien.
— Où est Sam ? demanda-t-il nerveusement.
Ses lèvres tremblaient. Elle l’observa, incrédule, sans que rien ne vienne. Marie se donnait beaucoup de mal pour garder une respiration normale. Mais elle suffoqua, essayant de remuer les lèvres sans que rien puisse en sortir.
Dimitri s’éclaircit sentencieusement la gorge. Ce qu’il redoutait le plus était sur le point d’être abordé.
— Monsieur Bire, je… je dois vous parler. Vous devriez vous asseoir.
Le ton était sérieux, et l’atmosphère si tendue qu’il en devenait presque impossible de croire que quelque chose de grave s’était réellement produit. L’homme se redressa et s’avança jusqu’au policier. L’expression de son visage en disait long sur ce qu’il avait déjà compris.
— Me parler ? Mais de quoi ? Que s’est-il passé, à la fin ? Où est ma fille ? hurla-t-il, sachant déjà au fond de lui ce que le policier allait lui répondre.
Dimitri hésita. Tout était clair. L’absence de sa fille, la réaction de Marie, leur présence au commissariat. Rien ne pouvait laisser présager une situation différente.
— C’est à propos de votre fille… Il s’est passé quelque chose… Quelque chose de grave, d’horrible.
Le temps s’était arrêté. Une main froide et sans âme empoigna le cœur fébrile d’un père désespéré, abattu, laissant flotter au fond de sa gorge, dans laquelle dansaient des milliers de lames aiguisées, un goût âpre. Il comprit aussitôt qu’il était arrivé quelque chose à Sam. Qu’il ne reverrait plus sa fille. Que sa femme se laisserait probablement mourir de tristesse, enfermée dans l’obscurité de sa chambre. Ils allaient perdre leur maison. Et maintenant, ils n’avaient plus aucune raison de vivre. Leur fille venait de quitter leur vie à jamais.

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