Les Écrits

La maison abandonnée

Accroupie et blottie dans un coin de la pièce, un nouveau sanglot se bloque dans ma gorge. Je contemple les graffitis à ma hauteur. Nos graffs.

Ma main gauche, celle qui trainait au niveau de la plinthe défoncée, glisse lentement contre le papier peint beige jusqu’à un mot griffonné de son écriture épatée. J’ai l’impression de l’observer une fois encore noter cette citation qu’il affectionnait tant.

« La beauté de la vie dépend de ton regard. » En tout petit, près du sol, parce qu’il n’avait plus de place, il a ajouté le nom de l’auteure et le titre de la chanson : Keny Arkana, Ils ont peur de la liberté. Une rappeuse révolutionnaire qui nous emplissait de courage et d’un puissant sentiment d’indépendance.

Mon index frôle les lettres, l’angle droit du « L », les courbes douces du « a »… Comment on fait pour contempler la beauté de la vie, quand on a tellement mal que les larmes qui refusent de couler brouillent la vue ?

À côté, un autre message, celui qui le représente entièrement. « J’ai toujours préféré la folie des passions à la sagesse de l’indifférence. » Anatole France.

Cette fois-ci, c’en est trop. Mes pieds glissent sur le vieux parquet de bois tacheté de peinture. Dans l’angle droit opposé à moi, un artiste a commencé à son tag. Sa fresque trompe-l’œil promet de révéler son don à l’état brut.

Mes fesses se posent au sol et mes jambes s’étendent devant moi. Je vais être couverte de poussière, mais tant pis. D’habitude, on prenait toujours un paréo pour nous asseoir. On aimait scruter nos mots entremêlés en bas des murs.

On ne connaissait pas les graffeurs qui recouvraient petit à petit les pièces de cette maison abandonnée. Pour autant, dès le départ, un accord tacite s’était établi entre nous. Ils nous laissaient une bonne soixantaine de centimètres à partir du sol. C’était notre espace pour nous exprimer. Parfois, comme pour nous dire « Eh ! J’ai lu, et j’aime ! », on découvrait un petit croquis pour accompagner nos phrases ou nos propres poèmes. Un jour, dans la cuisine, il y en a un qui a dégagé une grande partie des placards et a dessiné un tableau noir, avec des craies et une brosse. Un Tipp-Ex avait été scotché en plein milieu, et à côté, une explication : « Pour notre poète et notre poétesse ».

Maël et moi, on avait pété les plombs de joie. Nous associer à des artistes-dessinateurs – qu’on n’avait jamais rencontrés ! – ç’avait été notre rêve.

Un hoquet de surprise me secoue, comme toujours lorsque je me laisse aller dans mes souvenirs heureux avec lui, et que la réalité me rattrape.

Je me réfugie ici depuis une semaine, mais je n’ai pas tracé un mot. Je devrais pourtant avertir les graffeurs. Quand on partage une maison depuis des mois, qu’on travaille ensemble pour la transformer en œuvre d’art du rez-de-chaussée au grenier, un lien spécial se tisse.

D’une main frissonnante, l’autre toujours pressée contre l’écriture de mon frère de cœur, je fouille dans la petite poche de mon sac à dos. J’en tire un Posca noir à la pointe usée, mais ça fera l’affaire.

Cette pièce est bientôt terminée, il ne nous reste qu’un pan de mur vierge, celui face à moi, percé par une fenêtre aux vitres miraculeusement intactes. Je me relève tant bien que mal. Mes lèvres tremblent. Je ne veux pas tracer ces mots. Ils rendront tout ça bien trop réel. Mais mon corps, lui, se dirige déjà vers la paroi, poussé par un besoin immédiat d’extérioriser ma souffrance.

Pour lui et moi, c’est à ça que servait l’écriture : cracher toute notre douleur, notre tristesse et notre rage. Tous nos espoirs, nos rêves et nos amours, aussi. Surtout.

Je tombe à genoux devant la large bande vide sous la fenêtre. Je calcule la grandeur des lettres pour que mon message entre dans l’espace désiré. Soudain, j’ai envie de le noter le plus gros possible. La terre entière doit être mise au courant. La terre entière doit connaitre notre histoire et ma douleur, celle de me réveiller chaque matin depuis une semaine sans lui. Celle de trouver l’air dégueulasse depuis que je ne partage plus les précieuses molécules d’oxygène avec lui. Celle de sentir ce creux, ce vide immense dans mon cœur, et de réaliser que c’était lui qui occupait une telle place. Celle d’observer sa brosse à dents et sa serviette toujours à la même place dans notre salle de bains commune. Le silence, tous les soirs, de ne pas l’entendre bouger dans son lit, positionné exactement comme le mien, dans la chambre d’à côté.

À l’instant où je pose le feutre contre la tapisserie, une larme roule sur ma joue. La sensation de la pointe caressant la cloison, le grattement si caractéristique, l’odeur chimique… Tout ça m’avait tellement manqué. On passait des heures à parler du soulagement presque physique que nous procurait le tracé de ces lettres, de la plénitude de sortir nos pensées et celles des autres, qui nous avaient marquées.

MAËL EST MORT

 

*

 

Raconte-nous…

L’invitation me saisit au cœur. Instinctivement, je m’accroche au chambranle de la porte, le temps que mon vertige passe. En lettres rouge sang, côté gauche en haut de la fenêtre, leur message s’étale. Une vague de gratitude coule dans mes veines. C’est la première fois que je me sens soutenue à ce point dans cette épreuve que je traverse. Personne, que ce soit mes amies ou notre famille d’accueil, ne m’a invitée à déballer mon sac, à parler de lui, de nous, alors que c’est précisément ce dont j’ai besoin. Je m’en rends compte à présent.

Je sais bien ce qu’il se passe : les gens ont peur de la mort. Surtout quand elle survient à dix-huit ans. Alors ils essayent de faire sécher les larmes sur le visage ravagé de tristesse grâce à des paroles de réconfort. Mais ils ne comprennent pas. Non, tant qu’on n’a pas perdu une personne indispensable à notre bonheur et notre paix intérieure, on ne peut pas comprendre que celle qui vit a besoin de raconter, même si les mots m’étranglent, quelquefois. Même si les mots ne sont pas assez beaux pour décrire nos regards complices et emplis d’amour. Nos sourires qui effaçaient tout, capables de nous transporter jusqu’à l’infini.

Eux savent. Et ça, partager ne serait-ce qu’un peu de ma souffrance, c’est comme s’ils posaient le premier point de suture sur mon cœur lacéré.

Le feutre se retrouve dans ma main, mon sac gît par terre, à l’entrée de cette chambre abandonnée. J’écris.

Accident.

Douleur. Trop intense. Trop pour vivre.

Gouffre. Sans fin. Au fond de moi.

Larmes pas suffisantes, bloquées, parfois.

Main posée contre le mur. Personne de l’autre côté.

Un seul bol sur la table, le matin.

Seule. Seule en attendant le bus. Seule en revenant. Seule, partout. Que du vide, au bout du lien qui nous unissait.

Son regard, son sourire. Lui.

Lui.

Les mots partagés. Les nouveaux mots. Sans lui.

La musique, les fous rires. Plus rien.

Les textos, en cours. Moi en seconde, lui en terminale.

Frère et sœur de cœur. Famille d’accueil.

Le nuage de confidences grossit, enfle au fur et à mesure que je raconte notre vie et ma détresse ; le bonheur de me remémorer tous nos souvenirs, qui me permettent de tenir sans lui, aujourd’hui ; mais aussi leur double tranchant comme ils me déchirent le cœur, comme ils me font mal.

Soudain, mon portable vibre, quelque part dans mon sac. Je prends brutalement conscience de l’obscurité ambiante, de mes paupières bouffies et de mes joues tiraillées par le sel séché.

« Tu as une demi-heure de retard, tout va bien ? »

— Oui, excuse-moi, je n’ai pas vu le temps passer. Je suis là dans vingt minutes, promets-je d’une voix éraillée.

« Tu veux que je vienne te chercher quelque part ? »

— Non, merci. À tout de suite.

Je range mon téléphone et me retourne pour considérer mon œuvre. Tout en haut, leur missive rouge scintille légèrement. Tout en bas, mon premier message, immense. Au milieu, notre histoire. Le mur est recouvert de mots écrits n’importe où et n’importe comment, avec des grosses lettres en bâtons, en italique, en minuscules…

Il manque un terme.

Je glisse une main aux ongles rongés dans la poche arrière de mon jean et en ressors un Posca bleu nuit, la couleur préférée de Maël, car il aimait par-dessus tout contempler le ciel se piqueter d’étoiles. J’approche et, au milieu de ce fouillis, comme si, depuis le départ, j’avais prévu la place pour cette touche finale, j’inscris :

Merci.

Merci à toi, Maël, d’avoir partagé ma vie plus de quatorze ans.

Merci à vous, graffeurs, d’avoir créé cet espace de libération pour moi.

Puis, je fouille dans mon portefeuille et en retire la plus belle photo que je possède de lui. En bas, dans le salon, un pastel mauve à la main, il reproduisait un de ses poèmes. Ses cheveux bruns retombaient sur son front, signe qu’il ne tarderait pas à faire un tour chez le coiffeur. Ses iris verts parsemés d’éclats noisette fixaient l’objectif, rieurs, mais toujours teintés d’une pointe de tristesse et de colère sourde et profonde. Son nez, qu’il trouvait trop gros. Son sourire, éclatant et sincère. Ses lèvres fines, si promptes à déposer un léger bisou sur ma joue, le matin au réveil et le soir, avant de se coucher.

J’ai encore l’impression de sentir son empreinte sur ma fossette. Comme si ma peau détenait sa propre mémoire.

Je colle le cliché de telle façon qu’il cache partiellement le « je t’aime ». Un dernier regard. Tout est parfait.

— Maël, si tu es là, viens voir l’œuvre que j’ai créée pour nous, murmuré-je en attrapant mon sac.

Je me sens curieusement légère en dévalant les vieux escaliers de bois. Comme si couvrir ce mur en pensant à lui me permettrait de continuer à vivre, ce soir, et de me lever, demain matin.

 

*

 

L’artiste a terminé son trompe-l’œil sur le plancher. J’hésite un instant à poser le pied dans le cosmos, tant mon cerveau est dupé. Le ciel, en arrière-plan, part d’un dégradé de violet au niveau de la porte, jusqu’à un bleu profond, dans le coin opposé. Au milieu, la couleur préférée de Maël s’étale. Je sais que ce n’est qu’une coïncidence. Le graffeur a commencé son tag bien avant son décès, et puis il ne pouvait pas connaitre ce détail concernant mon frère de cœur. Pourtant, grâce à ce simple coloris, j’ai l’impression que la pièce est devenue le mausolée de Maël. Aussi beau et plein de vie que lui. Empli d’arts.

J’avance parmi les étoiles et les planètes, puis j’ose enfin relever la tête, m’arrachant difficilement à l’émerveillement qui m’a saisie à l’entrée de la chambre. Mon cœur rate un battement, puis accélère comme un fou. Ma gorge se noue et mes poumons semblent ne plus se gonfler. À droite de la fenêtre, sur l’ultime surface encore vierge hier soir, s’étend son visage. La reproduction de la photo est si précise que je tends les mains pour caresser les contours de sa mâchoire.

Une lame glacée pénètre mon cœur, lentement, déchirant les dernières résistances que je possède. Un gémissement sort de ma cage thoracique, animal blessé par la perte de l’homme qui partageait sa vie depuis toujours. Les perles d’eau giclent, dévalent mes joues creusées par le manque d’appétit, s’écrasent et s’égarent dans le néant brossé sur le parquet. Je me presse contre son portrait, dans une ultime étreinte. Mes paupières se ferment, mes lèvres se tendent vers sa pommette, effleurent le papier peint froid.

 

Assise dos à lui, je sèche mes larmes. Une pointe de honte se mêle à ma peine. « Je viens d’offrir un baiser à une reproduction de lui », réalisé-je, confuse. Je soupire et enlace mes genoux. Je me demande si je ne suis pas en train de virer dingo. Il parait que la douleur physique peut rendre fou, alors pourquoi pas la douleur de l’âme ?

Cette dernière pensée me fout les chocottes. Je dois m’occuper à autre chose, vite. Mon regard s’attarde sur le bout de mur recouvert de mon écriture ronde, face à moi.

« Eh p’tite sista pour aller de l’avant,

Va check la lune en tapis volant. » Gwayav’, Nana.

Je soupire et scrute le système solaire sous mes pieds, à la recherche du satellite terrestre. Je le repère aisément, à un bon mètre cinquante de moi. Le peintre a peaufiné son travail, précis et minutieux. De loin, j’ai l’impression que les cratères représentés à la surface forment une phrase. Je m’approche, curieuse.

On vient ici à partir de 23 h. Rejoins-nous, poétesse.

Pour la première fois depuis une semaine et demie, mes lèvres se soulèvent pour esquisser un sourire. C’est comme s’ils avaient perdu Maël, eux aussi. Ils lui ont rendu hommage de la façon dont il aurait aimé. Je réalise qu’il n’y a qu’ici que je respire un peu mieux, depuis sa mort. Qu’ici que je me sens comprise.

Je relève la tête et inspire profondément. Un message de Maël attire mon attention, rédigé au Stabilo rose sur la plainte du mur à ma gauche.

« Quitte à noyer son chagrin quelque part,

Autant le plonger dans un océan d’espoir. » Danakil, Passer.

Un vertige m’immobilise, assise sur mes talons. C’est comme si Maël et moi avions préparé cette pièce pour moi. Comme si nous y avions gravé les citations et les paroles qui me permettraient de m’accrocher, le moment voulu. Comme si, dans le fond, nous savions.

Je jette un coup d’œil à son portrait par-dessus mon épaule. Son sourire confiant et son regard pétillant semblent me dire : vas-y, saisis cette chance, rencontre-les. Et vis.

5
 

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