Les Écrits

Du rôle des intellectuels (...dans une campagne électorale)

       A savoir déjà ce que recouvre le terme «intellectuel» -a fortiori en son pluriel aussi multiple et divers que le champ tentaculaire (du monde en ses pans et plans, de l’homme en ses singularités et aspirations, du social en ses intrications ou du sociétal en ses déclinaisons). Car l’intellectuel, avant d’être médiatique, «people» dans le pire des cas, le seul que l’on entend vraiment, reconnaissons-le, est aussi un spécialiste  (philosophe, politologue, sociologue, anthropologue, ethnologue, économiste, psychologue, scientifique, etc.)  s’astreignant à la pluridisciplinarité. Exprimant ses opinions, développant des idées, analysant des faits, déployant des arguments, tentant des projections –comparant et mesurant et jaugeant les différents argumentaires. Cela demande du temps et va trop souvent à l’encontre des flashs et de la zappette de notre modernité.

       En matière politique, s’agissant d’élection présidentielle, c’est de projet sociétal qu’il s’agit –sans omettre la mondialisation et la nécessaire prise en compte de l’économie globale à laquelle s’accrochent tant d’intérêts géostratégiques et politico-financiers. N’empêche, cette élection porte un projet d’humanité (qui peut ou pourrait être d’inhumanité). Et cette période difficile de l’aventure anthropique[1]  risque d’éveiller ou de forcir (engrossir serait plus juste quoique incorrect) les tendances les plus viles : de replis nationalistes ou communautaristes, de désignations de ‘coupables-nés ‘et de mises en place subséquentes de victimes sacrificielles –et là est l’enjeu !

       Enjeu du monde que l’on veut pour soi, pour l’autre, pour ‘nos’ enfants –et les générations futures qui nous jugeront aux possibles et aux possibilités de vivre ensemble que nous leur aurons laissés.

       N’étant pas française, je ne puis intervenir dans la politique intérieure ; nonobstant, la montée du Front National concerne tous et chacun –et l’Europe. Et il convient de rappeler que les misères sociales, culturelles et affectives, comme aussi la peur de l’avenir, comme également l’humiliation, sont mauvaises conseillères…  Rappeler que les appels plus ou moins voilés à la détestation de l’autre soufflent un vent immonde attisant tous les feux de la haine….  Rappeler que la pèche aux voix ne peut se compromettre en édulcorant de l’infâme…. Rappeler encore et toujours que rien n’est certain, et que la bête immonde est là qui rôde  –que les «Plus jamais ça !» se perdent trop souvent dans la déferlante du quotidien tandis que les plaintes se dispersent dans les vents mauvais de l’oubli. Rappeler qu’il est des brasiers qui s’allument sous le souffle froid du mépris ; des bûchers qui se nourrissent de peurs hallucinées ou de haines aliénées  –aliénantes. Et qu’il fut, qu’il est, qu’il sera toujours des coupables de leur seul nom, seul accent, seule couleur. Rappeler encore que les chômeurs en crèvent à petit ou grand feu. Que les handicapés se heurtent aux murs qui leur sont opposés. Et que la solidarité rougit des hommes et des politiques dès lors qu'on la porte au mépris des termes assassins: "assistanat" ou "dépendances" ...

       Cela dit, hormis s'il est explicitement engagé en politique, l'intellectuel a un rôle à tenir dans une certaine mise à distance: il lui faut porter son regard sur les notions de base, les valeurs et référents  -les tenants et aboutissants. Se souvenir de l'Histoire, envisager l'avenir... Ainsi, face à la montée du FN, il convient de chercher une explication : bien au-delà d’un ‘vote-sanction’ et au cœur des non-dits sociaux désignant trop souvent «l’autre» comme coupable idéal  –taisant en cela que circonstances et opportunité font tourner la roue de l’altérité…   Chercher donc, et peut-être dans les solitudes et les déracinements, les démissions ou les désespoirs. Car ces replis nationalistes relèvent pour part du même désespoir et de la même angoisse que les violences multiples qu’ils s’illusionnent combattre –violences urbaines, violences socio-économiques, violences à l’encontre d’une certaine identité …       Où conséquemment ceux qui s’hallucinent de projets ultra nationalistes et ceux qui pillent, vandalisent ou combattent le substrat urbain ou le tissage sociétal trompent semblablement leur sentiment d’exclusion ou leur errance désespérée : dans l’attaque portée à l’encontre des liens sociaux pour les premiers, dans la mise à sac des objets et symboles sociétaux se refusant à eux pour les seconds. A cette aune, la question tient aux conditions de possibilité du possible  –d’une vie digne, d’un avenir possible, et de la condition humaine  en ses exigences. Questionnement posé en contre-donne des  angoisses, des misères, des désespérances (alimentées follement par certains discours politiciens) et des déracinements ou des béances dévastatrices associées à  l’exclusion, la ségrégation ou la «simple» et complexe et galopante la solitude….    En la matière, les heurts et chaos des banlieues nous furent autant d’avertissements honteusement mésinterprétés et brandis en épouvantail par certains détenteurs de pouvoirs. Où l’individu «apatride» (immigré, réfugié, étranger, exclu socio-économique ou esseulé des ruptures familiales, et démissions sociales) se trouve confronté à un effondrement des valeurs, promesses et horizons offerts naguère par la tradition familiale et par le substrat social.

        Il y a peu, Nicolas Sarkozy entendit   faire du patriotisme une quasi obligation  –devoir dû à la patrie. C’était oublier la réalité d’une «patrie» : ni lieu d’échanges marchands, ni système de sanctions, ni vade-mecum des devoirs. Mais proprement un champ mi réel mi symbolique où se lient et interfèrent des individus. Un champ de valeurs et de projets, de constructions et d’avenir : offrant un lieu essentiel où s’ancrent les existences et pour lequel tous combattraient si besoin était.        Ainsi, avoir une identité, quelle qu’elle soit, c’est avoir des racines bien plantées dans la culture, dans les liens aux autres, dans les projets communs et dans un avenir possible  –en avoir de longue date ou de peu de temps, pourvu qu’on leur laisse la possibilité de croître et d’y croire. Que donc l’on n’arrache pas les radicelles à coups de hache, d’exclusions, de ségrégations ou d’insultes. Car seul l’isolement nourrit la rancœur des «amants» déçus. Car donc la violence naît d’un soi abonné aux croyances sans ancrages : croyances d’esseulés dépossédés d’espoirs partagés, d’actions solidaires, de constructions communautaires, de projets collectifs ou d’utopie commune.

         Reste alors la question « qu’est-ce qu’être français (ou belge, ou chinois, ou humain) ?

         C’est, déjà, appartenir à la vieille confrérie du sapiens sapiens –cette chose qui pense (contre la matière ‘En Soi’ et contre la pensée désincarnée). Cet animal curieux qui vient d’hier et va vers demain, sans Destination (Finalité) ni Promesse  –sans rien qui le garde ou le garantisse, et sans échange possible (clin d’œil à Baudrillard). Qui a quitté sa niche, ses arbres, pour une savane aux milles dangers  -qui s’est mis debout, s’est mis à penser…

         L’homme qui sait qu’il sait…    Homo sapiens donc (le français, le belge et tous les autres). Membre d’une espèce Une et plurielle qui fait humanité de gènes, de fait, de principe et de droit  –qui palie les manques par le symbole ou l’affect, qui corrige les lacunes (d’une reconnaissance familiale refusée, par exemple) par une solidarité collective.

          Une espèce constituée d’individus mêmes et différents. Mais aussi masculins et féminins ; qui naissent, découvrent le monde, vieillissent et meurent. Des individus qui ressentent, qui vibrent : où les émotions sollicitent, imprègnent et hiérarchisent leur mémoire, guident leurs projets et nourrissent leur souci. Non plus seulement la peur, mais l’angoisse (existentielle). Non plus seulement l’envie ou le besoin, mais l’exigence et le désir ; non plus seulement le manque ou le déséquilibre, mais l’insatisfaction, la tristesse et le chagrin. …

        Par suite, l’homme, le français aussi, est une réalité de l’entre-deux  –entre deux néants ou deux infinis (avant/après lui). Entre deux autres, qui le firent. Entre un corps qui l’aliène et un esprit qui le libère  –une chair qui le réalise, une pensée qui l’abstrait. Entre mémoire et oubli, passé et futur  –dans un présent fugitif et toujours renaissant, mais au regard d’une pérennité si ce n’est d’une «éternité» (rêvée). Entre égoïsme et altruisme, réalisme et idéalisme. Et encore, liberté et Aliénation. Inné et acquis. Attachements et errances…

L’homme donc, de partout, de nulle part, est cette créature étonnante qui laisse des messages pour l’au-delà  – du temps et de l’espace.

        Alors, qu’est-ce qu’être français, ou qui sont les français ?

        Ceux qui ont un même langage  –et en construisent semblablement leur mode de pensée.

        Ceux qui vivent sur un même territoire, y ont vécu ou rêvent d’y vivre.

      «La France, tu l’aimes ou tu la quittes», disait-il ! Et il fallait drôlement l’aimer pour y mourir, mourir pour elle, en tenue réglementaire, la fleur au fusil (que l’armée soit régulière ou blanche).  L’aimer, et follement y croire pour survivre sans plus trop exister dans ses camps d’accueil ou de transit, si ce n’est dans ses bois glacés.  Y croire plus qu’à toute autre chose pour mourir à 15 ou seize ans dans le train d’atterrissage d’un avion où s’accrochent, où éclatent, quelques rêves de mieux…

        Faut dire que la France, en son identité profonde, c’est celle qui a eu Racine et Corneille et Molière. Marivaux ou La Bruyère, sans oublier Lafontaine. Et puis Baudelaire, Rimbaud, Queneau.  Et encore Sartre et Camus et Foucault. Celle qui a Lévy, Werber, Pennac, Onfray, Orsenna et d’Ormesson…

        Celle qui a inventé les Droits de l’homme et du citoyen, défendu la liberté penser ou de croire autrement, avec voltaire.  Qui a combattu l’intolérance, et a eu ses Justes parmi les nations. Celle qui s’enrichit de sa liberté de parole. Qui tient à sa laïcité, qui s’honore d’une culture métissée et cependant totalisante –pas totalitaire. Qui charrie dans ses veines des gènes d’ici et d’ailleurs …

         Qui a accueilli ceux qui l’aimaient, ceux qui souffraient, ceux qui l’espéraient…

         Qui unit dans son Panthéon quelques dizaines d’accents et expose sur ses plateaux de télévision ou sur ses scènes de théâtre toutes les nuances de carnations.

         France qui a (ou a eu) Pasteur, Hamburger, Jacquard, Fisher…   France de Brassens, Ferrat, Ferré….   De Dolto et de Lacan. De Noah, et d’Eboué…    France de Curie, de Drucker, de Romejko, et même de Sarko.  France de Smaïn, de Debouze, de Nagui...   Des trop grands et des trop gros, trop petits ou trop maigres…

        France de tous ceux qui suivent les mêmes règles et s’obstinent semblablement à les contourner peu ou prou.   De ceux qui respectent les mêmes valeurs ; qui ont les mêmes espoirs, les mêmes déboires.   Qui s’entendent sur l’essentiel et se chamaillent à l’infini sur les détails.

        Dans les faits, être français, c’est définir des limites libératrices, un fonds de droits et de choix garants du droit des gens et des libertés intimes…   Et puis, il y a la France des grands événements : révolution des ci-devant, révolte des canuts, mouvements estudiantins – sous les pavés la plage.  La France avec ses grandeurs, la France avec ses erreurs, qui n’en fait pas ?  La France, parfois, avec ses horreurs – qu’elles s’appellent colonisation ou collaboration…  La France de de Gaulle et de Jean Moulin ; de Simone Veil et de Robert Badinter ; de Bernard Kouchner et du droit d’ingérence du «French docteur»…    Mais c’est aussi la terre de Pétain, vilain souvenir.   Celle de Le Pen ; pénibles fantômes sortis des oubliettes par quelques désespérances.  Celle enfin des campagnes électorales édulcorant les slogans et les idées immondes pour récupérer les voix égarées  –attention danger ! Et je le dis d’autant plus volontiers que le risque est là comme ailleurs, en France, en Belgique ou dans l’autre hémisphère. Danger des reniements philosophiques, des reculs sociétaux (limitation de la liberté de parole, de la liberté de(non)croyance, de la liberté d’apparence…), des régressions sociales, des ségrégations, des intégrismes.

       Reste alors à s’élever toujours contre « la bête immonde"; qui qui rôde éternellement  –revenue des enfers pour incendier le réel à coup de mépris violents et de craintes hallucinées savamment entretenues.    A grand renfort de détournement ou d'estompement d'histoire....

       Car, si  nul ne peut effacer le passé,  tout reste à faire pour nous, pour l’avenir….  Et déjà, garder la mémoire vive du passer pour en tirer (enfin) leçon et construire un avenir...  Réinventer un projet "humanité": où l'unité nourrit le pluriel des singularités; où le pluriel s'articule en harmonie  -où le Tout se reconnaît en ses parties, sa richesse....

        Eternel problème de la reconnaissance de l'autre comme semblable.   Eternelle difficulté de l'acceptation d'autrui en ses différences.  Et difficulté d'autant plus cuisante qu'elle se présente dans un contexte d'insécurités multiples -"mondaines" ou planétaires, culturelles, sociales, physiques, familiales.... Et qu’il est des “responsables” politiques pour désigner les coupables ou les vecteurs ou les facilitateurs de tous les désastres qu’ils ne purent empêcher : l’autre, évidemment -le plus fragile, le plus souffrant, le plus vulnérable....

                     Jacqueline Wautier

[1] Risques planétaires et climatiques, crises des énergies, instabilités politiques, réveils des intégrismes, bouleversements sociétaux associés aux automatisations, progrès incontestables mais exigeant un réaménagement des plages de travail...

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