Les Écrits

Château d'Eau fatal

 

Ce 01/12/1920 est glacial. La température est descendue en dessous de moins 15 degrés à Colmar en Alsace, justifiant pour une fois sa comparaison avec la Sibérie.

Marcel Schmitt rallume la vieille cuisinière, seule source de chaleur dans le petit deux pièces à l’ouest de la gare. Il a encore l’esprit brumeux, hier soir il est rentré tard, les éternelles discussions sur le retour de l’Alsace à la France s’étant prolongées .

Marcel travaille aux chemins de fer d’Alsace Lorraine, qui suite à des grèves ont conservé certains avantages, ainsi que des particularités, les trains y circulent à droite selon le modèle allemand et tous les signaux sont situés à droite des voies et non à gauche comme en France.

Après avoir avalé un mauvais café dans lequel il a ajouté une rasade de schnaps il part à pied jusqu’au dépôt ou il est ouvrier d’entretien. Sa vieille pelisse n’arrive pas à vaincre ce froid. 

En arrivant au dépôt, son chef lui ordonne d’aller au château d’eau d’approvisionnement des locomotives, son collègue Joseph Meyer n’étant pas à son poste…

Il s’apprête à procéder au remplissage de la première machine qui partira à 8h30 à Strasbourg, mais la tringle actionnant la potence est bloquée, certainement gelée au niveau de la poulie .

Après quelques jurons en alsacien il monte jusqu’ à la passerelle en se tenant à la balustrade, les marches en fer étant très glissantes.

Il accroche sa lampe tempête à un crochet et voit soudain dans le halo une forme au dessus de la cuve, c’est un corps d’un homme en bleu de chauffe , immobilisé par la fine couche de glace au sommet de la cuve.

Immédiatement il hèle le conducteur de la locomotive afin qu’ il cherche de l’aide et redescend prudemment.

Le commissaire Quentin Martin, originaire d’Amiens, après avoir raté tous les concours internes avait fini par être promu au grade convoité sous réserve d’accepter d’être nommé en Alsace. 

Depuis son arrivée il pestait contre ces indigènes qui ne parlent pas sa langue et les traitait régulièrement de « boches».

Il avait fini par obtenir la nomination d’un adjoint, Louis Jung, un «revenant», c’est à dire fils d'Alsaciens qui, en 1871, avaient opté pour la France. Ses parents leur avaient transmis de la Heimat perdue une idée mythique qui ne correspondait pas à la réalité.

Il avait le grade d’inspecteur et surtout parlait couramment l’alsacien.

Suite à l’appel téléphonique du chef du dépôt, il demande à l’inspecteur de sortir la WANDERER, voiture de son prédécesseur allemand , considérée comme prise de guerre.

Louis tourne difficilement la manivelle du moteur dont l’huile est figée, puis le laisse chauffer un peu avant de traverser la place Jeanne d’Ar, remonter la rue des Clés, puis tourner à droite dans l’avenue de la République, traverser le passage à niveau rue de Turckheim et longer la voie ferrée côté ouest jusqu’au dépôt.

Le commissaire ordonne à deux policiers et deux cheminots  de tirer le corps sur la passerelle.

Après un rapide coup d’œil, ils l’encordent pour le descendre, mais il glisse sur le métal gelé et s’écrase en contrebas sur la dalle en béton .

Quentin Martin grommelle simplement que ça ne va pas faciliter le boulot du légiste, personne n’est autrement choqué ce qui n’est pas surprenant après quatre ans passés dans la boucherie des tranchées…

Le corps identifié comme celui de Joseph Meyer est chargé dans un fourgon et conduit à l’hôpital pour une éventuelle autopsie...

En arrivant au commissariat, Quentin Martin demande à Louis Jung de le rejoindre dans son bureau.

Il l’informe qu’il va auditionner le responsable du dépôt, ingénieur français, et lui laisse l’enquête de base avec les indigènes.

En rejoignant son bureau, Louis croise l’ingénieur . 

Il explique que Joseph MEYER est resté en poste jusqu’à 19 heures pour faire le plein d’eau de la locomotive arrivant de Paris via Strasbourg qui repartait tôt ce matin. Il faudrait interroger Lucien SCHLUPF , conducteur de cette machine, qui est aujourd’hui en repos, il fait la ligne de Paris un jour sur deux.

Pendant qu’il termine de dactylographier la déposition, il demande à un gardien d’aller chercher le dénommé Lucien SCHLUPF à son domicile, l’ingénieur lui ayant assuré qu’il parlait couramment le français , raison de son affectation à la ligne vers Paris.

En arrivant au commissariat, Lucien échange quelques mots en alsacien avec un copain gardien de la paix ,ce qui agace copieusement le commissaire.

Lors de son interrogatoire il indique être arrivé en gare de Colmar à 18h30. Son mécanicien a décroché la rame de wagons et il a conduit la locomotive au Château d’Eau. Joseph Meyer était encore en poste, il a rempli la citerne et Lucien a reculé sur la plate forme de retournement afin que le train soit prêt pour son collègue le lendemain à 6h30.

Le lendemain le commissaire passe à la salle d’autopsie ou la fumée  de mauvaise cigarette se mélange aux odeurs d’éther et de formol lui donnant la nausée. Le légiste qui semble planer dans un ignoble foutoir lui dit que vu la chute du corps il ne peut pas conclure grand-chose...

Rentré au commissariat, il annonce à l’inspecteur Jung que c’est un accident lié au gel sur la passerelle et au fait que la victime était sûrement  avinée, de toutes manières aucun français ne semble lié de près ou de loin à cette affaire.

La nuit vient de tomber et l’inspecteur Louis Jung sort du commissariat et attend le tramway venant de la rue Vauban .Il descend à l’arrêt des Catherinettes, s’engouffre dans la brasserie Meisterman, et commande une bière. 

Son voisin de bar, perdu dans des volutes de fumée et des vapeurs d’alcool fort est le légiste qui lui demande où en est l’enquête. Il lui annonce que le dossier est classé, le mort s’est noyé. 

Le légiste semble émerger de très loin et d’une voix pâteuse lui annonce: «je ne sais pas de quoi est mort ce pauvre type , mais il ne s’est pas noyé , ses poumons n’avaient pas une trace d’eau»

Interloqué, l’inspecteur décide de poursuivre l’enquête sans en référer au commissaire. Il remonte jusqu’à l’estaminet du chemin de fer où traînent les cheminots,  et s’installe au ba. 

La serveuse n’est autre que Martha Schlupf, la femme du conducteur du train qui est le dernier à avoir vu la victime vivante.

Il décline son identité et lui dit en alsacien qu’il préfère l’interroger hors du commissariat si elle est d’accord. Elle acquiesce et lui confirme que son mari est rentré vers 20 heures et est monté se coucher dans le petit appartement mansardé au dessus du café.

Dans la nuit glaciale,il rejoint son appartement au centre ville.

Le lendemain, durant la pose déjeuner il se rend chez la veuve de Joseph Meyer qui ne semble guère affectée. 

Elle lui explique que son mari est rentré de la guerre en mars 1919 et qu’ayant été séparés quatre ans, ils n’avaient pas vraiment repris une vie commune. Souvent son mari ne rentrait pas, elle le soupçonne de passer certaines nuits avec des filles ce qui la laisse indifférente.

En rentrant au commissariat il prend un café grand rue et par hasard entend discuter un groupe de trois hommes dont l’un affirme en riant

 « d’r Lucien est conten, il a récupéré sa femme, Joseph ne lui fera plus de bien! »

Il décide alors de retourner sur les lieux du crime  et en le passant au crible trouve sous un coffret électrique poussiéreux une grosse et lourde clé  qui sert à fermer le loquet des chaudières de locomotives, maculée à son extrémité de sang séché et de cheveux.

Le lendemain soir à l’arrivée en gare du train de Paris, Lucien Schlupf est conduit au commissariat et interrogé toute la nuit.

Au petit matin il craque et avoue avoir découvert que durant ses voyages à Paris sa femme était rejointe par Joseph Meyer devenu son amant.

Après le plein d’eau il lui a  asséné un violent coup de clé sur la nuque et a porté le corps en haut du Château d’Eau pour faire croire à un décès accidentel par noyade.

Le lendemain matin la presse locale titrait « Château d’Eau fatal!» avec une photo du commissaire se félicitant de sa réussite…

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