Chronique d'Agnès Séverin

«Crépuscule» de Philippe Claudel : face à la décadence, une rédemption très Claudélienne

Comment mettre un cadavre sous le tapis ? Cela nécessite bien des compromissions. Le romancier et cinéaste, membre de l’Académie Goncourt, Philippe Claudel livre avec Crépuscule (Stock), une fable moyenâgeuse sur le pouvoir et le sentiment de justice. Agnès Séverin nous donne les clés de ce roman en clair-obscur, qui fait réfléchir sur les notions d’ostracisme, d’exclusion, et de rédemption.

Portrait de Philippe Claudel © Editions Stock Portrait de Philippe Claudel © Editions Stock

Comment mettre un cadavre sous le tapis ? Cela nécessite bien des compromissions. La vanité jouant un rôle non négligeable dans toute machination qui se respecte. Le romancier et cinéaste, membre de l’Académie Goncourt, Philippe Claudel livre une fable moyenâgeuse sur le pouvoir et le sentiment de justice. Un roman en clair-obscur qui fait réfléchir sur les notions d’ostracisme, d’exclusion, et de rédemption.

Á qui profite le crime ?

Á qui profite le crime ? Après le meurtre du prêtre par un soir glacial, c’est la question à laquelle le Policier Nourio va tenter de répondre à cette énigme, mollement il est vrai. Philippe Claudel met en scène le pouvoir à son plus petit échelon, une bourgade perdue à la Frontière de l’Empire sur un plateau battu par les vents. « Une joie nouvelle, fraîche, le fouettait. C’était en tous points fabuleux pour lui d’avoir une pareille affaire, dans ce trou du cul du monde, dans ce lieu abandonné de toute fantaisie, de tout grain de sable, roulé dans l’ordinaire des jours, alors que l’hiver allait recouvrir bêtes, hommes et maisons, et les frapper d’ankylose. » Enfin, un meurtre !

Des personnages sont autant de rouages du pouvoir

Á plus large échelle, se jouent les rivalités de puissance, les luttes religieuses, l’insensible déclin qui menacent la stabilité, la survie même, de l’empire. Brouillant la frontière entre roman historique, intrigue policière et imaginaire symboliste, Philippe Claudel plonge le lecteur dans une atmosphère oppressante, capiteuse, dont l’Orient, ses prestiges et ses gouffres, ne sont jamais loin.
Á qui profite ce raccourci qui mène les autorités vers la communauté musulmane, vite pointée du doigt ? Dans cette fable sombre et lucide, le pouvoir apparaît d’autant plus opaque, mystérieux, omnipotent et inquiétant qu’il est secret et lointain. Certains, cependant, semblent être dans la confidence d’une machination infernale. Les autorités savent alors parer leurs manipulations de la vertu du devoir satisfait. Leur offrir le masque souriant, serein, de la paix et de la sécurité retrouvés.

« (…) un terreau inépuisable et fertile pour le mal à venir. »

Les tensions larvées entre religions évoquent l’histoire violente de l’Europe Centrale. Les seuls noms qui transpercent dans ce jeu d’ombres chinoises, où les références spatio-temporelles s’effacent au profit de grands types humains, sont des termes épicés, ont un fort accent de l’Est.
La volonté d’épuration ethnique du pouvoir central se charge de réminiscences des années trente. Le drame qui se trame après l’assassinat du curé Pernieg rappelle le Führer s’essayant, Avant-guerre, au crime de masse dans le Sud de la France. La haine, ce poison lent, infecte les esprits saturés de ressentiment, de jalousie, d’angoisse. Et sur ces « (…) haines anciennes se déposeront des haines neuves, les unes les autres composant un terreau inépuisable et fertile pour le mal à venir ».

Les rouages du pouvoir sont les vrais personnages de ce roman

Les rouages du pouvoir sont les vrais personnages de ce roman. Dans ce jeu d’ombres, Philippe Claudel fait apparaître les archétypes de chaque institution sous forme de silhouette, forme comme découpée dans du papier noir, interchangeable, alors que la fonction officielle fait sa mue à chaque génération, et qui se détache sur une brume lourde et pénétrante, l’envahissante Krajna. Une plongée au plus profond de l’âme humaine :

« Qu’on s’imagine prosaïquement une canalisation de diamètre plus grand que la moyenne, mais
obstruée de matières sales, plus ou moins compactes, et qui empêchent l’écoulement normal d’une
eau claire, et on aura une image exacte du fonctionnement de la pensée de Nourio.
»

L’isolement, la petitesse et l’ennui n’expliquent pas tout, cependant. Avec cette fable entourée de nuages lourds et sombres comme du plomb, l’auteur de La petite-fille de Monsieur Linh, du Rapport Brodeck et des Âmes grises, plonge au plus profond de l’âme humaine pour en observer la sauvagerie.
Á quoi ressemblerait Emma Bovary si elle avait été un homme ? Le Policier Nourio évoque le
personnage de Madame Bovary. Il en partage les frustrations, les fantasmes de promotion sociale,
l’égocentrisme brutal. S’ajoute l’obsession sexuelle de ce triste queutard qui, à notre époque, se serait reçu une avalanche de hash tags bien mérités.

Ce Crépuscule plaira aux amateurs de littérature

Ce Crépuscule plaira aux amateurs de littérature, tant il est traversé de références aux grands auteurs.
Difficile, en effet, de ne pas songer à Charles Bovary et à sa casquette tarabiscotée en lisant la
description de l’Adjoint, cœur simple qui a toutes les apparences, et les qualités de cœur, de La Bête.
Comment ne pas songer au bal de Vaubyessard, qui donne à Emma Bovary le tournis, lorsque le
Policier caresse, une semaine durant, le carton d’invitation du Seigneur local qui le convie – enfin !- à
la chasse ?

Un ravissement dans une autre époque

La séduction SM, telle qu’elle s’exprime dans la sublime des tragédies raciniennes, trouve ici des
échos dans telles scènes de plaisir sadien, trouble, à la dérobée, et que magnifie la lumière étouffée
de la chandelle. L’enchâssement des propositions relatives qui étirent langoureusement la phrase
sont un autre plaisir d’écriture palpable, et propice au vertige et au ravissement du songe.
Mais c’est surtout le travail jubilatoire sur le lexique, désuet, chantourné, souvent ironique, qui
projette le lecteur dans une autre époque. Celle d’un monde pétri de références livresques et
littéraires. C’est cet imaginaire riche, capiteux, troublant qui laisse l’impression la plus vivace à la
lecture de ce Crépuscule. Sans oublier une forme de justice immanente qui finit par s’imposer de
manière étrange. « Le monde est plein de gros sacs de pierre, et la vie à mesure qu’elle passe prend
ne allure de charroi grinçant encombré de trop de corps et d’âmes perdues. 
»
Cette philosophie bourrue, forme de sagesse populaire têtue dans son désir d’éclairer les faits,
l’emporte sur l’atmosphère de fin de règne. Lumière froide de la lune qui perce par éclipses à mesure
que défilent les nuages. Signe mélancolique d’une fragile rédemption sur fond d’inévitable
désenchantement. En cela, il n’est pas flaubertien, ni totalement tragique non plus. Mais plutôt
Claudélien.
> Crépuscule, de Philippe Claudel. Stock, 508 pages, 23 euros >> Pour acheter le livre, cliquer sur ce lien

4
 

En ce moment

Prix de de La Closerie des Lilas 2024: Arièle Butaux, lauréate pour « Le cratère »

Ce jeudi 25 avril, les fondatrices, Emmanuelle de Boysson, Carole Chrétiennot, Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Stéphanie Janicot, Jessica Nelson

Festival de Cannes 2024 : la liste des films en compétition

La cuvée 2024 de la  77e édition du  Festival de Cannes ,qui se tiendra cette année du 14 au 25 mai, a été dévoilée par Thierry

Festival du Livre de Paris 2024 : succès avec ses 103 000 visiteurs et des ventes en hausse

Le Festival du Livre de Paris 2024 se clôture sur une note de succès avec 103 000 visiteurs et des ventes en hausse de 6%. 

« Strasbourg, capitale mondiale du Livre » : du 23 au 28 avril 2024, un programme exceptionnel pour la semaine inaugurale

Première ville française désignée Capitale mondiale du livre par l’UNESCO, Strasbourg lancera le 23 avril 2024 une semaine de festivités pour ma

Le TOP des articles

& aussi