Chronique d'Agnès Séverin

« Le dernier étage du monde » de Bruno Markov : l’I.A. contée en mode Balzac 4.0

De l’intelligence artificielle – qui « hallucine » parfois - ou de l’irrationnalité humaine, qui va l’emporter ? Une chose est sûre, le match risque de durer un certain temps. Bruno Markov raconte dans « Le dernier étage du monde »  (Editions Anne Carrière) le monde de consultants qui rivalisent de stratégies plus ou moins revues et de tactiques sophistiquées pour l’emporter sur leur voisin. Un Balzac 4.0. Edifiant et terrifiant...

Portrait de Bruno Markov. © Abigail Auperin- Editions Anne Carrière Portrait de Bruno Markov. © Abigail Auperin- Editions Anne Carrière

De l’intelligence artificielle – qui « hallucine » parfois – ou de l’irrationnalité humaine, qui va l’emporter ? Une chose est sûre, le match risque de durer un certain temps. Bruno Markov raconte de l’intérieur le monde de consultants qui rivalisent de stratégies plus ou moins revues et de tactiques sophistiquées pour l’emporter sur leur voisin. Un Balzac 4.0.

C’est un monde glaçant, mais vrai, que dépeint Bruno Markov. Longtemps consultant en intelligence artificielle et stratégie d’innovation auprès de grandes entreprises, il raconte de l’intérieur comment se hisser en haut de l’échelle. Ou au « dernier étage », le titre de ce premier roman habilement mené. Gare, « à cette altitude, on ne distingue plus les amis des adversaires. »

Un monde glaçant mais vrai

Roman vrai ou vrai roman, fiction du réel sans doute, ce qui fait peur et fascine dans cette histoire d’ambition version Balzac 4.0 est sa proximité avec la réalité. Balzacienne, la volonté d’ascension de tous les étages au sein de ce grand groupe de consulting, où l’on réinvente les stratégies d’entreprise - pour les dupliquer d’un client à l’autre façon copié-collé - et les techniques de séduction marketing au rythme des updates (mises à jour) technologiques. Les moyens étant décuplés – et plus encore en suivant la loi de Moore, qui elle-même a atteint ses limites, sans qu’on n’entrevoie celle de l’IA (Intelligence Artificielle) – les bénéfices comme les inconvénients sont également exponentiels.

Machiavélique toujours, la manipulation des foules qui se coule dans les méandres des nouvelles techniques et les exploite à l’extrême, pour jouer des émotions à son profit. Les outils d’analyse de données (la data science) atteignent aujourd’hui un niveau de précisions jamais vu dans l’art de pénétrer les esprits et de les façonner. Dans les data lakes (les lacs de données), c’est « un peu comme si une entreprise réunissait dans un grand salon, vos amis, vos ex, vos fuck friends, vos parents, vos frères et sœurs, votre patron, vos collègues, votre médecin de famille, vos anciens profs, tous ceux qui vous ont croisé au cours de votre vie, en leur demandant de raconter tout ce qu’ils savent à propos de vous – afin de dresser votre profil psychologique le plus fidèle et le plus complet possible. »

Le dernier étage met en scène avec force détails ces méthodes que l’on dit intrusives, et que l’on pourrait qualifier d’inquisitrices, tant il s’agit de s’immiscer dans l’esprit et les sentiments des gens, au mépris de la vie privée (et du libre arbitre dans nombre de situations).

Une plongée dans les arcanes de la data science

« Tu l’as sans doute remarqué, les questionnements identitaires et les guerres de chapelles s’intensifient. Des millions d’îlots morcelés, polarisés, radicalisés se laissent enfermer dans leur bulle, filtrée pour toujours corroborer leur vision des choses. Chaque individu sur terre devient convaincu d’être le plus lucide et le mieux informé, dans le camp des justes et du bien, en mission contre un bouc émissaire désigné selon ses préférences. Les vérités universelles sont peu à peu discréditées, au profit d’élucubrations partisanes érigées au rang d’évidences. Et la politique incompétente dans tous les cas, sauf à servir de paratonnerre pour le ressentiment des foules (…) Nous ne faisons qu’agir conformément à notre modèle économique : vendre nos armes de persuasion massive au plus offrant (…) Je suis accablé d’une mélancolie soudaine. C’est certainement à force de discussions comme celle-ci, dans des bureaux comme celui-là, qu’Internet est passé de technologie salvatrice à formidable fabrique d’ignorance et d’aliénation.»

Bruno Markov démonte les mécanismes de ces algorithmes à tout faire, qui forment de plus en plus les coulisses de notre quotidien. Pour arriver à ses fins dans les hautes sphères du pouvoir économique, ils peuvent aussi être ciblés de manière très personnelle et mal-intentionnée, démontre l'auteur. « Entre la falsification d’images, l’astrosurfing, l’aspiration de données personnelles et le ghost-writing, l’arsenal d’Ayobi pourrait me propulser au rang de champion du kompromat – cet art conceptualisé par les espions du KGB, constituant à détruire votre adversaire par la révélation de dossiers compromettants, fussent-ils authentiques ou fabriqués. »  L’art de salir les réputations, avec des moyens grossiers, a bien progressé. La fiction du réel y est-elle étrangère ?

Un héros qui hurle avec les loups de la technologie

Dans un monde où tout est à vendre, et d’abord soi-même, rien d’étonnant à ce que l’on (re)découvre toutes les nuances de sordide. Nombre de salariés les vivent au quotidien, dans une tonalité de plus ou moins forte intensité, d’où le nombre de burn-out et la hausse en flèche de l’absentéisme. Du fameux gris des innocentes petites souris qui sapent leur monde en coulisse, aux ténèbres insondables des trahisons orchestrées de longue haleine - et de bonne foi - en passant par les petites lâchetés les mieux partagées du monde qui tissent notre quotidien. A tous les étages, dans tous les couloirs, l’art de faire grimper sa cote… et de faire chuter celle des autres devient parfois une occupation à plein temps.

Plus rien n’a de prix pour qui a décidé de se hisser au sommet, quitte à briser quelques reins. Motivé par la vengeance d’un père brisé par le management brutal de France Telecom dans les années 90, Victor Laplace, le héros de Bruno Markov est prêt à tout sacrifier pour parvenir à son but. C’est le point commun qu’il a avec les archétypes sans foi ni loi qu’il croise dans les open space sur les sentiers de la réussite et de la notoriété. Deux combats tout aussi vains, où les adversaires finissent par se dévorer eux-mêmes et s'abîment dans la cupidité.

Le roman de l’IA ne fait pas rêver

Nous les avons tous côtoyés ou croisés au moins un jour dans notre existence, ces brillants esprits qui utilisent leur intelligence à mauvais escient. Mais il est vrai que, pour qui voit le monde à travers une machine à calculer (a fortiori, en Large Language Model, le LLM, associé aux Generative Adversarial Network (réseaux antagonistes génératifs ou discriminateurs), aux réseaux convolutifs ou récurrents qui relèvent du Deep Learning, l'apprentissage profond de l'IA calqué sur le modèle des réseaux de neurones), il ne reste plus rien d’humain dans les rapports, les échanges et les modes de vie. Le roman de l’IA ne fait pas rêver.

Il y a un côté Matrix dans ces interfaces démultipliées qui nous renvoient à nos petites aspirations et à nos grands fantasmes comme des miroirs. Le romancier « augmenté » nous rappelle, comme Shakespeare ou Lopez de Vega avant lui, que « la vie est un songe ». « (…) très bientôt, on sera capable de proposer à chacun le monde qui lui correspond le mieux. La réalité la plus proche de ses rêves. ». Et de ses cauchemars.

« Séduire, conquérir, soumettre… » ou la loi de la jungle 4.0

Bienvenue dans un monde où le cynisme est roi – derrière une paroi de vertu affichée, comme il se doit. La seule règle qu’ils connaissent est la loi de la jungle, version 4.0, où il est bon de jouer les caméléons pour survivre au milieu des bêtes sauvages. « Nos stratégies sont plus élaborées, mais les principes restent les mêmes : séduire, conquérir, soumettre…Toujours ce même affrontement, entre notre désir et tout ce qui s’y oppose.»

Dans ce monde de la rentabilité à tous crins – sa devise est « sky is the limit » (le ciel est la limite)-, personne n’a jamais d’opinion, ne croit jamais à rien, ne pense pas, et surtout ne se mouille jamais. Pouruqio se salir au contact de la réalité ? « Mon personnage est parfaitement soluble dans toutes les visions du monde. » Une neutralité dont on sait qu’elle peut très vite tourner à la culpabilité, ou tout au moins à la complicité crasse. De là à être frappé d’inexistence, faute de colonne vertébrale… Difficile de parler d’illusions perdues chez ces ectoplasmes 4.0. Ils n’en ont jamais eues.

>Le dernier étage du monde, de Bruno Markov. Editions Anne Carrière, 450 pages, 23 euros. >> Pour acheter le livre, cliquer sur ce lien

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