«Grandeur nature» et «Itinéraires»

Erri De Luca : le poids des mots, la force des songes

Que se passe-t-il lorsqu’un montagnard dans l’âme, alpiniste, redescend de ses « hauteurs terrestres » pour se pencher sur les liens secrets entre les pères et leurs enfants ? Erri De Luca, le poète, romancier et novelliste italien à succès, rend à ces rapports souvent tortueux leur « grandeur nature ». La Bible, comme toujours, élargit son champ de vision.

Erri de Luca.Photo Francesca Mantovani pour les éditions Gallimard Erri de Luca.Photo Francesca Mantovani pour les éditions Gallimard

Que se passe-t-il lorsqu’un montagnard dans l’âme, alpiniste, redescend de ses « hauteurs terrestres » pour se pencher sur les liens secrets entre les pères et leurs enfants. Erri De Luca, le poète, romancier et novelliste italien à succès, rend à ces rapports souvent tortueux leur « grandeur nature ». La Bible, comme toujours, élargit son champ de vision.

 « Donne du poids à ton père et à ta mère ». Telle est la traduction littérale qu’Erri De Luca, exégète, déjà, de la Bible dans Noyau d’Olive, Comme une langue au palais et Et il dit, donne de l’un des dix commandements. Commandement qui nous place, certes, très vite en porte-à-faux avec les habitudes hédonistes de notre époque. « Le verbe est généralement traduit par « honore ». Mais Kabbèd est le verbe matériel d’une charge. Donne-leur du poids à tous les deux, car tel est ton poids sur le plateau du monde, celui que tu leur as donné », prévient Erri de Luca qui reste fidèle « au sentiment sacré d’habitants d’un sol » (Comme une langue au palais, Arcanes Gallimard, page 42).

Un écho primordial

Erri De Luca donne du poids aux mots. De la Bible, il lit et traduit quelques pages depuis l’hébreu chaque jour un peu avant l’aube, juste avant d’entamer sa journée de maçon. « Un métier de force et de précision » (id.). Cette archéologie linguistique, cette exégèse intime qui le traverse comme une obsession, le filon d’une source profonde, cette sensation physique de la voix qui porte le texte, donne un écho primordial à chacune de ses lignes et de ses silences. Il y puise chaque jour l’inspiration comme à un puits et revient de cette plongée au centre de nous-mêmes avec des (re)trouvailles, révélations renouvelées. La magie des valeurs numériques de la langue hébraïque participe de ce travail d’interprétation à la crête du monde, à la lisière entre terre et ciel.

La quête patiente d’un sens caché qui ressurgit à travers les mailles du texte et du temps leste ses écrits. Elle leur donne une résonance profonde, universelle. Le désir magnétique de retourner à l’origine de ces premières inscriptions nées dans la poussière, le sable, le tonnerre et les éclairs est en quelque sorte inscrit profondément en nous.  

La lucidité du songe

Erri De Luca donne du corps aux mots. Son analyse des rapports humains, du rapport entre l’homme et son Dieu, cette matière sensible, passe par l’humilité de son expérience. Comme dans La Bible, les mots traversent d’abord les corps avant de pénétrer les âmes. Et les générations. « Les paroles [celles de Yod, Dieu] pénétraient dans les corps en se frayant un chemin entre les viscères, elles parlaient de l’intérieur. C’était une expérience de ventriloque que David raconterait ensuite : “Vent de Yod a parlé en moi.” ». La nature, une anecdote, un acte fondateur, tout s’éclaire d’une vérité qui gisait, profonde, sous les scories d’un monde empressé à disputer des lambeaux de plaisir facile à son prochain. 

Le roman, les nouvelles ici, la poésie toujours, participent de ce cycle de réécriture séculaire de nos histoires, de notre histoire. Un substrat profond que le poète fait remonter doucement, par lente exhumation des strates de notre mémoire que sont ses découvertes de traducteur, de lecteur et de copiste de la face cachée du notre monde.

La force de son engagement, de ses idées politiques radicales post-68, pour l’environnement et les migrants aujourd’hui, confère à son écriture une portée, une puissance, rares. Son écriture est une incarnation. Langue, pauvre, sèche, efficace, l’hébreu lui offre son « noyau d’olive » quotidien à retourner dans la bouche tout le jour pour en laisser s’exprimer le sens lentement.

Des histoires de relations extrêmes entre parents et enfants 

Le recueil de nouvelles Grandeur nature rassemble « des histoires de relations extrêmes entre parents et enfants ». Par le détour de l’outrance, il éclaire d’un jour nouveau les rapports père-fils, et père-fille et leurs sous-jacents fondamentaux. Exercice salutaire tant l’écheveau des obligations et les règlements de compte - d’abord avec nous-mêmes- qui s’ensuivent peut-être inflammable et épineux... dans ces situations marquées par la trahison ou l'abandon.

Chagall réalise ainsi à Paris le portrait de son père, vendeur de harengs dans la Sainte Russie. Sel blanchissant sa barbe noire et sa chemise. Mains « abîmées par la glace » d’avoir tant plongé dans des tonneaux de poissons. « Jamais baisées par son fils. Leur absence du portrait souligne que l’irréparable est advenu : il ne leur a pas donné de poids. Ce poids raté pèse sur son cœur tandis qu’il peint son père de loin ». Mais il n’est jamais trop tard pour bien faire et l’artiste « déploie d’abord un arc-en-ciel opaque composé de taches et de points autour de la tête, une auréole de confettis. C’est un fond lumineux, tel qu’est le passé, qui n’était pas ainsi, quand il était présent. Il le devient sous la pression du remords et de la gratitude. »

Sa chambre est « habitée par des feux, des étoiles et des prédateurs », comme l’est le monde d'Amos. Ici, ce sont encore les monstres et les furies qui se sont emparés de son siècle de naissance auxquels il se confronte. Un siècle qu’il défend sans autre forme de procès, comme le sien. 

Et il nous fait lever le front vers l’infini

Le regard d’Erri De Luca a la lucidité du songe. Ses histoires, ses souvenirs, ses réflexions résonnent comme un appel. Sa compréhension des mouvements de l’histoire, la lumière blanche qu’il jette sur nos actes, ont la force des révélations faites en songe aux personnages des Évangiles. Une manière de dépoussiérer notre conscience trop souvent abreuvée de on-dit, de racontars, de mélasse.  

Erri De Luca, ainsi, nous « fait lever le front vers l’infini ». Il nous rappelle que « les livres sacrés ne sont pas des lectures inertes, ils n’apaisent pas, mais ils poussent à se mesurer à la perfection. » Il nous montre comment être « un cœur qui écoute » (Comme une langue au palais, Arcades Gallimard, page 60).

 

« Car les livres sacrés ne sont pas des lectures inertes, ils n’apaisent pas, mais ils poussent à se mesurer à la perfection. »

 

Sa voix émerge des profondeurs de « l’histoire sacrée infinie » pour faire remonter un peu de vérité. Or « Les hommes apprécient la vérité et, si dure soit-elle, ils l’affrontent plus volontiers », comme le dit Ioná, Jonas, dans Comme une langue au palais.

Mais cette passion d’éclairer nos pas, n’est-ce pas surtout « parce que Yod aime les improvisations, les intentions de la créature homme » ?

> Grandeur nature, d’Erri De Luca, traduit de l’italien par Danièle Valin. Gallimard, 166 pages, 18 euros. >> Pour acheter le livre, cliquer sur ce lien
> Itinéraires, Œuvres
 choisies, d'Erri de Luca. Gallimard-Quarto, 1024 pages, 26 euros
>> Pour acheter le livre, cliquer sur ce lien

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