Chronique d'Astrid Detalle

Ulysse, mode d'emploi par Frank Budgen et Philippe Forest

Le peintre anglais Frank Budgen a côtoyé James Joyce durant la rédaction d’Ulysse de James Joyce, il y a cent ans. De leurs conversations en exil à Zurich, Frank Budgen a tiré un brillant essai qui donne les clés du roman : James Joyce et la création d'Ulysse. Un viatique de référence de l’aveu même de Philippe Forest, romancier et universitaire, qui a consacré, il y a dix ans, un journal à sa lecture du mythique roman irlandais: Beaucoup de jours d'après Ulysse. A l'occasion du centenaire d'Ulysse, Astrid Detalle s'est plongée avec passion dans l'extraordinaire aventure littéraire qu'a représentée cet ouvrage, la personnalité complexe de son auteur sous le regard croisé de Frank Budgen et Philippe Forest.

Le peintre anglais Frank Budgen a côtoyé James Joyce durant la rédaction d’Ulysse, il y a cent ans. De leurs conversations en exil à Zurich, Frank Budgen a tiré un brillant essai qui donne les clés du roman. Un viatique de référence de l’aveu même de Philippe Forest, romancier et universitaire, qui a consacré, il y a dix ans, un journal à sa lecture du mythique roman irlandais. Quelle plume et quelle finesse que ce Budgen ! Le compliment vaut aussi pour Philippe Forest, of course!

Un roman entre flux de conscience et cartographie maniaque

La lecture de Proust, à côté du monstre qu’est Ulysse, semble simple. Elle l’est d’ailleurs, si l’on n’a pas peur de la syntaxe (il faut avoir écouté un peu ses cours de grammaire). Transposition fleuve de l’Odyssée d’Homère sur une journée de 1904 (le 16 juin, jour du premier baiser – un peu appuyé…- que l’auteur et son épouse ont échangé au bord de la mer à Gibraltar), Ulysse en reprend les chapitres. Pour chacun d’eux, James Joyce s’inspire d’une technique narrative, d’une science, d’un art (l’impressionnisme, selon Budgen), le style des petits romans à l’eau de rose de Gerty MacDowell…

Le flux de conscience, aussi, a la part belle dans Ulysse. Même s’il n’en est pas l’inventeur (il est Français). Ce qui ne va pas pour simplifier la lecture de ce roman monstre, qui, le 2 février a eu cent ans. Or la conscience n’est autre, ici comme ailleurs, qu’un « labyrinthe » tour à tour obscur et baigné d’une lumière picturale, modelée par les couleurs des jours. « Beaucoup de jours » qui se condensent en un jour qui doit suffire à montrer le fleuve de la vie, « les forces aveugles de la nature ».

De plus, les pensées, les préoccupations, les rêves et les peurs de différents personnages peuvent se mêler. Comme dans le chapitre hallucinatoire où le héros, Bloom, et Dedalus jouent une sorte de tandem symbolique père-fils dans le bordel de Bella Cohen (Chapitre Circé). « Il faut une sensibilité bien organisée et une bonne mémoire pour retrouver l’identité des personnages avec exactitude ».

Les perspectives aussi se mêlent. Comme Budgen le montre, Dublin est la véritable héroïne d’Ulysse. Les déambulations des personnages les montrent avec un luxe de détails dans leurs grandeurs et petitesses. En gros plan. Soudain, le point de vue, se fait plus vaste. Le champ visuel passe à la perspective à vol d’oiseau, note Budgen. « Le lecteur doit constamment être sur ses gardes pour suivre les variations d’échelle et d’angle de visée ».  

Ulysse, mode d’emploi

Joyce, raconte encore Budgen, qui a beaucoup conversé avec lui, a calculé le temps de déplacement de ses personnages dans Dublin avec une précision maniaque. La passion de Budgen pour ce roman en devenir (il a eu la chance d’en découvrir la genèse, de première main) lui permet d’apporter une sorte de guide de lecture. C’est Ulysse, mode d’emploi, rédigé avec un style riche, précis, virtuose il faut le dire.  

« (…) la lecture de ce livre est une expérience vivifiante ».

« (…) une lumière vive et crue baigne Dublin, et l’atmosphère y est vivifiante, tonique. Nous voyons la ville tout entière dans un vaste mouvement d’ensemble, en sorte que les destinées individuelles se fondent dans la masse des expériences humaines de la collectivité. La décrépitude et la mort ont perdu le pouvoir de nous infliger leur morsure, car elles ne sont jamais isolées : elles font partie de la trame même de la vie qui se perpétue toujours (…) C’est peut-être parce que le rythme d’Ulysse s’accorde au rythme de nos propres vies et répète le dessin de leurs trames dans ses multiples efforts d’équilibre et de compensation, que la lecture de ce livre est une expérience vivifiante ».

Un roman total, réaliste et humaniste

L’ambition du roman de James Joyce, de l’aveu de Budgen : montrer un personnage sous tous les angles, comme le ferait un sculpteur. « Rodin a dit une fois que la sculpture était « le dessin de tous les côtés ». Léopold Bloom est une sculpture au sens où Rodin l’entendait. Il est constitué d’un nombre infini de silhouettes, tracées sous tous les angles possibles et imaginables. Il est l’être social en habit noir, et l’individu nu en dessous ».

« Léopold Bloom est une sculpture au sens où Rodin l’entendait. »

Ulysse est un roman réaliste et « amoral ». « Joyce (…) prend la vie comme elle vient et la recrée dans sa propre substance (…) il faut croire qu’il voulait que ses personnages fussent compris, tout comme il voulait que l’on ressentît la nature-même de la ville de Dublin ». Ulysse est « par sa candeur et sa fidélité au modèle, un document social, comme les tableaux des peintres hollandais du XVIIème siècle, et ceux de Canaletto, par exemple sont des documents sur la société d’alors. »

Ulysse, un roman total

Ulysse est un roman total. « Bloom, lui, c’est l’homme complet. Bloom est fils, père, époux, amant, salarié et citoyen. Il est chez lui, il est en exil ». Le propos est humaniste. Bloom est ici présenté comme un personnage progressiste, avec ses faiblesses, ses regrets (Molly et lui ont perdu un bébé), sa sagesse (il ne cherche pas à piéger Molly, la belle cantatrice, lorsqu’elle reçoit ses amants dans le lit conjugal). En un mot, sa philosophie. « Un acte d’adultère est vu comme un incident absurde et purement mécanique survenant dans le bon fonctionnement du mariage ».

« L’imagination est un héritage de l’expérience de l’humanité tout entière, transmis de génération en génération »

Frank Budgen a aussi une philosophie du roman. Pour lui, un grand roman poursuit le Beau, le Bon et le Bien. Platon n’est pas loin. « L’imagination voit, se souvient, prévoit, prédit. Mais ce n’est pas tout. L’imagination est un héritage de l’expérience de l’humanité tout entière, transmis de génération en génération, et en tant que telle, elle est savoir. Si le poète ne recevait pas en héritage cette mémoire de la race dans laquelle puiser, il ne parviendrait jamais à créer une femme, tant est vaste et profond le gouffre des désirs et des malentendus qui sépare l’homme de la femme au long des quelque soixante et dix années de leur existence ».

Et une philosophie de la vie. Évidemment, dans Ulysse, il y a beaucoup de jours. Il y a aussi beaucoup de pubs et de pintes entrechoquées. Car « les boissons fermentées figurent parmi les agents civilisateurs les plus notables » juge Budgen. Sa superbe fresque nous fait revivre la genèse d’un mythe. Et se conclut ainsi : « Le personnage vivant demeure ». La seule philosophie jouable du roman.

Sources

  • James Joyce et la création d’Ulysse par Frank Budgen, traduit de l’anglais par Edith Fournier (1975). Denoël, 334 pages, 20 €.
  • Beaucoup de jours, d’après Ulysse de James Joyce, par Philippe Forest. Gallimard, 439 pages, 22 €.  Première parution chez Cécile Defaut (2011).
  • La nuit pour adresse, de Maud Simonnot (Gallimard, 2017) est consacré à la publication d’Ulysse en France et à son éditeur haut en couleur, Robert MacAlmon.

 

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