Chronique d'Agnès Séverin

« L’œil de l’archange » : Olivier Weber redonne vie à Gerda Taro, Rimbaud de la photo

À travers le destin de comète de Gerda Taro - de l’Allemagne Nazie qu’elle a fuie, à l’Espagne en proie au carnage de la guerre civile - Olivier Weber dévoile dans L’œil de l’archange (Calmann-Levy) une part de son expérience personnelle et les manipulations atroces de Staline en un crescendo vertigineux. Un clair-obscur dont Agnès Séverin n'est pas sortie indemne.

Portrait d'Olivier Weber. DR Portrait d'Olivier Weber. DR

« On ne sait jamais ce que le passé nous réserve », observait Françoise Sagan avec son acuité habituelle. Le regard non moins acéré, l’ancien reporter de guerre et ambassadeur Olivier Weber a, lui, « la nostalgie des lendemains », la Sensucht. À travers le destin de comète de Gerda Taro - de l’Allemagne Nazie qu’elle a fuie, à l’Espagne en proie au carnage de la guerre civile - le romancier dévoile une part de son expérience personnelle et les manipulations atroces de Staline en un crescendo vertigineux. Un clair-obscur dont on ne sort pas indemne.

Au commencement était le crime

Au commencement était le crime. C’est ce qu’observe Olivier Weber - faisant référence à Caïn et Abel - dans son hommage sensible et violent, passionné à Gerda Taro. L’ancien reporter de guerre et ambassadeur de France itinérant en charge de la traite des êtres humains, redonne vie à la première photographe de guerre à avoir payé son engagement de sa vie. Il lui rend justice également, lorsqu’il montre, sans concession aucune pour son compagnon Robert Capa - dont elle trouvé le pseudonyme et forgé la légende - s’attribuer nombre des clichés de Gerda et leur apposer sa signature. 

« Assassiner la guerre »

Ce portrait « sur le vif », selon l’expression de Gerda - qui a contribué à inventer le photojournalisme et le courant de la photographie humaniste-, reflète de manière diffractée l’expérience des combats dont l’auteur a lui-même été le témoin durant vingt ans. Face aux scènes de carnage, surnage toujours au plus profond de leur âme, l’espoir et le besoin de vérité qui justifient leur engagement. « (…) elle, l’Allemande en exil, cherche la guerre, elle en a besoin pour survivre, besoin de la disséquer ; de la comprendre, de figer le temps pour discerner la barbarie derrière les visages, de se glisser dans l’horreur et la faire sienne pour mieux la détruire, pour assassiner la guerre ». Leur art, ils le vivent comme « un élan vers l’au-delà ». La quête d’« une part d’infini ».  

Un « livre à cœur ouvert, à ciel déchiré »

À travers le jeu de correspondances audacieuses, empruntant ça et là le détour la Bible, se jouant temps pour plonger aux racines du monde, Olivier Weber laisse parler les images, dans ce « livre à cœur ouvert, à ciel déchiré », pour donner corps à ses réflexions sur la guerre et la course du monde, sur la terreur et l’horreur, sur l’art, ce fixateur d’espérance. « (…) les yeux saignent, une impression à la fois de commencement du monde et d’apocalypse ». Son imaginaire galopant se nourrit d’une réflexion constante sur ces sujets vertigineux, de lectures innombrables – plus d’une centaine sur le seul sujet de la guerre d’Espagne –, d’une érudition peu commune. Curiosité d’ogre. Besoin de vérité encore. Car « l’histoire sera réécrite, et les manuels d’histoire diront non pas la vérité mais la simplification de la vérité, ou une vérité qui arrange. » 

Un imaginaire galopant 

L’œil de l’archange, pourquoi ce titre ? Réminiscences de lectures de la Bible sans doute. Parce qu’il faut tutoyer les dieux pour chercher ardemment la lumière face à la tragédie. Le lecteur le sait d’entrée de jeu, cette histoire finit mal. Celle de Gerda d’abord qui meurt à vingt-sept ans, écrasée par un char, de retour de la ligne de front. Celle de l’Europe également, qui rentre alors dans un long tunnel d’atrocités en masse dont elle ne s’est pas vraisemblablement, visiblement remise. 
En Espagne, les totalitarismes rouges et brun testent leurs alliances et leur matériel d’offensive aérien et terrestre moderne, alors que s’organise le grand carnage. Gerda est parmi les rares esprits lucides à le deviner, ce « Grand Jeu » d’une ampleur inédite. Capa semble n’y voir goutte, aveuglé par un engagement communiste opportun ? 

Un roman (auto)biographique… 

Les purges staliniennes en Espagne n’ont pourtant rien à envier à celles qui plongent alors la Russie dans un gouffre sans fond. L’Histoire, vue sous l’angle de la guerre, de la cruauté et de la mort organisées, est l’autre fil rouge de ce roman où la passion, professionnelle, artistique, amoureuse, ou simplement charnelle, pour « vivre plutôt que survivre », laisse souvent le premier plan à la mise au jour des ressorts sordides de l’âme humaine, si elle mérite bien ce nom. « Saisir ce qui se trame à côté des armes (…) loin des fusils. »   

… un thriller historique…

La menace qui plane sur Gerda, et nombre de ses amis photographes, écrivains, diplomates, au cœur de l’intrigue. On tremble avec elle pour chacun d’entre eux. Et pour ces milliers de héros anonymes sacrifiés volontaires, ou volontaires sacrifiés sur l’autel de la psychose d’État. L’horreur est partout. Torture et délation organisées à grande échelle, espionnage et trahison à tous les étages, c’est tout un système que révèle Olivier Weber, ménageant le suspense et l’angoisse jusqu’à l’insoutenable. « (…) un décor de théâtre où héros et tyrans se donnent la main, changent de masque au gré des trahisons, des intérêts, des chantages, des virements de bord » dont Olivier Weber démonte les mécanismes pour montrer le totalitarisme subi à l’échelle humaine. Thriller historique ? Souci de vérité encore sur des réalités longtemps entourées d’un voile pudique, et surtout mensonger et idéologique, ce qui revient au même. Pour nous débusquer ces vérités qui appartiennent à notre histoire refoulée, celle des lâchetés de nos démocraties fantômes, le roman (auto)biographique emprunte aux codes du roman policier. 

…un livre qui « dit non à la peur et à la lâcheté »

Gerda page après page, des bras d’un amant à un autre, d’un cliché déchirant à l’autre, se révèle tout doucement. « Gerda se sent étrangement bien dans cette balance entre deux mondes, entre deux assauts, comme si elle avait baigné dans cette atmosphère, cette gangue qui a porté les Pohorylle des shtetls, de Galicie et de Pomérie à Stuttgart puis à Leipzig, cette osmose de vie et de mort, d’amour et de haine, de naissances et de destruction. Elle a compris depuis la prison, que seule l’intelligence humaine, faite de bon sens, d’amour, et cet amour de l’humanité peut, doit porter la paix, doit enterrer la guerre, par les armes s’il le faut. »

Rimbaud de la photo

Gerda est de ces personnages qu’on n’oublie pas. C’est un Rimbaud de la photo, qui a du génie, trop lucide et qui « dit non à la peur et à la lâcheté ». Trop libre aussi. Trop fragile et trop courageuse à la fois, face à la monstruosité qui s’installe sans ambages. Assister ici à sa mort laisse de profondes traces de tristesse. Le genre de livre qui vous empêche de dormir : tout (ou presque) y est vrai.

>L’œil de l’archange, d’Olivier Weber. Calmann-Lévy, 537 pages, 23,90 euros >> Pour acheter le livre, cliquer sur le lien

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