Théophile Gautier: la légende avant tout

Un militant du romantisme

25 février 1830. La première représentation d'Hernani est prévue pour ce soir: l'impatience est à son comble, tous attendent la nouvelle pièce de Victor Hugo, pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Avant même que la pièce ne soit jouée, deux camps se distinguent nettement: d'un côté, les défenseurs du théâtre classique, gentiment réactionnaires, défendent les règles théâtrales et métriques appliquées avec brio par Corneille et Racine. De l'autre, les romantiques: écrivains, poètes, sculpteurs, peintres, en désordre, fougueux et insolents, ici pour défendre leur confrère Victor Hugo et leur idée d'un art affranchi des conventions antiques. Les deux camps ont distribués des tracts pour pointer les faiblesses de l'adversaire. Parmi les romantiques, le jeune Théophile Gautier (19 ans) arbore un gilet rouge et de longs cheveux. Il rapporte l'atmosphère avant le spectacle dans son Histoire du Romantisme (1872): "Une rumeur d'orage grondait sourdement dans la salle, il était temps que la toile se levât: on en serait peut-être venu aux mains avant la pièce, tant l'animosité était grande de part et d'autre." Finalement, la représentation a lieu, sans émeutes ni morts, et les applaudissements pleuvent à la fin de la pièce. Le mythe est pris en flagrant délit de fiction, et la bataille d'Hernani s'étendra en réalité sur plusieurs représentations, et non sur la première. Peu importe, un militant romantique a trouvé sa voie. 

Un dandy engagé?

Pour le jeune homme qui souhaitait devenir peintre, c'est une véritable révélation. Il quitte l'atelier de Louis-Edouard Rioult, où il étudiait la peinture, quelques jours après la représentation d'Hernani. Il avait réalisé un certain nombre de tableaux: Saint-Pierre guérissant un paralytique, quelques portraits au pastel, qui témoignent d'un art maitrisé au niveau technique, mais "plus appliqué et maussade qu'inspiré", note Stéphane Guégan. C'est donc "grâce à" Hugo que Gautier se lance dans l'écriture, qu'il a toutefois toujours pratiqué depuis son plus jeune âge. Mais, plutôt que de suivre à la trace le chef de file des romantiques, le jeune écrivain fat déjà preuve d'une insoumission forcenée. Lorsque Hugo ou Lamartine prônent l'engagement politique de l'artiste et s'extasient devant une poésie sociale parfois très complaisante (Lamartine sera finalement élu député en 1833, et restera en fonction jusqu'en 1851), Théophile Gautier s'engage également, mais du côté de l'art, et commence à élaborer lentement une doctrine extrême à laquelle il ne dérogera pas. En 1835, quelques lignes de la préface de Mademoiselle de Maupin font scandale: « Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. » Sorte de Des Esseintes (A rebours, Joris-Karl Huysmans, 1884) avant l'heure, Gautier jure fidélité à l'expression artistique.

Quand tout écrit devient littérature

La bibliographie de Théophile Gautier, vertigineuse, suggère que l'homme ne s'arrête pas à des considérations de genres: récits de voyages, critiques, ballets, pièces de théâtre, poésies, romans... Pour Gautier, tout écrit devient très vite une question de littérature. Il s'applique à publier ses articles dans un grands nombres de journaux de l'époque: La Presse, La Revue de Paris, La Revue des Deux mondes... Rédige ses premiers recueils de poésie. Et rend compte des expositions, vernissage et autres Salons où il se rend: les fameux Salons de peinture et de sculpture constituent alors le centre névralgique de la vie artistique, le lieu où un artiste peut aussi bien être célébré que rejeté. Une hyperactivité qui le laisse parfois au bord de l'épuisement: "Le Salon m'occupe tellement que je ne sais où donner de la tête" confie-t-il dans une correspondance citée par Stéphane Guégan dans son ouvrage.

De Baudelaire à Manet, les protégés de Gautier

En 1861, les chroniques de Gautier font autorité: lorsqu'il ne tarit pas d'éloges sur Le chanteur espagnol ("Caramba!" écrit-il) d'Edouard Manet, le peintre retrouve un peu de popularité, même s'il est admis avec peine au Salon des refusés de la même année. Cependant, Gautier se refusera, en 66, à des compliments consensuels pour Une jeune femme, un tableau de Manet, soulignant que "bien certainement le charme n'y est pas". Pas de compromis, pas de dérogation à cette grande règle que s'est fixé Gautier. Une autre amitié de l'auteur est bien connue: avec Charles Baudelaire, Théophile Gautier partage une vision de la vie pratiquement similaire, et ils sont tous deux de grands amateurs de contes fantastiques. Sur une page d'épreuves des Fleurs du mal (1857), on peut lire "Au poète impeccable/Au parfait magicien ès-Langue Française/A mon très-cher et très-vénéré/Maître et Ami/Théophile Gautier/Avec les sentiments de la plus profonde humilité je dédie ces feurs maladives", message annoté par Charles Baudelaire, qui y ajoute des corrections et des calembours à l'intention du dédicataire. Gautier est au centre d'un cercle étendu d'artistes, qui le tiennent tous en très haute estime: Gautier surnomme Flaubert "Flaub" !

Voyages et visions

Comment rendre compte de la carrière de Gautier sans évoquer les nombreux voyages que celui-ci effectua? "Chacun des voyages de Gautier aura contaminé son imagerie" constate Stéphane Guégan. En mai 1840, Gautier part en Espagne, et rédige Voyage en Espagne et España en guise de comptes-rendus. Il affectionne particulièrement les pays chauds: Algérie en 45, Italie en 50, Grèce et Turquie en 52. Changement d'horizon en 58: Gautier part pour la Russie, avant d'effectuer un dernier voyage en Egypte en 1869. Ces voyages et les découvertes qui les accompagnent modèlent l'homme et l'oeuvre. Ainsi, au retour d'Istanbul, Théophile Gautier adopte la barbe, une posture d'oriental lascif et hédoniste, particulièrement versé dans la pratique du kief: Gautier créé avec le docteur Jacques Joseph Moreau le Club des Haschichins, véritable institution littéraire et scientifique. Un goût pour la "vision grotesque" perceptible dans l'essai rédigé par Baudelaire, Les Paradis artificiels, souvent accompagné des textes La Pipe d'Opium et Le Haschich de Gautier.

Ciseler des bijoux littéraires

Cette solide ligne de conduite fait de Théophile Gautier un auteur obsédé par la perfection: Emaux et camées, l'une de ses principales oeuvres poétiques, est travaillée de longues années par l'auteur, et ne sera publiée en version définitive que vingt années après sa première parution ! L'objectif de Gautier est clair: façonner le bijou le plus parfait, tout en s'assurant que celui-ci reste inutile, purement esthétique. A la mort de Gautier, Edmond de Goncourt notera que "le poète avait ainsi la sérénité farouche d'un barbare, ensommeillé dans le néant". Un barbare, celui qui s'exprime dans une autre langue, exotique et mystérieuse pour le néophyte: c'est bien ce qu'a fait Théophile Gautier en usant de la littérature pour faire de l'inutile une métaphysique du beau.