Critique Libre

Philippe Djian: le temps assassin

L'une des stars de la littérature française revient avec Vengeances, une histoire sombre sur fond de deuil et de désillusions. Philippe Djian, sexagénaire fringant, nous livre un récit sur la déliquescence, le souvenir des émotions et l'érotisme meurtrier d'une génération post-soixantehuitarde dont il révèle sans concession les complaisances et échecs. A lire pour  exorciser le temps qui passe...

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Deuil originel

Le premier coup de théâtre de Vengeances n'est pas un meurtre, ni une agression. Pas une mutilation, un viol ou un autre acte sordide. "Les plus atteints étaient les plus jeunes, sans nul doute, ceux qui avaient une vingtaine d'années. Environ? Il suffisait de les regarder." constate froidement le narrateur dès la première phrase du roman. Avant de révéler que son fils Alexandre, dix-huit ans, s'est suicidé "quelques jours avant Noël". Comme dans Tu verras, de Nicolas Fargues, le deuil de l'enfant est donc à la racine du récit, même si Djian le traite d'une façon totalement différente dans les chapitres qui vont suivre. En effet, dans Vengeances, Marc, le père et narrateur occasionnel, est seul pour faire face au drame : certes, il a ses amis Anne et Michel, mais Julia et Elizabeth, les deux femmes qui ont marqué sa vie, sont parties depuis longtemps. Cette charge à supporter, Marc tente de l'alléger en s'aidant de l'alcool, qui permet de "ralentir" les évènements qui se sont emballés (le fils meurt avant le père): "Le monde se transformait vite. Nous n'avions guère de visibilité." écrit Djian.

 

L'époque a un train d'avance

Marc a une cinquantaine d'années: en connaissant cette information, le lecteur pourrait s'attendre à un roman truffé d'analyses mi-sociologiques, mi-historiques, maladroites, erronées et risibles. Djian évite cet immense écueil en reconnaissant l'étrangeté de la génération qui le suit: il ne nous "dit" (comme si un écrivain devait toujours "dire" quelque chose sur un sujet particulier) rien sur les jeunes de vingt ans qui traversent le roman. Alexandre s'est suicidé: pourquoi? Aucune réponse. Gloria, son ancienne petite amie, blonde nerveuse, est délicate à cerner: nymphomane? dépressive? écervelée insupportable? Djian réussit particulièrement le personnage de la jeune femme, portrait pourtant délicat, en ménageant les réflexions à son sujet, tout en faisant d'elle un bloc de résistance face à Marc. Mais toutes les femmes, chez Djian, transcendent leur époque. Les hommes, eux, sont fatigués, proches de l'implosion: "Michel avait cinquante ans et la peinture commençait à s'écailler par endroits."

 

Les désaxés dans la ligne de mire de l'écrivain

Djian a choisi de faire de Marc, son personnage principal, un artiste à succès, rapellant le Jed du dernier Houellebecq. L'auteur français s'intéresse ici, comme souvent dans ses oeuvres, à des désaxés, des individus en marge. Cette fois, il ne choisit pas un chômeur ou un vagabond (le hobo de la beat generation que Djian apprécie beaucoup), mais un artiste et ses amis qui évoluent dans un milieu aisé, où l'argent ne pose pas de problème. Mais renommée et faste ne sauvent pas ces personnages de la désillusion et du désespoir: les trois amis évoquent avec nostalgie mais lucidité leurs "années d'engagement politique" (expression pratiquement figée), notion qui a effectivement tendance à disparaître lentement de la nouvelle génération, en tout cas dans les pays européens: l'engagement est individuel, et les grands rassemblements sont le fruit du désespoir, non de la révolte (combien d'Indignados ont déclaré qu'ils n'avaient "plus rien à perdre"?). La génération 2000 est-elle irrémédiablement cynique ou triste? Peut-être, mais Djian nous montre des parangons de la génération soixante-huit tout aussi dépassés par les évènements. 

 

Figurer la déliquescence

Très bonne idée de Philippe Djian dans Vengeances: figurer la vieillesse et le passage du temps, non pas en décrivant les rides sur les visages des personnages ou leur condition physique amoindrie, mais en utilisant les oeuvres de Marc pour retranscrire cette déliquescence. Marc a "le sentiment que [s]on travail s'autodétruisait, tombait tragiquement en poussière, de plus en plus vite": ses oeuvres se détériorent, s'oxydent, des taches brunes apparaissent et la peinture se craquelle. Les protagonistes de 37,2°C le matin peignaient sans cesse des bungalows, le quinquagénaire de Vengeances voit sa peinture disparaître. Les années uniformisent les oeuvres, les ramènent toutes à la même condition dégradée et uniforme. Gloria servira de révélateur à la fin du roman: Marc se croyait préservé du changement incontournable en défendant sa nature de désaxé. Déception: les liens d'amitié ne résistent pas au temps, eux aussi, et se délitent lentement. On a eu peur en lisant une phrase au début de Vengeances: "Vieillir ramolissait-il le coeur, aussi?". Djian allait-il sombrer dans le misérabilisme et le sentimental? Non, il tord ces coeurs ramollis comme des éponges pour tenter d'en extraire quelques gouttes de volonté, pour continuer la vie, "marche forcée" comme l'assure Marc. La vengeance est un plat qui se mange froid, et n'importe quand. 

En savoir plus

Philippe Djian, Vengeances, Gallimard

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