Tribune d’Eric Val-Harboit

Michel Houellebecq, performeur de la déchéance?

Michel Houellebecq est l'écrivain emblématique du déclin de la société occidentale, selon le photographe Eric Val-Harboit. Celui-ci va même plus loin. Il voit dans la déchéance physique de l'auteur  français une action de « performeur », à l’instar d’artistes plasticiens comme Orlan, Marina Abramovic ou Dan Graham. Une démarche radicale, bien documentée dans le milieu de l'art contemporain, qu’Eric Val-Harboit applique pour la première fois au monde littéraire, à propos de l'auteur qui vient de publier Anéantir ( Flammarion) après les controversés  Soumission et Sérotonine (Flammarion).

Houellebecq est une épave sur qui la lumière crue des spotlights est délibérément cruelle. Ne le plaignons pas, il pourrait bien y avoir dans cette déchéance dérangeante et qui ravit ses détracteurs cathos ou trotskis, un projet artistique cohérent de performer (définition : la performance est une expression d’art contemporain délivrant un sens en rapport avec le contexte et qui impose à l‘artiste -le performeur- de s’investir physiquement  jusqu’à se mettre en danger).

La veulerie et la déchéance de l'homme occcidental

Houellebecq nous livre dans des circonstances que l’on croirait taillées sur mesure, dans Sérotonine, son dernier opus, qui complète, à défaut de l’achever, une œuvre de description rigoureuse jusqu’à l’obscénité (définition : l’ob-scène est ce qui doit être caché de la scène) de l’évolution de la société occidentale postmoderne, et plus particulièrement de sa singulière composante française. Ont été abordés précédemment la tyrannie dérégulée des pulsions sexuelles, celle des normes et de la fonctionnarisation de l’espace culturel, l’acceptation mercantile de l’asservissement de l’autre, l’abdication tranquille  des principes moraux, bref, une certaine veulerie diffuse et récente de l’homme (vir,viris) occidental. Restaient à explorer le religieux et le politique.

La complexité des jeux de correspondance

Cette déchéance avait déjà été décrite par l'auteur dans Soumission, son précédent livre, un objet littéraire bref, mais dense et complexe. La répartition des rôles symboliques est nette. Myriam, principe féminin insoumis, réaliste et réactif par le legs de l’histoire, espère jusqu’ au dernier moment,  divorce du sol et se réfugie en Israël. Elle s’oppose au principe masculin, le narrateur, qui  symbolise le fond culturel français, qui atermoie, plie et se soumet au temps qui passe et au vent de l’histoire, en retard par rapport à ses collègues universitaires et aux hommes politiques qui retournent leurs vestes plus activement. Les autres personnages féminins sont des victimes : la mère meurt, les filles et femmes  sont écartées, soumises ou réifiées, la Vierge est abandonnée. Un pôle masculin fait contrepoint à Myriam, en la personne de Lempereur. Dans  « Soumission », le jeu des correspondances est intense, les parallèles temporels jouent en notre (la civilisation occidentale) défaveur. Cent trente ans nous séparent du temps de Huysmans et de sa conversion voulue et justifiée, du décor aux tableaux charnels dans lequel vit le jeune identitaire, plus longtemps  encore du monde évoqué dans le musée de la vie romantique, poste d’observation formidable du fracas occulté du présent.

Les ravages du temps

Le temps ne fait pas que fuir, il oxyde et ravine aussi, les objets comme les sociétés surtout si elles y consentent par lassitude, ou par désir/acceptation de se soumettre -trop vite ?- car le vieillissement accéléré (par l’Autre, par la haine de soi) est à l’œuvre. C’est de cette érosion, accélérée par du religieux, et de son acceptation irrationnelle, soumission sans combat par le politique, que parle ce livre. Une érosion qui touche la société, sa capacité à réagir, et jusqu’au moteur de la modernité optimiste que prétendaient incarner les mouvements politiques « de progrès », pièces centrales de l’histoire de notre pays, et qui abdiquent comme des vieillards à qui l’on promettrait une double ration de sucreries, ou de Viagra.

Erosion des valeurs sociétales...

Cette érosion des valeurs et certitudes occidentales s’inscrit physiquement sur le personnage central qui ne brille d’aucunes qualités autres que son détachement d’intellectuel, qualité passive qui dispense de prendre parti, et  qui devient une faute, la couardise. Ce narrateur fait penser sans grand effort à l’auteur, il faudrait même consentir un effort pour ne pas accepter cette correspondance. Houellebecq nous avait préparé à cette identification dans « La carte et le territoire ». Les écrits de Houellebecq irritent en ce sens que le réel y est décrit sans fards, depuis la génitalité qui imprégnait « Les particules élémentaires », jusqu’à la réalité sociale crue, inacceptable pour la doxa : l’impossibilité du vivre ensemble. Nous n’aimons plus que les images retouchées. Houellebecq nous en prive.

... et déchéance physique de l'écrivain

Pas de Photoshop, surtout pas ! ou alors les artifices tolérés seront des artifices d’ancien régime : les cheveux maigres et longs, un maquillage ridicule du regard, dérisoires coquetteries sur un visage édenté et ravagé, que porte un corps négligé et mal sapé. Le courage de Houellebecq, artiste engagé dans la démonstration de son propos, est immense. Sa déréliction est une parole qui dit « Ma déchéance physique est cohérente avec mon message qui traite de l’essoufflement d’un monde, mais je ne juge pas, je vous en laisse le soin. Faites attention! Si vous méprisez la déchéance que je laisse filer sur mon corps, vous ne pouvez pas faire  l’économie d’un jugement sur la déchéance que vous laissez advenir sur votre société ». Un performer ne parle pas souvent. Il utilise son corps jusqu’aux limites pour délivrer son message. Loin des chemise blanches décolletées à mille euros pièce du Flore ou des indignations lancées des immeubles haussmanniens du white ghetto, Houellebecq le performer ultime de nos lettres se marre et s’oublie  doucement en son taudis, et s’en sauve comme son héros pour se cacher, peut-être à Rocamadour, dès qu’une fatwa (qui aurait été très malvenue, car le livre n’est pas islamophobe et même plutôt  l’inverse), aurait pu  tomber.

L'étrange coïncidence de l'Histoire et de l'histoire

L’Histoire retiendra cette extraordinaire séquence de janvier 2015 qui associa, sans faire de hors sujet, la sortie de ce livre sur la fiction d’une France prise de doutes irréversibles et des événements réels non moins irréversibles. Ne pas le lire serait se soumettre à cet abandon qu’incarne symboliquement et physiquement Houellebecq, qui de son bras décharné nous fait un  signe qu’il serait lâche d’ignorer. L’élite sociale de l’époque de Huysmans refusait de lire Zola : dérangeant, trop réaliste. L’élite sociale de ce début de XXIème siècle fait mine de refuser de lire Houellebecq. Dérangeant, trop réaliste ? 

Références

>Michel Houellebecq, Anéantir, Flammarion
>Michel Houellebecq, Sérotonine, Flammarion
>Michel Houellebecq, Soumission, Flammarion
>JK Huysmans, A rebours, Gallimard

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Eric Val-Harboit est photographe et artiste de performances. Son travail porte principalement sur le thème du reflet, du double et de la transformation. 
>lire aussi l'analyse de "La carte et le territoire" qu'Eric Val-Harboit avait livrée à Viabooks à la sortie du livre de Michel Houellebecq en 2010 (prix Goncourt 2010).

En savoir plus

>Visionnez la bande-annonce du film "Near death experience" dans lequel Michel Houellebecq joue un rôle proche de la performance.

>Lire cette étude sur L'équivoque chez Michel Houellebecq

4.5
 

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