Interview

Jonathan Dee : « Avec “Sugar Street”, j’ai voulu pénétrer l’esprit d’un homme en colère. »

Avec Sugar Street (Les Escales)Jonathan Dee livre une fable sans fioriture pour révéler les difficultés de l’Amérique des déshérités. Et la traque numérique insensible de « l’état de surveillance électronique généralisée ». L’auteur des Privilèges et de Mille excuses, imagine la nouvelle vie, dépouillée, d’un héros qui fuit son existence privilégiée… Rencontre avec Jonathan Dee qui accepte de décrypter pour Viabooks les enjeux de cette peinture sociale crue, dérangeante, que ne renierait pas Balzac.

Portrait de Jonathan Dee Wikipedia Portrait de Jonathan Dee Wikipedia

Avec Sugar Street, Jonathan Dee livre une fable sans fioriture pour révéler les difficultés de l’Amérique des déshérités. Et la traque numérique insensible de « l’état de surveillance électronique généralisée ». L’auteur des Privilèges et de Mille excuses, imagine la nouvelle vie, dépouillée, d’un héros qui fuit son existence privilégiée… avec tout de même 168 548 dollars en poche. Son portefeuille a tout de la peau de peau de chagrin.  Rencontre avec celui qui a écrit une peinture sociale crue, dérangeante, que ne renierait pas Balzac.

Viabooks : Comment est née l’idée de ce héros qui veut échapper à son identité, à son passé ?

Jonathan Dee : L’idée de disparaître est souvent associée à la vie dans les bois. A la débrouille dans la nature. Mais que faites-vous, si vous n’êtes pas doué pour cela, lorsque vous voulez échapper à l’état de surveillance électronique généralisée ?

Vous écrivez : « Tenter de disparaître, de vivre sans laisser de traces, c’est vivre la même vie que les pauvres. » ...

J. D. : Si vous voulez vivre sans numéro de Sécurité Sociale, sans compte en banque, sans carte de crédit, vous devez vivre une vie souterraine. Il s’agit en réalité de la vie que vivent nombre de gens pauvres. Non pas par choix, mais par nécessité. A cause de la période particulière que nous traversons aux États-Unis, je voulais écrire à propos de quelqu’un qui se radicalise politiquement [Il s’agit d’Autumn, la propriétaire de la chambre que le narrateur loue dans Sugar Street.]

Faire partager au lecteur cette existence dénuée de tout, sauf de quelques contacts humains très épisodiques, est un choix de point de vue lourd de sens pour vous ?

-J.D. : Je n’aurais pas voulu dépeindre un supporter de Donald Trump en donnant l’impression de partager avec le lecteur une sorte de sentiment de supériorité vis-à-vis de ce personnage. Je préférais mettre en scène progressivement un acte de violence politique très peu intelligente. J’ai voulu montrer mon héros prendre des distances vis-à-vis de son passé, de son identité. Le livre tire son origine d’une sorte d’exercice de style sur le point de vue.

Un exercice de style sur le point de vue, c’est-à-dire ?

-J.D. : J’ai voulu plonger dans l’esprit d’un homme en colère. Le personnage d’Autumn, cette femme qui dit ce qu’il ne faut pas dire, était surtout très amusant à mettre en scène !

Votre héros est un mâle de la classe moyenne qui semble pourtant détester cette catégorie sociale. Vous suivez la tendance woke, incontournable aux États-Unis …

-J.D. : Ce n’est pas une personne riche comme pouvaient l’être les personnages des Privilèges. Mais il est, certes, à l’aise financièrement. Au début du livre, il y a beaucoup d’hypocrisie dans ce personnage de la classe moyenne. Il aime s’attarder sur tout ce à quoi il a renoncé. Il menait une existence confortable. Et maintenant, il vit dans une chambre de location proche du Goodwill. [Une sorte de cash-converter]. Il est courageux. Mais juste assez courageux, pour plonger dans l’inconnu, avec une enveloppe remplie d’argent liquide.

          « Au début du livre, il y a beaucoup d’hypocrisie dans ce personnage de la classe moyenne. »

Pourquoi  déteste- t-il tant les tenants de la classe moyenne, alors qu’il fait partie de cette catégorie ?

-J.D. : Mon héros veut effectivement se distinguer de ces mâles blancs de la middle class. Mais tout le sujet du roman consiste à montrer cette part d’identité profonde, à laquelle il ne parvient pas à échapper. C’est en cela que je ne voulais pas prendre la voie facile de dépeindre un personnage de réac. Je voulais mettre en scène quelqu’un qui se vivait comme un être progressiste, ouvert [un liberal, ce qui le situe à l’aile gauche de l’échiquier politique aux État-Unis]. Et de montrer qu’il n’est pas si éloigné de ces personnes réactionnaires, radicalisés dont il veut se démarquer. Il a plus en commun avec les électeurs de Donald Trump qu’il n’aimerait le penser.

           « Il y a aussi pas mal d’Emily Dickinson dans ce livre. »

Politiquement, êtes-vous aussi pessimiste que vos personnages ?

-J.D. : Non, je ne le suis pas. Mais, je suis tout de même plus pessimiste à propos d’à peu près tout depuis l’élection de Donald Trump. Les choses semblent au bord de la catastrophe depuis le 6 janvier 2021.

Vous vous êtes inspiré de Rochester, un personnage de Jane Eyre, qui disparaît également ?

-J.D. : J’ai un peu triché en en faisant un personnage qui lit beaucoup. C’était une manière pour moi de faire référence indirectement à ce personnage de Jane Eyre, l’épouse d’Edward Rochester. Bertha Antoinetta Mason est cachée dans le grenier dans le roman de Charlotte Brontë. Le livre comporte également des références aux Raisins de la colère de Steinbeck. Il y a aussi pas mal d’Emily Dickinson dans ce livre.

             « Je me suis beaucoup documenté sur la reconnaissance faciale, j’ai même écrit un article pour le magazine Esquire sur ces sujets. »

La question de la vie privée et de la protection des données personnelles est aussi au cœur de votre roman…

-J.D. : Mon personnage, au début du roman, essaie surtout d’échapper à son historique de données plutôt qu’à son passé réel, en effet. Il veut tout autant échapper à son histoire au plan racial et social. Il veut échapper à tout cela ensemble. Pour écrire de manière crédible sur ces sujets de surveillance électronique, je me suis beaucoup documenté sur la reconnaissance faciale. J’ai même écrit un article pour le magazine Esquire sur ces sujets. J’y retraçais un jour dans notre vie du point de la collecte de données. J’ai voulu montrer à quel point nous abandonnons volontairement nos données. Faire ces recherches m’a juste rendu un peu plus paranoïaque sur ce sujet des données personnelles ! (rires) Tout ce qui est connecté à Internet est connecté à tout le reste. Même l’aspirateur connecté s’avère être un aspirateur à données personnelles !

Pour protéger sa vie privée, ce personnage réduit sa vie comme peau de chagrin…

-J.D. : En effet, il réduit sa vie sociale à presque rien. Mais c’est aussi une manière pour lui de donner plus de poids, de densité, à chacun des liens qu’il tisse avec son entourage.

Le New York Times a parlé de vous récemment comme d’un trésor national, impressionnant !

-J.D. : C’est le signe que je prends de l’âge ! Mes amis se régalent de cette formule !

> Sugar Street, de Jonathan Dee. Les Escales, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Elisabeth Peellaert, 208 pages, 22 euros. >> Pour acheter le livre, cliquer sur ce lien

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