LAISSE-MOI GUIDER TES RÊVES

Laisse-moi guider tes rêves

Samedi. On était samedi, le jour où elle devait partir travailler au Mac Do. Amel jeta un œil paniqué sur la pendule de son studio en déposant sa tasse du petit-déjeuner dans l’évier. Oh non, il était déjà presque 8:15, elle risquait encore de rater son bus ! Les yeux rivés sur les aiguilles infernales et sans pitié de cette pendule, elle protesta à voix haute « Tu ne peux pas parfois avoir un peu d’indulgence, toi, oh Son Altesse le Temps ? Un peu d’empathie envers nous ? Tu te rends compte du nombre de personnes que tu fais courir pour qu’elles soient à l’heure au travail ? Toi aussi tu pourrais faire un effort ! Un effort physique, je ne sais pas moi, étire-toi, allonge-toi, fais en sorte de doubler les minutes bon sang, prends le temps… surtout le matin ! » Elle regarda à nouveau la pendule avec un léger espoir, mais l’aiguille des secondes continuait son tour de cadran à un rythme éternellement mesuré… totalement indifférente. Qu’espérait-elle ? C’était ridicule ! Amel lança un regard aiguisé à la pendule et tout en se dirigeant vers l’entrée pour y attraper son manteau, elle marmonna « pffff…, tu as de la chance que je sois en retard, parce que… ça me donne vraiment envie d’enlever tes piles, tu ferais moins la maline.»

Elle fit tournoyer son manteau pour l’enfiler le plus vite possible. Malheureusement, une de ses mèches blondes se coinça autour de l’un des boutons. Décidément, y avait-il une solidarité entre les objets ? Amel se l’était souvent demandé, comme si un conflit en entrainait un autre. Tout en essayant de libérer ses cheveux du piège qui leur avait été tendu, elle fronça les sourcils en se demandant s’ils n’étaient pas tous de mèche. Elle venait d’agresser la pendule de son minuscule salon et la voilà coincée maintenant dans l’entrée… Les objets communiquaient-ils entre eux ? Si c’était le cas, certains devaient même être de vrais militants, luttant contre le pouvoir exercé sur eux par les humains. La pendule, justement, trônant à hauteur sur le mur du fond en ferait bien partie. Amel la soupçonnait déjà de donner des ordres aux autres objets de façon à ce qu’ils se liguent contre elle et lui pourrissent la vie. Elle se sentit soudain mal à l’aise, comme dans un univers hostile. Elle aimait son appartement pourtant d’habitude, symbole d’une liberté d’étudiante, mais ce matin-là elle avait hâte d’en sortir. Elle finit de libérer sa mèche de cheveux et saisit son sac à main. Mais avant de se tourner vers la porte, ses yeux s’arrêtèrent sur son ordinateur laissé au centre de la table basse. Il lui rappela aussitôt l’annonce à laquelle elle avait répondu hier soir. Elle n’avait pas pris le temps de réfléchir avant de postuler, comme si cette offre d’emploi n’était rien que pour elle. Cette annonce lui était destinée, elle en était persuadée. Amel venait de valider son Doctorat en psycholo­gie à Bordeaux, et avant d’ouvrir un cabinet privé de psychologue, elle souhaitait acquérir une expérience différente. Cette annonce publiée par l’entreprise « Bleu-Nuit » qui proposait à priori de « guider nos citoyens dans leurs choix de vie » lui avait plu immédiatement et tombait à pic. Même si, elle ne le réalisait que maintenant, c’était très vague quand même… Que lui demanderait-on concrètement de faire ? Elle haussa les épaules. Elle verrait bien ! En tout cas, elle correspondait au profil recherché ; jeune – elle avait tout juste vingt-cinq ans – diplômée en psychologie et disponible. « Logée, nourrie, blanchie » précisait l’annonce. C’était l’occasion parfaite de changer de milieu de vie. Cette entreprise était située à La Rochelle… Idéal pour elle, ni trop près ni trop loin de sa famille bordelaise. La Rochelle était une belle destination, avec son joli port, ses tours, sa vieille ville… Une occasion magnifique de profiter de l’air du large et même si elle avait adoré étudier à Bordeaux, elle était impatiente de changer de cadre de vie.

8:18. Aucun effort de la part de l’horloge, décidément. Son bus était à 22, il fallait faire vite. Elle s’immobilisa devant la petite panière posée sur le meuble de l’entrée près de la porte qui contenait habituellement son trousseau de clés. Panière vide. Pourquoi ses clés n’étaient-elles pas à leur place ? Elle chercha dans sa mémoire, mais pensait bien les avoir déposées la veille au soir sur le meuble. Oh non, c’était fichu, elle allait vraiment rater son bus. Elle cria « Pourquoi tant de haine ? Qu’est-ce que je vous ai fait ? Vous voulez vous débarrasser de moi… eh bien, c’est ce qui va se passer ! Je vais partir pour de bon, et vous l’aurez bien mérité ! »

Machinalement, Amel se tourna quand même vers la porte d’entrée et y aperçut son trousseau de clés dans la serrure. Bon, elle avait eu tort de s’énerver. Les objets n’y étaient pour rien si elle était encore une fois en retard. Amel esquissa un sourire, un peu rassurée quand même.
*
- Tu es sûre de toi, ma chérie ? Ton départ est quand même précipité… Cette entreprise, comment elle s’appelle déjà ?

- Bleu-Nuit maman, oui, ne t’inquiète pas. Je suis super contente d’aller vivre au moins pour quelques temps à La Rochelle. Et ça va me faire une expérience professionnelle.

- Bon, alors si tu es heureuse, on est heureux pour toi, ton père et moi. Donne-nous de tes nouvelles de temps en temps ! Tu as un manteau assez chaud ? Il fait froid là-haut !

- N’exagère pas maman, ce n’est pas le pôle nord non plus !

- Oh tu sais, pour moi, tout ce qui est au nord de la Garonne… Quand est-ce que tu déménages finalement ?

- Déménager est un bien grand mot ! Comme je suis logée sur place, je n’ai que mes vêtements à emporter. Je prends un train demain midi, j’ai rendez-vous à 17:15 avec la directrice. Tu vois, c’est précipité, mais organisé ! Au revoir, bisous maman !

Amel appuya sur le bouton rouge de son téléphone. Sa mère avait raison, cette embauche était soudaine. Après trois jours seulement, une femme l’avait contactée par téléphone et lui avait dit qu’elle correspondait parfaitement à leurs attentes, lui avait évoqué un bon salaire associé à de nombreux avantages ; un contrat d’un an, tous les frais personnels pris en charge... Mais au fait, quels frais ? Elle avait été prévenue : ses journées de travail seraient longues et fatigantes et pour cette raison, elle devrait habiter sur place. Accepter cette proposition lui avait paru si naturel, c’était comme une évidence. Sa petite voix intérieure lui disait que c’était une opportunité formidable, mais… devait-on toujours faire entièrement confiance en sa petite voix ? Elle espérait quand même ne pas se tromper… Tout en récupérant quelques vêtements dans son armoire pour les déposer dans sa grosse valise posée sur son lit, elle se rassura en pensant qu’au pire, elle pourrait revenir à Bordeaux le surlende­main !
*
Amel repéra rapidement de l’autre coté de la rue la grande porte noire qui lui avait été indiquée. Elle délaissa son énorme valise grise à roulettes sur le bord du trottoir pour resserrer le col de son manteau. Quel froid glacial ! Et on n’était qu’en octobre 2036, l’hiver ne faisait que commencer. L’idée d’être enfermée dans un bureau à longueur de journée ne la déprimait pas, au moins elle serait au chaud ! La directrice lui avait donné rendez-vous à 17:15 au 16 rue Hypnos, à La Rochelle. Elle attrapa son portable dans son petit sac pour vérifier l’heure, 17:15, parfait ! Il n’y avait pas de numéro 16, pas de plaque indiquant le nom de l’entreprise non plus, mais la porte noire était bien là, entre le 14 et le 18. Immense, impressionnante. Pas d’erreur possible donc. Elle empoigna à nouveau la valise, traversa la rue avec peine à cause des trottoirs à franchir et grimpa les trois marches pour atteindre la sonnette qui déclencha le clic de l’ouverture. Qu’elle était lourde ! La porte à pousser, la valise à hisser, une épreuve sportive... A l’intérieur s’étirait un long couloir, une pancarte attira son attention : AMEL, LAISSEZ VOTRE BAGAGE ICI. IL VOUS SERA DÉPOSÉ DANS VOTRE LOGEMENT PAR NOS SOINS. Tant mieux ! Elle fit une dizaine de pas jusqu’au fond du couloir, se trouva face à une porte qu’elle ouvrit, et vit un escalier en colimaçon dans une arrière cour. Il y avait des étages inférieurs, en sous-sol. Elle se pencha pour regarder en bas, mais le regretta immédiatement. La hauteur était vertigineuse ! Était-ce possible qu’il y ait de tels immeubles en plein centre de La Rochelle avec des sous-sols aussi profonds ? Derrière cet escalier, trois portes numérotées : 1, 2, 3. Elle se souvint d’un numéro trois dans les explications données par la femme au téléphone. Le fait de pousser cette troisième porte accéléra à nouveau les battements de son cœur. Que lui réservait-on, là, juste derrière ?

A la fois excitée et anxieuse, elle fit un pas dans ce nouvel univers. Première impression positive. Ambiance lumineuse et cosy. Un large couloir s’offrait devant elle. La moquette bleu foncé était douce sous ses pieds, elle avança tout en lisant les inscriptions en lettres bleues sur les murs blancs qui défilaient sur les côtés. “Au lieu de rêver ta vie, vis ton rêve !” citation anonyme. Sur le mur de droite :“Fais de ta vie un rêve, et d'un rêve, une réalité.” Antoine de Saint Exupéry.

« Un véritable emploi de rêve en perspective », se dit Amel en souriant et en réalisant peu à peu pourquoi ses connaissances en psychologie avaient tant intéressé l’entreprise Bleu-Nuit. Elle ne savait pas encore trop de quelle manière mais le conscient et l’inconscient allaient être au cœur de ce métier. Elle allait aimer ce job, elle en était convaincue.

Au bout du couloir, une salle lumineuse avec de grandes fenêtres opaques, et au milieu de la pièce, deux petits bureaux munis d’ordinateurs. Une jeune femme sourit à Amel en la voyant apparaitre et lui fit un signe de tête comme pour lui souhaiter la bienvenue. Mais Amel eut à peine le temps de la saluer ; une femme attirait déjà son attention sur sa droite, elle venait d’ouvrir la porte vitrée d’un bureau et l’invitait à entrer.

- « Bonjour Amel, nous vous attendions, je suis enchantée de vous accueillir parmi nous. Je suis Béatrice Armandie, la directrice de Bleu-Nuit. Je vais vous expliquer en quoi va consister votre emploi de facilitatrice. Et ensuite je vous ferai visiter les locaux, avant de vous demander de vous mettre au travail. Asseyez-vous, je vous en prie. » Le ton de sa voix était jovial mais très énergique. Cette femme était mince et ses gestes trahissaient en elle une certaine nervosité. Visage allongé, qu’une queue de cheval étirait davantage, maquillage léger, chemisier vert uni, impecca­blement repassé, pantalon en toile bleu marine. Elle devait avoir soixante ans environ. Son bureau ? Une pile de dossiers accumulés sur le coté droit, contre le mur, un ordinateur à gauche. Quelques stylos éparpillés et plusieurs « post-it » collés un peu partout. Amel leva les yeux pour étudier l’endroit : des photos de personnes souriantes, qui semblaient reconnaissantes, émues en tous cas. Et puis juste en face d’elle, au-dessus d’une grande bibliothèque remplie de livres et de dossiers, une citation :

« En rêve, l’homme se révèle tout entier à soi-même dans sa nudité et sa misère natives » Sigmund Freud

Amel n’eut pas le temps de promener davantage les yeux sur les murs de ce bureau, déjà sollicitée par madame Armandie.

- Je suppose que vous n’avez qu’une mince idée de nos attentes envers vous. Je vais tout vous expliquer. Mais avant, je vais vous chercher un dossier dans lequel vous trouverez toutes les informations utiles, comme le règlement qu’il est essentiel de connaitre. Je reviens.

Cette femme était à première vue énergique, efficace et professionnelle, sans nul doute. Était- elle une directrice ... autoritaire ? Trop tôt pour le dire. Le mélange de papiers en tous genres, associé à un ordinateur nouvelle génération pourrait laisser croire que cette Béatrice, tout en maitrisant parfaitement les technologies avancées restait tout de même attachée au bon vieux papier... Et puis ces photos de visages émus accrochées aux murs, comment les interpréter ? Elles prouvaient très certainement que cette directrice était capable d’humanité et pouvait avoir bon cœur... ou cherchait-elle à se le prouver simplement ? Amel leva les yeux vers une autre citation affichée sur le mur de gauche : « Les productions oniriques ne se bornent pas à représenter des préoccupations et aspirations de la personne, elles sont aussi indicatives de sa manière de penser le monde et de réagir aux autres » Montangero.

Puis se retournant vers le mur de droite elle put lire au-dessus de sa tête : « Tous nos rêves s’envolent au chant du coq de la réalité » Henri-Frédéric Amiel. Bon, Ok, l’entreprise Bleu-Nuit travaillait sur les rêves, cela ne faisait aucun doute. Mais comment s’y prenaient-ils ? Et quel était l’intérêt pour une entreprise d’étudier les rêves des gens ? Il allait falloir que cette Béatrice Armandie lui explique, parce que le mystère restait grand.

- Donc, s’exclama la directrice à peine rentrée dans le bureau, nous travaillons ici sur les rêves de nos citoyens. Ces citoyens sont nos patients mais ils l’ignorent. Des patients désespérés pour la plupart, ou en tous cas sur le point de le devenir. C’est le Ministère de la Santé qui nous livre chaque semaine la liste des personnes qui ont besoin de notre aide. Elles ont déjà accumulé les congés maladie, pour déprime ou dépression, et le Big Data dans quatre-vingt-dix pour cent des cas nous confirme en effet, de par leurs recherches sur internet et leurs commentaires sur les réseaux sociaux qu’elles ne vont pas bien du tout. Notre rôle à nous est d’intervenir sur leurs rêves pour leur indiquer le chemin à suivre, prendre une bonne décision, qui va changer leur destin. Vous me suivez Amel ?

- Euh oui, je crois... Enfin, j’ai quand même deux questions. D’abord, c’est sympa de la part du Ministère de s’inquiéter pour les gens qui ne vont pas bien mais... je suis un peu étonnée quand même.

-  Nous payer pour qu’ils aillent mieux lui coûte moins cher que de continuer à rembourser les consultations médicales et frais d’hôpitaux en tous genres. Quelle est votre autre question, demanda-t-elle, un peu agacée.

- Je ne pensais pas que c’était possible d’intervenir sur les rêves... Comment faites-vous ?

- Alors, pour l’aspect pratique, vous allez le découvrir en vous mettant au travail, on a plusieurs moyens d’intervenir. Mais je voudrais d’abord faire le point avec vous sur ce que vous savez du domaine onirique. Vous pouvez m’en parler ?

- Euh, oui, enfin un peu. Je sais que quand on rêve c’est notre inconscient qui s’exprime et qui est influencé par beaucoup de facteurs comme ce qu’on a vécus étant enfants, notre personnalité, nos traumatismes. Et puis il y a aussi l’influence de la communauté dans laquelle on vit, la famille, les amis, les collègues... Ah oui, et ce qu’on a vécu la veille aussi!

- Oui, c’est ce que Freud appelle le « résidu diurne ». Parfait. Oui en effet, c’est ça, répéta- t-elle avec impatience. Le problème, c’est que comme le rêveur se parle à lui-même, il ne s’embarrasse pas de la forme que cela va prendre, et donc on a souvent des enchaînements qui ne paraissent pas logiques, des apparitions et disparitions étonnantes, des confusions entre le passé, le présent et même l’avenir... Si vous vous retournez Amel, vous pourrez lire au-dessus de la porte une citation de Lacan, qui était un célèbre psychanalyste, vous le connaissez sûrement : « Le rêve est un rébus ». A nous de décoder tout ça, et d’y injecter le petit truc qui va permettre à notre patient d’avancer, de se sentir évoluer. Notre but à nous est de les aider à passer un cap, celui qui consiste à comprendre ce que leur inconscient veut leur dire et qu’ils n’arrivent pas à décoder tout seuls. Et ça les bloque, comme s’ils étaient face à un mur... Vous comprenez Amel ? A nous de les guider vers l’ouverture qu’il y a dans ce mur mais qu’ils sont incapables de voir parce qu’ils sont trop impressionnés par la longueur et la hauteur de ce qu’ils considèrent comme un barrage, qui leur fait perdre tout espoir d’avancer, de survivre même.

Un silence s’installa après les intonations aigues qu’avait prises la directrice pour évoquer le stress et le désespoir de leurs patients. En la regardant, Amel vit comme une étincelle s’allumer dans ses yeux. Elle continua :

- Mais ce qu’ils croient être un mur n’est dans la plupart des cas qu’un rideau ! C’est à nous de les aider à tirer ce rideau, annonça-t-elle, un sourire triomphant aux lèvres. Son bras droit faisait coulisser lentement un rideau imaginaire devant elle. Elle reprit, en s’asseyant à nouveau à son bureau, fixant Amel de ses yeux bleus :

- Vos patients, Amel, sont donc des personnes très fragiles.

Et donc, le rêve est un moyen naturel pour les humains, normalement, de visualiser à la fois les perspectives et les contraintes du réel. Notre rôle à nous est de les aiguiller vers ces perspectives justement, que leur offre leur vie réelle. Mais pour ça, on a besoin d’en savoir plus sur nos patients, de mieux connaitre leurs stimuli, par exemple.

- Leurs stimuli ?

- Oui, leurs stimuli, ce sont les évènements récents qui se sont produits dans leur vie. Mais il n’y a pas que les stimuli. Il faut aussi tenir compte de leurs motivations, envies, frustrations, on peut les repérer grâce au Big Data. Facile... Internet est une mine d’or pour nous évidemment ! Nous avons une employée chargée exclusivement de fouiller dans la vie de nos patients, c’est Lina. Vous allez voir, elle est adorable et très douée pour dénicher des pépites dans tout ce bazar de Big Data. Elle va vous faire gagner un temps fou. Son aide nous est très précieuse ! Elle posa la main à plat sur le dossier qu’elle venait de préparer.

- Gardez en tête tous les articles du règlement. Vous devez les respecter à la lettre, c’est essentiel.

Amel jeta un œil sur le dossier que la directrice avait déposé sur le bureau. Elle se promit de le faire le soir même.

- Et ... je reviens à l’image du rideau que vous avez évoquée tout à l’heure... Les aider à tirer ce rideau, c’est les aider à faire quoi exactement ? Est-ce que ce n’est pas leur faire prendre un risque de leur faire découvrir quelque chose qui serait encore plus terrible sur eux-mêmes ?

- Il n’y a rien de pire que de ne plus se voir d’avenir pour un être humain. On a besoin d’avoir des projets, des espoirs, des envies... C’est ce qui nous fait lever le matin. Alors rien n’est plus horrible que de se trouver bloqué contre ce mur. Vous aurez l’occasion de voir, plus tard, dans quel état sont les patients du bureau 3. Nos interventions tiennent du miracle, j’oserais presque dire qu’elles sont divines, arrivées à ce stade... Mais vous avez raison Amel, la révélation peut être terrible. Car ils se trouvent soudain confrontés à une réalité que leur cerveau avait choisi d’enfouir au plus profond d’eux-mêmes.

Madame Armandie se tut, soudain songeuse. Amel se douta que cette dernière phrase lui avait évoqué des souvenirs douloureux des destins tragiques.

- Mais ce qu’ils vont découvrir, malgré eux, va forcément les aider, une fois le choc passé. D’un soupir elle se redressa brusquement sur son siège et appuya son dos contre le cuir noir rembourré du fauteuil. Elle poursuivit ses explications avec énergie : En gros, il y a deux cas de figure, soit ils découvrent un horizon plein de promesses de bonheur, et là, le tour est joué ! C’est comme un ciel qui s’est soudain dégagé, plus de nuages sombres au-dessus de leur tête ! Elle s’emballait en écartant les bras au-dessus de son bureau, avec un sourire satisfait. Notre rôle est alors simple et éphémère, il aura juste fallu aider la personne à un moment donné, lui donner simplement un petit coup de pouce... ou un petit clic de souris plutôt ! La directrice regarda Amel en souriant, mais en voyant son expression inquiète, elle s’empressa d’ajouter : Ne vous en faites pas, on va vous briefer. Vous serez en charge des cas les plus simples pour commencer justement, dans le bureau 1.

- D’accord... et l’autre cas de figure, c’est quoi ?

- Eh bien c’est quand ils découvrent derrière ce rideau, pour garder cette métaphore qui me plait bien, une scène de leur vécu qui leur permettra une introspection. Dans ce cas de figure, on doit continuer à veiller sur eux, pendant quelques temps... Ils subissent le choc d’une découverte majeure, qui a modifié tout le cours de leur vie. Certains s’en remettent très vite, comme s’ils avaient enfin trouvé la réponse à une question vitale qu’ils s’étaient toujours posée, et pour eux c’est comme retrouver l’oxygène qui leur manquait. Une fois leur énigme résolue, ils prennent un nouveau départ et s’engagent pour une nouvelle vie, comme après une renaissance...

- Et... pour les autres ? (...)

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