Le tour de l'oie

Le tour de l'oie

« Portons un toast aux racines qui ont traversé les océans pour faire des vagues dans nos verres.

Je bois aussi aux souvenirs de toi que je n’ai pas eu, à la santé de ta mère que je n’ai pas connue.

La troisième gorgée va au souvenir du baiser numéro un à la fin de l’été 1964. J’étais emprunté, au point de le demander par écrit, je n’aurais pas pu de vive voix.

Elle avait quatorze ans elle aussi, elle a dit oui, un bref rendez-vous dans une pièce. C’était l’après-midi, les volets fermés, les cigales en chœur. Elle m’attendait debout au milieu de la salle à manger.

Je me suis approché les bras raides comme un soldat à la parade et je me suis arrêté devant elle dans un garde à vous qui manquait de tenue.

Pas assez près, mais maintenant, je m’étais arrêté et faire un pas de plus pouvait frôler le ridicule.

Dans mon nez montait le parfum chaud et intense de ses cheveux lavés et séchés au soleil. Elle me regardait, elle attendait. Je tendis le cou, ça ne suffisait pas. Je continuai de m’étirer, perdis l’équilibre et tombai sur ses lèvres dans un atterrissage d’urgence. Elle fit contrepoids, elle me retint.

Puis elle se détacha, elle ne rit pas.

C’est ce qui me permet de m’en souvenir encore : elle ne rit pas.

Sinon je l’aurais fait voler en éclats ce souvenir, je l’aurais dispersé en mer. »

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