L'infante sauvage

L'infante sauvage

DANS LE TABLEAU
Je suis née avec la peur de naître et morte avec la peur de mourir. Entre ces deux instants, mes soixantedix années de vie ne se sont pas écoulées: elles sont restées figées par cette sourde crainte que partagent toutes les créatures de Dieu et qui fait de l’humain une bête, de la bête un humain. Ayant été les deux, je l’ai doublement portée en mon ventre. Pour l’immense majorité des êtres, une si lancinante inquiétude est comme une respiration instinctive à laquelle ils ne prêtent pas plus attention qu’à la mécanique de leurs poumons; et quand elle les saisit dans leur conscience, ils veulent en croire le motif extérieur à eux-mêmes. À chaque seconde, je me suis sentie grosse de cette peur universelle. Jamais je n’en ai été distraite, y compris lorsque je jouais au bonheur. Elle m’a pétrifiée jusqu’à sécréter peut-être en moi une pierre véritable, ainsi qu’il s’en fabrique sous le nom de “bézoard” dans l’estomac de chèvres d’Asie. Je n’ai pas la preuve d’avoir nourri au fond de mes en - trailles ce genre de concrétion prodigieuse, car à ma 14 mort nul n’a ouvert mon corps pour percer le secret du prodige que j’avais été moi aussi. Il me semble que ces objets se forment autour de végétaux mal digérés ou de cailloux avalés par mégarde, à moins qu’ils ne naissent de la crédulité. Certains sont constitués de cheveux que les fous s’arrachent et dévorent, m’a-t-on signalé avec un méchant plaisir. Quoique très velue en plusieurs endroits du corps et de la figure, telle que mon père, mes frères et mes sœurs, sauf une, j’ai toujours pris soin de ne pas ingurgiter de poils. Je ne me suis pas égarée dans la sauvagerie, et au pire j’ai passé pour un petit animal savant. Il peut paraître surprenant que je ne me sois pas rasée ou épilée quotidiennement, que je n’aie pas cherché à demeurer glabre au moyen d’onguents à la composition douteuse. Parfois tentée d’éliminer ce qui me poussait sur le dos des mains, j’ai dû y renoncer afin d’éviter entre celles-ci et mon visage, mes seules parties visibles, un défaut d’harmonie qui m’aurait donné l’impression de porter soit un masque pelu, soit des gants de peau. D’ailleurs, je n’avais pas intérêt à changer d’apparence en me dépouillant de ma toison. De hauts personnages me témoignaient un sentiment différent de l’affection qu’ils offraient à des animaux de compagnie. M’auraient-ils complimentée sinon sur mon esprit, ma civilité et mon incontestable grâce? Des siècles après ma disparition on a déclaré ma famille atteinte d’Hypertrichosis universalis congenita pour qualifier ce que d’aucuns considèrent comme une fourrure humaine et d’autres comme une chevelure animale. Le verdict d’hypertrichose universelle traduit trop littéralement notre pilosité surabondante et la fatalité congénitale prétend résoudre le mystère de notre rareté. Mais il faut avouer que de mon vivant on n’a pas forgé de termes pour expliquer notre aspect, ni pratiquement rien écrit sur nous, et depuis ma mort on a multiplié les erreurs dans le récit de nos existences, où manquent beaucoup de chapitres. Le peu qu’on sait, je suis capable de le restituer plus ou moins ; ce qu’on répète à tort et à travers, je refuse d’y songer ; ce qu’on ignore, j’essaie de m’en souvenir. Cependant, je n’ai pas l’assurance d’être continuellement dans le vrai. Suis-je née en 1572 ? Ça m’arrange de le croire, et de toute manière j’ai été mise au monde durant cette décennie. Moi l’enfant loup, lion, chat ou singe, moi la bête et la belle, moi Madeleine Gonzalès, je suis un être réel sans historiographe et une créature de conte sans auteur, je suis une image et veux oublier que je suis morte; alors je dois me raconter moi-même afin d’incarner mon portrait en pied à l’âge de huit ans. Sur le tableau de bonne taille qui a pour arrière plan une caverne obscure, j’apparais seule et en pleine lumière, éclairée par la blancheur de la fraise qui sépare ma tête de petit monstre de mes contours de petite fille. Le peintre a aussi représenté mon père, mon frère de trois ans et ma mère, malgré qu’elle soit née sans pelage. Nous avons chacun notre toile mais sommes exposés sur le même mur d’un château. L’artiste s’est trompé en me dotant de mains non pileuses. Il a fait pareil pour mon père et mon frère. Eux en ont une qui effleure la roche. Les miennes hésitent entre le vide et le contact de l’étoffe; la gauche est à la hauteur de mon ventre endolori. Est-il possible qu’une pierre de bézoard me torture en obstruant mes boyaux ? Je souffre surtout à cause de la rigidité du busc. Cet ensemble de lames de bois est situé sous le corps piqué, l’armure en entonnoir qui m’emprisonne le tronc. La jupe en jaillit telle une cascade bouffante par l’effet du vertugadin placé dessous. La couleur de ma robe est une sorte de rose qui vieillit, contrairement à mon visage. La couleur du temps qui passe. Mes manches, grises et assez ajustées, n’ont rien à voir avec celles à gigot, énormes, dont la cour de France raffolait dans ma jeunesse. Vêtue à la tudesque, c’est-à-dire à l’allemande, je ne respecte pas la mode, mais les Parisiens ne se vantaient-ils pas d’être accoutrés de mille façons, par exemple à la poulonesque ou à la turquesque, et plus à l’italienne ou à l’espagnole uniquement ? Je n’ai pas été le jouet de cette superfluité d’habits dénoncée par des sermonneurs sanglés de noir comme ma mère. Ils proclamaient qu’un individu qui se pare défigure l’œuvre divine. Dans mon cas, un accoutrement magnifique n’aurait pu défigurer ce qui l’était déjà aux yeux de la multitude. On accusait les riches atours de glorifier le corps pourrissable au détriment de l’âme immortelle? Je réponds que sur mon portrait ils visent l’opposé: cacher mon corps avec ma belle âme. Une fourrure faciale astucieusement relevée libère ma physionomie humaine et ma coiffure est dite “en ratepenade” parce que ce mot désigne la chauve-souris dans un parler méridional et qu’une crinière formant deux masses symétriques évoque les ailes ou les oreilles de cet animal. Me concernant, les gens mauvais jugeaient l’expression particulièrement opportune, mais pour une fois les femmes de mon époque avaient matière à m’envier mes poils : j’étais naturellement blonde et n’avais nul besoin de cheveux postiches et d’arcelets en fil d’archal afin d’obtenir les volumes nécessaires à ma parure de tête, où il y a de l’or, des perles et des pierreries. Il y en a aussi ailleurs : mon corps piqué est rehaussé d’une guirlande de fleurs d’or serties de perles, de rubis et d’une émeraude presque noire; ma croix pectorale en or est incrustée d’émeraudes et pleure trois grosses perles en poire sur le velours de soie. Oui, ma robe est en velours de soie, mes manches sont en satin, et alors ? Des édits somptuaires réservaient les étoffes les plus précieuses aux souveraines, princesses, dames et damoiselles, mais du simple drap sur ma personne n’aurait-il pas terni des bijoux dignes d’une fille de sang royal ? Mon père ne se disait-il pas de la meilleure noblesse, quelle qu’ait été sa véritable terre natale, et Henri II n’était-il pas comme un père pour lui ? N’ai-je pas été remarquée par la veuve de ce roi de France, Catherine de Médicis, mère des trois suivants? Et l’illustre Ambroise Paré, chirurgien ordinaire d’Henri II et de François II, puis premier chirurgien de Charles IX et d’Henri III, n’a-t-il pas veillé sur ma santé avec plus de tendresse que de curiosité? Un certain jour de mon enfance, c’est lui qui a cru bien faire en me montrant un bézoard. Il en résulterait de terribles conséquences, mais le cher homme qui savait tant de choses ne pouvait pas savoir cela au moment où commence cette histoire. » 

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