Le feu d'Orphée

Le feu d'Orphée, conte poétique de Patryck Froissart, extrait

Romance de l’île de France

 

            La tortue nonchalante, aux dunes maternelles

            Posait ses œufs, confiante, et repartait vaquer.

            Le dronte mou flânait, dadais, sous les tonnelles

            Où pas un loup, jamais, ne l'y venait croquer.

 

            Avant qu’un bernardin vînt à nous romancer,

            Moi, marron malabar à la farouche allure,  

            Elle, espiègle gauloise à l’ardente cambrure,

            Bannis, déboussolés, aimions y paresser.

 

            Fière, elle débridait en riant sa dentelle,

            Offrait son ventre aux vents, aux rayons caressants,

            Aux assauts des torrents, aux sylphes bondissants,

            Dans ces bois virginaux se dévergondait, telle

            Arduina son aïeule, et puis, d'un grand élan,

            Revenait à l'amant qui, faune et pantelant,

                L'attendait impatient près d’une cascatelle.

 

            Heureux je nous ai vus pécher sur ce rivage

            Où notre chant défiait l’astre se renfrognant,

            Libres excommuniés du monde pharisian,

            Menant notre bal nus sans nul aréopage.

 

            Pourquoi ce roc est-il devenu lisse et muet,

            Où mon stylet jadis grava notre menuet?  

            Ma ballade et la mer m'ancrent sur cette plage,

            Et je ris et je pleure en froissant cette page

            Où déteint le dessin de l’absurde aporie,

            Sur un vaisseau sombrant, de Virginie qui prie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bucoliques

 

 

Virginie n’avait que quinze ans ; déjà sa taille était plus qu’à demi formée ; de grands cheveux blonds auréolaient sa tête ; ses yeux bleus et ses lèvres de corail brillaient du plus tendre éclat sur la fraîcheur de son visage.

Domingue, lui-même âgé de quinze ans, plus robuste et plus intelligent que les Européens à vingt, embellissait au verger ce que le pâle Paul ne faisait que cultiver.

 

[Il faut bien aujourd'hui rétablir la réalité de cette autre partie de mon roman.

Je délivre l’authenticité de mon personnage, littérairement trahie par Monsieur de Saint-Pierre.]

 

Quand on en rencontrait un quelque part on était sûr que l’autre n’était pas loin.

Mais que diable allaient-ils faire dans cette fougère ?

Toutes les mères sont aveugles. Pourvu que cela dure !

Sous le duégnat naïf de l’inculte Paul, Domingue apprit à Virginie les subtilités de la forêt, les contingences de la cueillette, la philosophie de la ponction.

Sous les deux cocotiers, venant l’adolescence, parcourue de pressantes sèves, elle pressentait d’éclatantes extases dans les prémices floues de l’ascendante et naturelle énergie qui couvait frémissait s’affirmait sous les muscles d’ébène.

Du haut de l’escarpement de la montagne pendaient des lianes semblables à des draperies flottantes.

A leur ombre bienveillante, il efféminait à ses cals, toujours plus velouteuses, les courbures, et dégauchissait amical, toujours plus luxueuses, les cambrures de Virginie, dont le contentement avivait la roseur sous l’ébauchage statuaire.

Paul, assis en vigie sur La Découverte de l’Amitié de manière à voir poindre au loin l’indésirable promeneur, s'y prélassait beaucoup et s'y souciait de peu. Seul le Vieillard était admis dans le secret. Il n’arrivait point ici qu’il ne les découvrît tout nus, se tenant ensemble par les mains et sous les bras, comme on représente la constellation des gémeaux. Alors, le dos au tronc, il les contemplait, attendri.

Le grand jars blanc faisant le guet, le cygne marron peu à peu déniaisait l’oie.

J’étais Domingue, historiquement, indéniablement. Je m'étais fait l'esclave de ma maîtresse.

La nuit nous surprenait souvent dans ces plaisirs champêtres ; mais la pureté de l’air et la douceur du climat nous permettaient de dormir embrassés sous un ajoupa, au plein milieu des bois.

Au matin nous retrouvions nos cases dans l’état où nous les avions laissées ; les deux mères confiantes nous y accueillaient, tranquilles, la sage innocence et l’aînesse de Paul leur étant garantes de la candeur présupposée de nos escapades.

En ce temps-là séjourna dans l’île un obscur capitaine ingénieur du Roi, un certain Bernardin. Cherchant un havre sûr à ses jonctions réprouvables et inédites avec Madame Poivre, la séduisante épouse du gouverneur, il vint un jour en vue de Paul en plein office. Notre veilleur nous avertit par le sifflet convenu. Nous sortîmes alors, l’habit impeccablement noué, du nid de notre réduit. Le couple circonspect nous approcha, lentement, Monsieur de Saint-Pierre faisant hypocritement mine d’observer doctement nos aloès, nos raquettes chargées de fleurs jaunes fouettées de rouge et nos cierges épineux.

Nous conversâmes fort civilement. Madame Poivre, pivoinant, pria que nous les guidassions vers un petit coin d’ombrage où ils pussent se reposer sans être dérangés, car, dit-elle, la promenade avait été longue et la chaleur accablante...

 

 

           

 

 

 

 

 

 

 

En vérité

 

 

 

            Fleur de lys en l’île de France,

            Ta flamme flotte en mon banian,

            Ton éclat perpétue ma transe.

            Dans la jungle allant t'effeuillant

            Sous les ramages chatoyants,

            Tu m’es Phyllis en Arcadie.

            Je chante aux dieux des quatre orients:

            «Vous n'aurez pas ma Virginie!»

 

            Dans mon jardin, diane, où tu danses,

            Tu fais rougir mon flamboyant:

            Sa branche balance en cadence

            Et te constelle de son sang.

            Quand, dans l'averse t'éployant,

            Tu valses nue, libre et hardie,

            Je chante aux dieux concupiscents:

            «Vous n'aurez pas ma Virginie!»

 

            Friands du fruit d'intempérance

            Que nous tend l’aspic omniscient,

            Nous nous épousons sans défense

            Au cœur d’un cirque luxuriant.

            Quand tu t'exondes du torrent,

            Epiphanie qui m’irradie,

            Je chante aux dieux des égipans:

            «Vous n'aurez pas ma Virginie!»

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Monsieur de Saint-Pierre

 

 

 

« Dois-je guetter partout, pour vous, de ma patiente hune, et becquer du pipeau si d’aventure on importune? » demanda Paul innocemment.

Les dévoyés fort opinèrent, rendant intimement grâces au ciel, lequel brillait pourtant par sa chafouine indifférence, embarrassés mais satisfaits de cette enfantine mise en scène convenant de manière inattendue à leurs desseins jusqu’à ce jour inénarrés.

Sur ces entrefaites, dans l’entre-deux, dans l’antre doux, pleins d’entregent ces amants-là s’entrejambèrent.

Sur le sentier nous les mimâmes, exagérant et moucatant leurs façons affétées. Paul, ce simplet, applaudissait, hilare, à nos minauderies.

Plus tard, estimant que le temps du repos outrepassait la convention, nous répétâmes au petit blanc les consignes d’usage, et pénétrâmes précautionneusement dans le boudoir feuillu.

Là nous les découvrîmes en l'hédonistique loisir auquel nous nous adonnions une heure auparavant, exacerbé par le fébrile sentiment de la délicieuse coulpe adultérine qui marquait de son sceau leur noce clandestine et fort inconvenantes à cette époque aux lois fort catholiques.

Nous serrant fort la main, nous conçûmes que nos propres divertissements étaient restés bien ingénus et nous comprîmes de quels étourdissants vertiges nous sevrait notre virginité.

Plus tard encore, dans l'apaisement d'un tendre interlude, ils entendirent crépiter les feuilles sèches sur lesquelles nos pieds candides doucement imprimaient les tisons de notre curiosité. Ils nous surprirent sans que, stupéfiés dans la songeuse évocation de la possible duplication de ce que nous venions de voir, nous eussions eu la volonté de nous discrètement esquiver.

Soudain dégoncés de la gêne mondaine et du discours de mise, ils nous invitèrent, débourgeoisant élégamment leur édénique appareil, brillant des suées magnifiques de leur prime récréation, à nous aller poser près d’eux, et, nous questionnant amusés, cherchèrent à nous faire dire ce que nous savions sur la nature de ce qui semblait nous avoir tant émerveillés. Sans avoir à user de beaucoup d’insistance ils comprirent, bien que l’art nous manquât à exprimer toute la portée de nos propres jeux naturels, que ce buisson ardent où nous les avions menés était le temple déjà consacré de nos balbutiants délassements.

Plus tard, toujours plus tard, ils nous permirent d’assister à la répétition de leurs gracieuses figures, et Madame Poivre toute épicée nous inculqua fort civilement les rudiments des joutes d'amour.

Le soleil pour le coup sourcilla, et, nous tournant maussadement, très ostensiblement, le dos, galopa vers l’occident. Craignant que le birbe mari de madame ne s’inquiétât de la durée de leur absence, ils prirent congé, non sans nous avoir promis de revenir en cette alcôve romantique pour d’autres démonstrations magistrales de tendresse bucolique.

Monsieur Poivre, affairé, ne se doutant de rien, nous nous revîmes vite, et notre impatience à glisser notre nef dans leur sillage attrayant devint tant évidente à nos amicaux amiraux qu’ils nous admirent à voguer par tout temps avec eux de conserve, et à conjuguer nos et leurs évolutions dans la mesure de l'amplitude de nos gréements quasiment vierges.

Le commis malin révéla belle parité d’invention avec un marquis divin qui effectuait concomitamment dans l'hémisphère Nord ses tâtonnements expérimentaux avec sa Rose initiale.

Nous fûmes très zélés élèves.

Un jour hélas le sieur Bernardin, se riant de Madame Poivre dont les yeux se grisaient de douloureuse nostalgie, annonça sans émoi son impérieux retour vers la patrie lointaine.

 

Plus tard, bien plus tard encore, alors que Virginie s’était éclipsée pour rejoindre son immense amant, je lus avec effarement ce que cet incroyable faussaire de Saint-Pierre avait transcrit de ce chapitre de nos vies.

 

 

Patryck Froissart

Extrait du conte poétique Le feu d’Orphée (Ed. iPagination, août 2016)

Prix Wilfrid Lucas 2017 de poésie

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