Alice Munro nobélisée, l'art de la nouvelle récompensé

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par Olivia Phélip

«C'était un miracle, une erreur. C'était ce dont elle rêvait, ce n'était pas ce qu'elle voulait.». C’est par cette phrase extraite d’une de ses nouvelles que Peter Englund, le secrétaire permanent de l’Académie a annoncé que le prix Nobel de littérature 2013 était accordé à Alice Munro. « La maîtresse de la nouvelle contemporaine », qui mieux que personne a « déconstruit le mythe moderne, essentiel de l’amour romantique ».

 

Il est vrai que l’auteure canadienne née en 1931 faisait partie depuis plusieurs années des « nobélisables ». Toutefois sa nomination a créé la surprise. A double titre. D’abord parce que les femmes écrivains sont rarement primées (elle est la 13ème) et ensuite, surtout, parce que c’est la première fois que l’Académie Nobel souligne l’importance de ce genre littéraire bien particulier qu’est celui de la nouvelle. Un genre dont Alice Munro est incontestablement l’une des plus dignes représentantes.

Nouvelle, art majeur

Est-ce le signe d’une époque qui voit les temporalités se transformer et les références se multiplier ? La nouvelle se voit ici intronisée pour la première fois en art majeur. Sa limite formelle (l’obligation de faire court) est enfin reconnue non plus comme une légèreté, mais comme une contrainte féconde, qui impose la construction du récit dans la tension d’un texte ramassé, essentiel, offert au lecteur avec de nombreuses interactions. A l’instar d’un haïku qui en quelques signes doit atteindre l’infini, la nouvelle emporte son lecteur dans une grande intensité, sous-tendue par les non-dits et les suggestions. Traits infaillibles, esquisses signifiantes, les nouvelles sont une histoire de respiration, plus que d’écriture, de forme, plus que de récit. Un récit qui existe en pleine conscience, dépouillé de toute paraphrase.

 

Le voyage des mots qui glissent sur les rails

 

Et de fait, se plonger dans les livres d’Alice Munro, donne l’impression de partir en voyage. Voyage rapide, mais ô combien puissant. On est passé de la voiture à cheval au TGV, et de manière magistrale les personnages et les décors sont suggérés, plantés ou floutés. Les rêves des uns ne rejoignent jamais les aspirations des autres. C’est juste au creux de ces déceptions, que naît la dissonance magnifique qui construit la justesse de leurs âmes. Pour autant cette écriture en séquences ne rime pas avec brutalité. Elle est inspirante autant qu’inspirée.

 

Tchekov, la grâce et la maîtrise

Citons parmi la dizaine de recueils publiés, Les lunes de Jupiter, Loin d’elle, Fugitives ou encore le récent Trop de bonheur, qui distillent leur petite musique sombre et haletante. Ainsi que l’avait déjà souligné une autre papesse des lettres nord-américaine, Cynthia Ozick en évoquant sa consœur : « Elle est notre Tchekov et elle survivra à la plupart de ses contemporains ». Comme chez le maître des émotions russe, c’est tout l’art de la grande dame des lettres canadiennes que de concilier grâce et efficacité.

Femmes, femmes

Il est chez elle beaucoup question de femmes et d’amour, mais aussi surtout d’attentes et d’impasses. La vie se construit ainsi par la valse des rêves inachevés que porte l’imaginaire de chacun(e). Les sursis des surprises ou des renoncements, aussi. 
Alors, oui, c’est sûrement un peu un miracle, mais certainement pas une erreur que le Nobel de littérature ait été décernée à cette grande magicienne des mots. Saluons le geste du Nobel qui par ce choix audacieux contribue à dépasser le mythe du roman comme absolu et à reconnaître enfin que seule l’écriture est universelle ; les formes et les genres étant, eux, contingents aux époques et aux cultures.
O.P.

 


Pour mémoire, voici la liste des femmes-écrivaines précédemment primées par le Nobel :
2009 - Herta Müller (Allemagne)
2007 - Doris Lessing (Grande-Bretagne)
2004 - Elfriede Jelinek (Autriche)
1996 - Wislawa Szymborska (Pologne)
1993 - Toni Morrison (Etats-Unis)

1991 - Nadine Gordimer (Afrique du sud)
1966 - Nelly Sachs (Suède)
1945 - Gabriela Mistral (Chili)
1938 - Pearl Buck (Etats-Unis)
1928 - Sigrid Undset (Norvège)
1926 - Grazia Deledda (Italie)
1909 - Selma Lagerlöf (Suède) 

 

 

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